Entretien avec Aude Lancelin, prix Renaudot de l’essai - De la servitude des médias
Aude Lancelin s'est vue brutalement licenciée, en mai dernier, de la direction adjointe de « L'Obs ». Une décision dont elle analyse avec courage et lucidité, dans un livre intitulé « Le monde libre »*, les motifs politico-idéologiques. Elle y démonte aussi, au fil de son parcours journalistique, les mécanismes pervers et y dévoile les enjeux économiques. Son témoignage vient d'obtenir le prix Renaudot de l'essai !
- Aude Lancelin
- © Ph. MATSAS - LES LIENS QUI LIBÈRENT
Daniel Salvatore Schiffer : Le bandeau entourant votre dernier livre, intitulé « Le monde libre », l'annonce explicitement : il s'agit là, dans ce réquisitoire sans concessions, à la fois courageux et lucide, d' « une plongée sans précédent dans la servitude des médias ». Au premier chef, bien sûr, « L'Obs », où vous avez travaillé pendant treize ans et que vous rebaptisez du nom, qui en dit long sur sa gloire passée mais aujourd'hui défunte, de « L'Obsolète ». Pourriez-vous en expliquer, succinctement, la teneur ?
Aude Lancelin : Il y a longtemps que je projetais d’écrire quelque chose autour des illusions perdues du journalisme contemporain. Lorsque j’ai été licenciée au printemps dernier, dans des conditions particulièrement iniques et sordides, je me suis dit que le moment était venu de décrire le système qui a abouti à la destruction de ce métier, saccagé par l’extension des mœurs managériales, par la promotion de la médiocrité la plus crasse, et surtout, par la soumission toujours plus complète aux puissances de l’argent. J’ai aussi cherché, à travers ce récit, à penser la dérive de longue période d’une gauche de gouvernement française aux abois qui en est même arrivée à commanditer des licenciements politiques pour tenter sans espoir d’échapper au verdict des urnes.
PRIX RENAUDOT DE L'ESSAI : JUSTICE EST RENDUE !
D.S.S. : Votre livre s'avère, sur le plan de l'écriture, d'une remarquable facture stylistique : alerte et concise, fluide et incisive, ponctuée de véritables fulgurances. C'est aussi là l'une des raisons pour lesquelles il vient d'obtenir, le 3 novembre dernier, un prix aussi prestigieux que celui du Renaudot pour l'essai. Quel est, à ce propos, votre sentiment ? Voyez-vous, dans cette consécration, un juste retour des choses après votre éviction de « L'Obs » ?
A.L. : Cela m’a en effet beaucoup touchée, après avoir traversé ces épreuves, de me voir ainsi saluée par le milieu littéraire, celui au sein duquel j’ai fait mes premières armes de journaliste à l’aube des années 2000. Beaucoup de membres de ce milieu avaient été choqués par le traitement qui m’avait été réservé, et s’étaient très tôt manifestés auprès de moi en juin dernier. Les butors qui ont cru pouvoir me liquider discrètement dans un coin sombre se sont rudement trompés. (Rires)
D.S.S. : Patrick Besson, président, pour cette édition 2016, du prix Renaudot a dit, au sujet de votre livre, que c'était là un « récit foudroyant », écrit « avec grâce et élégance ». Élogieux, non, de la part de celui qui s'avère être aussi, pour moi, un ami très proche, fraternel ?
A.L. : Venant de l’auteur de « Dara » et de « 28, boulevard Aristide Briand », je suis comblée et pour longtemps. Patrick Besson est un vrai écrivain. C’est aussi un esprit libre, qui ne s’est jamais laissé intimider par les tartufes de son temps, pour toutes ses raisons il a depuis toujours mon estime.
« LE MONDE LIBRE » : UN NOUVEAU « J'ACCUSE »
D.S.S. : Jean Daniel, le fondateur du « Nouvel Observateur », que vous brocardez cruellement dans votre récit sous le nom de Jean Joël, n'est évidemment pas d'accord avec cet hommage de Patrick Besson puisque, le jour où vous étiez proclamée lauréate de ce prix, il publiait à la « une » du site de « L'Obs » une tribune ayant pour très critique titre « Les folles dérives de la rancœur ». Manifestement piqué à vif, et avouant même là que vous lui aviez « fait mal », il y commentait à votre endroit : « Elle se charge du double prestige d'être à la fois Calas et Voltaire, le capitaine Dreyfus et le Zola du 'J'accuse'. Chapeau ! ». Et ce pour mieux réfuter votre propos, qu'il juge « prétentieux, complotiste, logorrhéique », truffé « d'inexactitudes, d'approximations et de mensonges », sinon de « calomnies ». Qu'avez-vous à lui répondre ?
A.L. : Rien. L’accumulation d’insultes, et l’emphase de son propos, parlent d’eux-mêmes. Loin d’être une charge, j’ai voulu que le portrait du fondateur de l’Obs dans ce livre soit extrêmement précis, et rende compte avec nuance de ce qu’il aura toujours été au bout du compte : un courtisan, à la fois séduisant et très dur. Évidemment, ce n’est pas le panégyrique que Jean Daniel avait envie de lire à son sujet, lui qui n’hésitait pas à se hisser aux côtés de Platon et de Lévi-Strauss lorsque nous faisions des Unes sur les géants de la pensée. Je n’invente rien, hélas ! (Rires) Surtout, on ne peut pas se réclamer toute une vie durant de la morale d’Albert Camus, défenseur intransigeant de l’indépendance de la presse par rapport aux intrusions de l’argent et de l’État, et achever sa carrière en défendant les licenciements décidés par Xavier Niel, patron milliardaire de Free et actionnaire le plus puissant de l’Obs. Il faut choisir : on ne peut pas toucher à tous les guichets dans une vie.
D.S.S. : Vous n'êtes pas plus tendre envers l'actuel directeur de ce même « Obs », Matthieu Croissandeau, que vous croquez sous les traits d'un certain Matthieu Lunedeau, dépourvu de toute stature intellectuelle comme de toute ambition culturelle, et à la solde du CAC 40 !
A.L. : Toutes proportions gardées, je l’ai traité à la manière d’un « caractère » de La Bruyère. Au-delà de sa personne, en soi pas très romanesque, il incarne en effet une nouvelle génération de directeurs de journaux, qui a perdu tout contact avec le fond des sujets, qui ne mène plus de combats intellectuels ou politiques, qui ne défend plus leurs rédactions contre les lubies et la voracité des actionnaires. Une nouvelle espèce de journalistes qui se situe donc, là encore, aux antipodes des rêves nés en France aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les anciens résistants ont voulu créer les conditions de production d’une information libérée de l’influence de l’argent et des pressions politiques, lorsque l’ambition intellectuelle était immense, rayonnante, et que les patrons de journaux n’étaient pas les simples garçons d’étage des propriétaires.
TRAHISON POLITIQUE ET TERRORISME IDEOLOGIQUE
D.S.S. : Ce lamentable naufrage de « L'Obs » serait lui-même à l'image des non moins déplorables trahisons idéologiques de l'actuelle gauche française, en la personne, notamment, du Président de la République, François Hollande, que vous accusez d'être à la manœuvre de votre licenciement de « L'Obs ». Une accusation, cette ingérence du pouvoir politique au sein de la sphère médiatique, particulièrement grave ! En avez-vous la preuve concrète ?
A.L. : Nous avons des éléments allant dans cette direction. Des témoins ont parlé aux gens ayant enquêté sur mon affaire. Les faits sont d’une extrême gravité en effet. Il y avait longtemps déjà que le pouvoir socialiste prenait l’Obs pour sa résidence secondaire médiatique. Avec mon affaire, ils l’ont une fois encore prouvé, et ce jusqu’à l’irréparable. Je précise au passage que le récent renoncement de François Hollande à se représenter à l’élection présidentielle n’y changera rien. Manuel Valls dispose rigoureusement des mêmes appuis au sein de cette presse là.
D.S.S. : L'agrégée de philosophie que vous êtes dénonce également l'atmosphère de terreur intellectuelle, faite d'intimidations et de menaces, régnant au sein de la rédaction « L'Obs ». Vous y stigmatisez ceux que vous appelez, selon l'expression consacrée par son fondateur, Jean Daniel, les « amis du journal », au premier rang desquels émergent Alain Finkielkraut, élu il y a peu à l'Académie Française, et Bernard-Henri Lévy, dont vous avez démasqué avec brio, il y a quelques années, l'imposture Botul, risée de la planète entière !
A.L. : Depuis des années en effet, spécificité toute française, certains intellectuels exercent une grande emprise au sein des médias, emprise qui est du reste inversement proportionnelle à leur intérêt véritable. Proches des patrons de journaux, qu’ils enjôlent de bonnes paroles toute l’année, et même de membres influents du CAC 40 pour certains, usant de toutes sortes de chantages peu ragoûtants, ils ont fait beaucoup de tort au monde des idées, dont la crise de la représentation dans les médias est très profonde chez nous. C’est aussi l’une des raisons de fond pour lesquelles j’ai écrit ce livre. J’avais envie que les gens sachent comment se fabriquent les idées qu’on essaie de leur faire penser, comment se nouent concrètement les liens entre pseudos penseurs, éditorialistes, grands capitalistes et puissance publique. Lever un coin du voile sur toutes ces choses, la censure, le faux-semblant, la brutalité des coulisses médiatiques, tout cela me semblait être d’un intérêt public majeur.
NON SERVIAM : CONSCIENCE LIBRE ET HONNÊTETE INTELLECTUELLE
D.S.S. : C'est donc une femme libre, affranchie de toute contrainte et refusant de se soumettre au diktat, toujours plus pernicieux et tentaculaire, du pouvoir politico-économique, qui a écrit ce livre salutaire : « non serviam », synonyme d'indépendance d'esprit, est d'ailleurs l'intitulé de l'un de ses chapitres !
A.L : On n’abandonne jamais toutes ses chaînes. (Rires) Les contraintes se succèdent toujours les unes aux autres. Mais disons que cette affaire, par sa brutalité, aura été l’occasion de faire un point radical sur ce qui me rattachait encore à ce métier et sur moi-même. Elle a été un test décisif pour la force de mes convictions. La servitude n’est pas dépourvue de confort. La liberté, elle, a souvent un coût élevé. Jusqu’où est-on prêt à aller justement pour vivre en phase avec ce à quoi on croit ? C’est l’éternelle question, et d’une certaine façon, c’est presque une chance dans une vie que d’avoir un jour l’occasion de l’affronter.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER**
*Publié par les Éditions « Les Liens qui Libèrent » (Paris).
**Philosophe, auteur, notamment, de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas - Métaphysique, esthétique, éthique » (Presses Universitaires de France), « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des 'nouveaux philosophes' et de leurs épigones » (François Bourin Éditeur), « Le Testament du Kosovo - Journal de guerre » (Éditions du Rocher).