mercredi 1er février 2012 - par Vincent Verschoore

Et surtout en retrouvant la joie de vivre

Selon le dernier rapport publié par Reporters sans Frontières, la France est passée en 2011 de la 44ème à la 38ème place, juste devant l’Espagne (39) et l’Italie (61) qui continue sa chute vertigineuse. Par rapport à ses autres voisins les plus directs, ce n’est évidemment pas brillant : Luxembourg 7ème, Suisse 8ème, Allemagne 18ème, Belgique 20ème, Royaume-Uni 28ème. L’autre pays auto-proclamé chantre de la liberté et des droits de l’homme, les Etats-Unis, pointe à la 47ème place… Comme quoi le vieil adage “faites ce que je dis, pas ce que je fais” reste parfaitement d’actualité.

La liberté de la presse, c’est une chose que RSF mesure selon des critères relativements objectifs tels le niveau de concentration des médias, le nombre de journalistes arrêtés ou tués, la censure officielle, etc… Mais cette mesure est surtout corrélée avec la liberté d’expression en général au sein des pays concernés, et par delà du niveau réel de démocratie. Comme le dit fort bien RSF, “Le classement 2011-2012 voit toujours en tête le même socle de pays – Finlande, Norvège, Pays-Bas, etc. – respectueux des libertés fondamentales, nous rappelant à la fois que l’indépendance de la presse ne peut être préservée que dans les démocraties fortes et que la démocratie se nourrit de la liberté de la presse.”

J’ajouterais de manière plus générale : la démocratie se nourrit de la liberté d’expression.

Or cette liberté-là, malgré le fait qu’elle soit protégée dans les premiers articles des Constitutions de nombreux pays, est partout remise en question dans les faits sinon dans le discours. Sous prétexte de protection d’intérêts particuliers en tous genres, dont certains sont certes légitimes, nous sommes confrontés à une avalanche de lois et projets de loi dont le but principal est de contrôler et réprimer tout ce qui déplaît au pouvoir en place – pas seulement le pouvoir élu, mais celui qui tire les ficelles, celui des lobbys, de la haute finance et des composantes réactionnaires de l’Etat Profond. Après Hadopi et Loppsi2, après la loi sur le génocide arménien – peu importante en soi mais hautement symbolique – , voici ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ou Accord Anti-Contrefaçon), le top du top en matière de racket mondial au profit de quelques élites et aux dépends de l’ensemble des populations. Certes de grands pays tels la Chine, l’Inde et le Brésil n’ont pas signé cet accord qui est une forme de déclaration de guerre à leur encontre. Que ce soit en matière industrielle, pharmaceutique ou Internet et médias, ACTA va permettre aux créateurs d’innovations légitimes de mieux défendre leurs intérêts sans doute, mais aussi et surtout aux voleurs (qui brevettent le vivant), aux profiteurs (qui s’arrogent l’essentiel des revenus des créations artistiques) et aux censeurs (via le filtrage d’Internet) d’imposer encore plus leur religion de la violence, de la pensée unique et du consumérisme (payant) à un monde faisant mine de se réveiller après vingt ans de torpeur.

Comme le fait l’économiste américain James Galbraith dans l’Etat Prédateur, il est intéressant de replacer ceci dans le contexte de la théorie des classes de loisirs développée en début du XXème par Thorstein Veblen : toute société structurée est basée sur la relation entre les travailleurs et les guerriers, ou plus généralement entre ceux dont le revenu dépends de leur travail et ceux – constituant les classes de loisirs – dont les revenus sont une dîme prélevée sur les premiers au nom de leur puissance aussi bien matérielle (les guerriers, les capitaines d’industrie, les banquiers…) que symbolique (les élites gouvernantes, les clergés, les athlètes… voir ce billet pour un développement). Deux aspects fondamentaux nouveaux caractérisent notre époque par rapport aux époques précédentes : Premièrement les “classes de loisirs” ont réussi à développer un système où la “dîme” est plus importante encore que la production des classes travailleuses (via le système financier spéculatif) faisant en sorte que ces classes n’ont plus besoin de beaucoup de travailleurs du moment qu’elles contrôlent les deux pôle du système de création de valeur : les ressources naturelles et notamment énergétiques (empêchant ainsi les autres d’en profiter), et le système financier garantissant leur propre richesse. Entre les deux, une population paupérisée sous contrôle policier fera très bien l’affaire, merci.

Deuxièmement, les institutions qui ont été mises en place par les populations depuis, pour faire simple, la Révolution française afin justement de mettre sous contrôle la prédation des classes de loisirs de l’époque (aristocratie, guerriers et clergé), sont aujourd’hui corrompues à un point qu’il est difficile d’imaginer. Ces institutions ne font plus leur travail, pire encore se retournent contre les populations, notamment l’institution policière, devenue ici comme outre-atlantique ou ailleurs une véritable armée d’occupation. Comme le dit poliment Julien Coll de Transparency International France, en parlant des engagements anti-corruption de certains candidats à la présidentielle française “Parce que notre démocratie, dans laquelle la parole publique est devenue suspecte par principe, est aujourd’hui malade. La crise de confiance des citoyens envers leurs institutions atteint des niveaux record qui mettent en péril les fondements mêmes de notre contrat social.”

Alors ces engagements, justement, pour positiver un peu : du classique pétri de bon sens avec la garantie d’une justice effectivement indépendante, l’arrêt du cumul des mandats, dix ans d’inéligibilité pour cause de corruption etc… Très bien même si on voit mal comment François Hollande, seul réel poids lourd parmi les (seulement 9) signataires, s’y prendrait en cas d’élection pour retourner un système mafieux auquel le PS a plus que contribué depuis des décennies. En effet, tout comme la campagne d’Obama laissait espérer un réel retournement de situation qui n’a pas eu lieu du fait de la puissance de l’Etat Profond riche, réactionnaire et militariste, pour exactement les mêmes raisons il est sans doute naïf de penser qu’un retournement autre que purement cosmétique puisse avoir lieu en France.

Alors que faire ? Travailler à l’émancipation, parcelle par parcelle, des territoires aujourd’hui soumis à la prédation :

Économiquement en créant des circuits locaux utilisant des monnaies non spéculatives. En réindustrialisant afin de préserver les savoirs-faire, de réduire les coûts économiques et écologiques des transports, et permettre à chacun de participer à la vie locale. En mettant l’intérêt général et la notion de Communs au centre de la gestion économique. En privilégiant le partage et l’échange plutôt que la propriété intellectuelle et les rentes de situation, ce qui se fait déjà à grande échelle dans le monde du logiciel libre par exemple. L’idée que l’innovation ne peut apparaître que dans un contexte de brevets et de royalties est un leurre absolu.

Politiquement, en utilisant les technologies de l’information pour passer outre le filtrage d’Internet et garantir l’accès à une information la plus large possible. En travaillant sur la représentativité et la probité des élus aux collectivités locales. En mobilisant toutes les ressources de l’éducation citoyenne ou populaire pour contrer le néo-darwinisme social et économique promulgué par l’éducation officielle et les médias dominants. Et surtout en retrouvant la joie de vivre.

A terme ce travail de sape isolera et feront s’écrouler les institutions perverties. Mais c’est long. L’autre solution est la révolution, à l’image du printemps arabe, mais force est de constater que le renversement d’un homme ne suffit pas pour changer un système, et que les composantes profondes de ces Etats sont toujours bien en place et reprennent le pouvoir sous d’autres noms.



4 réactions


  • bluebeer bluebeer 1er février 2012 20:49

    Bonsoir Vincent,

    encore une autre contribution intéressante. C’est pour ce genre d’article que je continue de fréquenter agoravox.

    Au delà du constat amer mais juste de la soumission - et donc trahison - du politique à la finance, la question qui me taraude est : comment s’en dépêtrer ?

    Je pense que les solutions frontales du style révolution ne fonctionneront pas. Comme vous le dites, elles seront récupérées par les nouvelles élites, dans lesquelles se retrouveront une partie des anciennes. Et puis, pour dire vrai, personne ou presque ne trouverait à redire à notre monde actuel s’il ne menaçait de précariser une grande partie d’entre nous. Le feu de la révolte et la soif de justice ne sont pas nos motifs principaux, mais plutôt l’insécurité et l’appréhension face à un avenir potentiellement cataclysmique.

    Une solution élégante quoique tragique serait l’engloutissement immédiat de Wall Street et de la City au fond des océans. Le carcan se relâcherait probablement d’un coup, mais c’est mettre le destin et la nature à très forte contribution pour résoudre nos problèmes.

    Ma solution serait donc également une espèce de bifurcation insidieuse vers une nouvelle forme de communautarisme, la recréation de petites unités sociales, relativement autonomes, capables de se débrouiller en cas de besoin, de produire de la nourriture et de l’énergie. Des gens qui cohabitent et s’épaulent mutuellement, à l’ancienne mode. Ces unités, semblables à des kibboutz spontanés, imbriqués dans la société actuelle, se caractériseraient par la solidarité de ses membres, leur allégeance à une charte d’entraide mutuelle, un idéal d’autonomie et d’adaptation aux défis de notre monde en pleine mutation. On y partagerait des ressources techniques, domestiques, culturelles, des expertises diverses, professionnelles. Bref, on recréerait un esprit de communauté à petite échelle où rendre service ne serait pas une corvée mais un art de vivre, un maillage social.

    Qu’est-ce qui pourrait motiver un tel conte de fée ? Simplement le constat que nos concitoyens crèvent de leur solitude, de leur inexistence, de n’être que des rouages anonymes, rapidement oubliés, rapidement remplacés. Que le drame de notre monde actuel est d’abord de détisser la trame des liens sociaux en prônant l’individualisme forcené, le consumérisme égoïste, le paraître et l’avoir plutôt que l’être. Combien de personnes ne seraient-elles pas profondément soulagées de savoir qu’elles peuvent compter sur l’aide de la tribu ? Combien de personnes ne seraient elles pas libérées de pouvoir enfin exister en agissant pour autrui, en agissant pour la communauté, en construisant de la sorte leur propre sécurité ?

    Peut-être au travers des épreuves qui nous attendent, nous et les générations futures, cet esprit va-t-il renaître, et l’animal social que nous sommes, retrouver une vie plus conforme à son épanouissement.

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    • Vincent Verschoore Vincent Verschoore 2 février 2012 21:26

      Bonsoir Bluebeer !


      Personnellement je pense que le « à l’ancienne » n’existe pas - et en plus ca peut faire peur. Nous devons construire sur les grandes avancées technologiques mais pour recréer du sens et de la vitalité humaine plutôt que du chiffre d’affaire. On a, objectivement, les moyens de nourrir, loger et éduquer tout le monde sur cette planète. Mais il faut se débarrasser des prédateurs qui vivent du sang des autres. Comme on ne peut leur couper la tête (telle la gorgone, ca repousse !) il faut arriver à les faire pourrir sur pied. 

  • loco 1er février 2012 21:17

     Bonsoir,
        La caractéristique principale de l’époque, c’est, pour moi, sa volonté de nous faire chier de toutes les façons. Aux dix commandements, que bien des athées ne critiquent qu’en tant que commandements, se sont substitués (car voler, à un certain niveau, n’est plus répréhensible) des quantités de nouveaux interdits, tu ne fumeras point, tu ne boiras point, tu ne « shiteras » point, tu ne dépasseras pas la vitesse de .., tu porteras un casque pour... , tu boufferas cinq..par jour, tu liras les mille pages de conditions en caractères microscopiques des contrats que tu signes, tu prêteras attention aux myriades d’experts imbéciles qui te parlent tout le jour, tu laisseras « évaluer » ton travail par des lèche culs à la mode, tu demanderas une autorisation pour mettre tes lapins à l’abri, et tu ne tondras ta pelouse que le vendredi saint pendant lequel il est interdit de laver la voiture.
     Tout ceci au cas où, aimant banalement tes voisins, tu ne verrais pas l’enfer dans les autres. 


    • Vincent Verschoore Vincent Verschoore 2 février 2012 21:34

      Bonsoir Loco,


      Ben oui c’est ca, l’Etat technocratique. Non pas qu’il ne faille pas de règles de vie commune bien sur, mais désormais la plupart des règles sont faites car il faut bien occuper les technocrates. Et avec ACTA ca va être encore pire.

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