jeudi 1er avril 2021 - par Patrice Bravo

ESA : « Les astronautes sont les envoyés de l’humanité » (Partie II)

Les voyages spatiaux connaissent un grand boom. De nombreuses missions s’envolent en direction de la Lune, de Mars. Plusieurs pays s'engagent dans cette course effrénée. Dans une deuxième partie de l’entretien à Observateur Continental, Nathalie Tinjod, qui travaille au département des relations extérieures de l'ESA au sein de la direction générale, comme chef du projet Histoire de l'espace, nous parle de l’ambition spatiale européenne et de l'aspect géopolitique de la course à l’espace. 

Lire la première partie de l'entretien ici 

Quel est votre avis sur la création récente de la Force spatiale américaine (US Space Force) ?

- Il ne m’appartient pas de commenter cette décision mais elle est révélatrice des récentes évolutions qui ont conduit plusieurs nations à considérer l’espace comme un potentiel théâtre d’opérations, au même titre que les milieux marin, terrestre, aérien et cyber. La France notamment. Florence Parly avait annoncé en septembre 2018 la création d’un groupe de travail qui allait réfléchir à une stratégie spatiale de défense, en vertu des nouvelles menaces. La stratégie a été adoptée en juillet 2019 et l’armée de l’Air est devenue l’année suivante « l’armée de l’Air et de l’Espace ». Le Commandement spatial s’est installé à Toulouse et sera doté de ressources supplémentaires. La France a précisé que cela se faisait dans le respect des traités, tandis que la nouvelle stratégie cyber est à la fois défensive et offensive. Personne n’a véritablement intérêt à se lancer dans une nouvelle course aux armements dans l’espace, mais prévenir le déni d’accès est une volonté affichée.

Si l'ESA laisse ses Etats membres traiter des aspects militaires, elle a néanmoins un pilier « Safety and Security » qui regroupe les activités liées à la sûreté et à la sécurité dans l’espace et depuis l’espace. C'est un programme de protection (contre les astéroïdes, les débris spatiaux, les risques de collision, etc.) et non pas un programme de défense proprement dit. 

Quel est la différence entre les traités internationaux sur Terre et dans l'espace ?

- Les règles du droit de l'espace prévoient un régime spécifique pour les activités d'exploration et d'utilisation de l'espace extra-atmosphérique. Elles sont en constante évolution, pour s’adapter au développement des activités spatiales. L'espace extra-atmosphérique est considéré par les traités comme un héritage ou bien commun de l’Humanité. Quand la course à la Lune a débuté, on ne savait pas qui arriverait en premier. Les Etats se sont, donc, accordés dès 1967 pour prévenir toute appropriation et exploitation exclusive, et éviter l’arsenalisation de l’espace. Il existe certaines similarités, notamment avec le droit maritime. Les travaux de l’UNCOPUOS, du Centre européen de droit spatial (ECSL) et de l’IISL (International Institute of Space Law) sont très intéressants en matière de droit spatial. 

En 2015, les Etats-Unis avaient adopté une loi conférant aux entreprises la propriété des ressources qu'elles parviendraient à extraire dans l'espace. Le Luxembourg a également légiféré en la matière. On a pu lire ici et là que la NASA devenait à travers les Accords Artemis une sorte d’outil diplomatique. 

Est-ce que les Etats-Unis peuvent s'approprier la Lune via Artemis en établissant leur leadership spatial ou faire de l'espace une propriété via la Force spatiale américaine ? 

- Le leadership n'implique pas stricto sensu une appropriation. Les Etats-Unis sont soucieux de présenter le programme lunaire comme un partenariat international, ce qu’il est, sous leadership américain, mais la tonalité « America first » de certaines déclarations a pu froisser. La Russie et la Chine ne prendront pas part à l’aventure « américano-centrée » du Lunar Gateway et se sont rapprochées en vue de projets communs restant à définir. L’interopérabilité reste un principe majeur.

Est-ce que l'ESA est signataire des accords Artémis ? 

- Le montage juridique du programme s’est révélé particulièrement compliqué à finaliser, les avis divergeant parfois sur la question. Certains Etats membres de l’ESA ont signé les accords Artemis (Italie, Luxembourg, Royaume-Uni), mais l’ESA est partie prenante à ce stade de la nouvelle aventure lunaire via un Memorandum of Understanding concerning Cooperation on the Civil Lunar Gateway signé avec la NASA en octobre 2020. Les accords Artemis sont fondés sur 10 principes : l’exploration pacifique ; la transparence ; l’interopérabilité ; l’assistance d’urgence ; l’enregistrement des objets spatiaux ; la publication de données scientifiques ; la préservation du patrimoine ; l’extraction et l’utilisation des ressources spatiales dans le respect du Traité de l’espace le non-conflit des activités ; l’élimination planifiée des débris orbitaux en toute sécurité.

Y-a-t-il une différence entre la diplomatie spatiale et terrestre ?

- On se réfère au terme de « diplomatie spatiale » pour évoquer le fait de maintenir le dialogue et la coopération spatiale avec tous les partenaires internationaux malgré les tensions ou sanctions existantes, par ailleurs. Des astronautes américains, russes et européens notamment cohabitent dans la Station spatiale internationale (ISS) et une certaine interdépendance existe en matière d’activités spatiales (par exemple en matière de disponibilité des systèmes de lancements habités). En vertu des traités, les astronautes sont les envoyés de l'humanité et tous se doivent de leur porter secours et assistance en cas de besoin.

L'ESA coopère avec toutes les nations spatiales, de manière équilibrée. Mais, on applique les règles de prudence. Les coopérations de l'ESA avec les pays sont toujours au service des missions spatiales. Les Etats peuvent quant à eux utiliser l’espace à des fins politiques et diplomatiques.

Nathalie Tinjod, Chef du projet Histoire de l'espace au sein du département des relations extérieures de l'ESA

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Source : http://www.observateurcontinental.fr/?module=articles&action=view&id=2573



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