Exposition « Rouge » au Grand Palais — Décodage instructif
Cet événement assez original - qui a fait grand bruit dans le presse écrite - est encore d'actualité jusqu'au premier Juillet à Paris. Comme son nom le suggère, l'exposition est consacrée aux divers moyens de propagande utilisés aux débuts de l'Union Soviétique, dans les années les plus dures : Principalement les affiches, tableaux et créations cinématographiques. Il est possible de lire à ce sujet quelques articles assez farfelus dans la presse conventionnelle, souvent dans le but d'idéaliser la révolution première et les années précédant l'ère stalinienne, toujours afin d'innocenter les trotskystes et les léninistes. C'est une pure tradition française, même chez nos « socio-libéraux » qui dirigent une bonne moitié des rédactions, voire plus. En revanche, on ne peut pas dire que l'exposition elle-même impose un point de vue, à un détail près : L'inscription explicative présente sur l'un des murs et prétendant que les goulags n'ont existé qu'à partir de la prise du pouvoir par Staline[1], et non à cette époque de « pluralisme » (sic) issu de la révolution d'Octobre... Journaliste de Libération, que faisais-tu là ? Néanmoins, à cette exception près, on peut dire que l'exposition reste relativement neutre. J'irais même jusqu'à considérer qu'elle ne fournit pas assez d'explications factuelles et contextuelles, surtout pour le visiteur moyen qui ne se souvient que vaguement [2] de ses cours d'Histoire du lycée et qui n'a aucune pratique du Russe. Car en effet, les affiches manquaient même de traductions. Voilà pourquoi j'ai jugé utile de publier quelques éléments pouvant servir à prendre du recul et à mieux comprendre la portée des affiches et des extraits de films, au-delà de la réaction naïve attendue : « Oh là là, pas beau la dictature, ah qu'on est mieux aujourd'hui ! » Une fois cette première tâche facilitée, il apparaîtra ensuite beaucoup plus clairement à chacun que le concept du mondialisme néolibéral (*) est inspirée d'une bonne moitié des principes et idées de l'URSS pré-stalinienne, voire des trois quarts. Ce qui a été laissé de côté est bien sûr tout ce qui s'oppose de front et clairement au capitalisme de façon flagrante, du moins par la rhétorique. (Car les trotskystes savent être des hypocrites dans ce domaine).
(*) On y inclut bien entendu tous ses avatars locaux tels que la gauche « sociale-libérale » (d'après une expression récente de François Hollande) et la droite libérale et américano-béate, les deux ayant essaimés en de multiples sous-partis politiquement corrects.
Les choses évidentes au coup d'oeil
Naturellement, les caricatures anticapitalistes et anti-banques n'auront besoin d'aucune explication et on peut même les trouver amusantes. Tous comme les libéraux savent critiquer le collectivisme et l'égalitarisme forcenés, les bolchéviks savaient représenter l'impérialisme et la spéculation de manière crue et amusante et en ciblant exactement là où il faut. Rien de surprenant. Nous ne nous attarderons donc pas sur cet aspect là mais sur les points plus étonnants, voire plus paradoxaux.
1 - Les dix premières années
C'est la période qu'on visite en premier. Dépeinte par certains journalistes comme une période de « créativité et de pluralisme » elle n'en demeure pas moins, par les représentations assumées, la plus dure et la plus cruelle. La motivation par la haine, levier essentiel pour les révolutionnaires de tous poils (et pas seulement les communistes), est présente dans une affiche sur trois lors des premières années qui suivent de peu 1917. Bien entendu vous ne verrez jamais de tels slogans promus par un gouvernement stabilisé depuis un certain temps puisque le but est son renversement. Mais vous verrez encore aujourd'hui des gouvernements propager ces idées dans les pays qu'ils ont désignés comme ennemis en exploitant les problèmes locaux : Si vous êtes pauvre c'est parce que votre voisin plus riche profite de vous (*) ; vous manquez de droits ; celui qui ne fait pas la révolution est contre nous, etc...
(*) Même en France aujourd'hui, la confusion est vite faite entre le boucher du coin qui va à l'église et qui a une plus grosse voiture, et le spéculateur de New York.
Observons donc les orientations essentielles des années 20 :
1-1 - L'élimination totale de la sphère familiale
Dès que le projet de société modèle est présenté, que ce soit dans le cadre du travail, des loisirs, du sport et de l'habitation, la famille, cette cellule jugée aliénante, disparaît totalement : Les enfants ne sont représentés qu'en l'absence de leurs parents lors d'activités collectives, l'appartement idéal n'a pas de cuisine (même pas communautaire) et les repas se prennent tous à la cantine (nous l'aborderons plus tard au paragraphe « condensateurs sociaux »), les surhommes et les surfemmes brillent en équipe ou en leaders mais jamais en famille. Qu'on ne s'imagine pas qu'il s'agit là d'une sorte d'austérité pudique extrême. Ce type d'austérité apparaît plutôt comme une feinte quand on observe l'utilisation assez conséquente et douteuse du nu féminin pour faire passer des messages plutôt alambiqués, surtout si on prend en compte l'ambiance d'insécurité et de débauche qui régnait en réalité et que l'exposition ne peut montrer [5]. (Nous y reviendrons par ailleurs). Considérant tout cela, il nous est possible de faire certains parallèles avec les modèles à la fois consuméristes et sociétaux d'aujourd'hui, à la différence que la famille n'éclate plus au profit du collectivisme mais de l'individualisme, bien qu'en France les deux causes convergent hypocritement et improbablement dans l'esprit de la gauche institutionnelle : Culte de l'épanouissement personnel par la « carrière », et si c'est loin d'être une carrière, gloire à la « parité » en réclamant des femmes sur les chantiers et dans l'armée. Recours au sport organisé « clés en main » par des tiers pour des individus non autonomes et dépendants de prestations externes pour les tâches les plus simples : utilisation massive des plats préparés, apparition de « services à la personne » pour remplacer le rôle des proches. Diffusion encouragée de contenu décadent purement provocateur pour donner au peuple une impression de liberté. L'éducation nationale présentée, parfois au regret des professeurs eux-mêmes, comme autorité morale supérieure à celle des parents. Ce que l'URSS des années 20 n'avait certes pas réussi à mettre en oeuvre au milieu d'un chaos prédominant et faute de moyens, nous sommes en train de l'appliquer. La différence d'idéologie n'y est pour rien. Les méthodes de séduction actuelles sont beaucoup plus efficaces, les moyens matériels et techniques facilitant par ailleurs grandement la tâche. Par ailleurs le chaos des années 20 soviétiques était tel que les gens devaient surtout penser à leur survie plus qu'à ces concepts d'intellectuels déconnectés, complices de ce même chaos.
1-2 - L'art « contemporain » farfelu
C'est une des choses qui plaisent le plus aux commentateurs journalistiques bobos à propos de ces années 20 soviétiques : Les productions plus ou moins artistiques aux termes ronflants tels que par exemple la « biomécanique », visibles dans des courts métrages, ressemblent de près à ces chorégraphies qui mettent mal à l'aise et qui suggèrent à la limite un certain sadisme, comme on peut en voir encore aujourd'hui, à ceci près que les contorsionnistes de l'époque étaient plus doués. Plus commun encore : Des projets heureusement tombés à l'eau devaient transformer la place du Palais d'Hiver en une sorte de Disney Land en plastique. Des constructions inconstructibles (sauf en maquette) mais pouvant être esquissées en trois coups de crayon se disputaient la vedette. De ce qu'on en voit dans l'exposition, des pro-révolutionnaires allemands s'illustrent aussi en projetant leurs propres fantasmes sexuels dans le prétendu but d'en accuser les croyants, de fait bourgeois bien entendu, pour le plaisir de répandre encore plus de haine. Inutile d'insister pour suggérer des comparaisons avec notre époque des « socio-libéraux » ! L'alignement est à 100 %.
1-3 - Le productivisme et ses paradoxes
La propagande productiviste est assurément le thème le plus rempli de paradoxes. Tantôt radicalement différente de la propagande d'aujourd'hui mais aussi tantôt parfaitement ressemblante. Il est vrai que certaines affiches, si elles étaient traduites, n'auraient aucune chance de séduire les français quels qu'ils soient. On remarquera par exemple certaines d'entre elles laissant entendre que c'est par le travail dur qu'on peut vaincre l'ennemi, et même le bourgeois. Comme l'ouvrier est, dans cette théorie, son propre patron, son courage au travail n'a plus aucune limite car le bourgeois n'en profitera plus. Les représentations graphiques créent volontairement une confusion entre le marteau qui attaque le bourgeois et le marteau qui forge au prix de la sueur du travailleur. La glorification du travail physique, au point de le représenter d'une façon ridicule dans certains courts-métrages, ne tenterait pas non plus beaucoup d'électeurs aujourd'hui. Et ceci même si on transposait le message dans la représentation contemporaine et moins physique du travailleur idéal !Pourtant, même si d'autres formes de promotions du productivisme nous paraissent aussi trop paramilitaires et « brut de fonderie », leur message profond rejoint exactement celui que nous connaissons aujourd'hui : Le travail doit être administré et organisé par une véritable science bureaucratique (*). On le fournit plus par gloire que par nécessité. Et plus généralement, on réinvente l'eau chaude pour prétendre que ce qu'on fait est nouveau. Pas de soucis, les libéraux ont conservé ces grandes lignes jusqu'à aujourd'hui mais nous les présentent d'une façon plus attractive : Le « process », la « culture d'entreprise » sensée vous apporter la fierté, le besoin d'assurer une croissance sans fin (même si le but théorique est différent), les nouveautés organisationnelles incessantes qui n'apportent rien... Mais le tout avec moins de travail physique dur, pas seulement du fait de l'existence de moyens mécaniques mais aussi du fait de sa délocalisation, là où on ne le voit pas.
(*) Ceci entre d'ailleurs en contradiction avec l'idée plus globale du travailleur de force comme seul élément utile pour la société. Mais notre époque n'est pas exempte non plus de paradoxes quand on se penche sur les propagandes à usage intérieur pratiquées par les multinationales.
1-4 - La masculinisation extrême des femmes et le féminisme opportuniste
Là aussi, cet aspect prépondérant de la propagande des années 20 comporte à la fois un volet tout à fait compatible avec le politiquement correct d'aujourd'hui et un autre volet qui ferait office de repoussoir si la propagande actuelle se reposait dessus. Ceci explique d'ailleurs probablement pourquoi cette masculinisation à outrance des femmes n'a été subie que par nécessité matérielle et jamais assimilée en profondeur par les esprits en Russie, fort heureusement. Le volet parfaitement compatible avec le « social-libéralisme » comporte bien entendu en premier lieu l'auto-glorification d'une société qui, après avoir été pionnière dans la généralisation de l'avortement de masse, se doit de mettre absolument toutes les femmes au travail en dehors de chez elles sans exception. Jusqu'ici, c'est assez banal mais il s'agit là de retourner un problème pour en faire un avantage : L'impossibilité de faire vivre sa famille (même si celle-ci n'existe plus dans la théorie) avec un seul parent au travail. Dans cette période chaotique le « système D » prévalait plus sur le terrain que la théorie modèle. Toutes proportions conservées, on peut penser au pseudo-féminisme d'opportunité de notre époque où de nombreux ménages modestes mais trop ordinaires travaillent tous deux pour bien d'autres raisons que l'épanouissement et ne remplissent pas les critères donnant droit à de confortables prestations (celles-ci n'ayant jamais existé comme telles à aucun moment dans aucun pays communiste au monde, ceci dit en passant[3]). La raison n'est plus ici un besoin massif de main d'oeuvre (sûrement pas) mais une préparation à l'acceptation du déclin et de la précarité qui l'accompagne. Ainsi, il se peut bien qu'à la place des affiches à la gloire des travailleuses modernes et bien costaudes poussant de lourds wagonnets, vous ayez bientôt droit à des campagnes télévisuelles vous montrant des femmes épanouies et maquillées en pleine action sur des chantiers du bâtiment, dans les centres de recyclages, dockers, et exerçants divers petits boulots du tertiaire qui demeurent ici après la délocalisation. Ce rêve actuel du travail « au bureau » plus confortable va aussi se raréfier avec le déclin économique qui se prépare[4], que vous soyez hommes ou femmes. Tout cela finira aussi par se délocaliser ou par simplement se réduire par soucis de coupes budgétaires. La « carrière enrichissante » (si toutefois elle l'est vraiment) sera de plus en plus réservée à la « upper middle class » et à la haute administration qui seront mises en avant comme modèle, comme dans la publicité déjà de plus en plus détachée de la vie du français moyen. Toute la force de conviction ne demeure donc plus que dans le « glamour ». C'est en effet là, dans la forme, que s'opposent les deux modèles dans l'incapacité d'assurer leurs prétentions. La propagande dite féministe des années 20, qui nous montre des femmes prenant presque d'assaut les usines pour y travailler et par là-même user de leur droit, nous les présente par ailleurs sous un jour peu affriolant. Là encore, cette propagande est quelque part trop honnête, si je puis me permettre, tant elle est sans fioritures et exprime sans ambages la pensée du productiviste : La masculinisation de la femme est poussée à l'extrême, jusque dans sa représentation physique. Baraquées comme des joueurs de rugby, dotées de cuisses de cheval, telles sont les femmes idéales présentées comme modèles artistiques. Fonctionnelles et physiquement performantes, en bonne santé pour procréer tout de même un peu et confier leur production à la collectivité, là est l'essentiel. Toute suggestion de la maternité est bien entendu inexistante et serait malvenue. Il est d'ailleurs difficile de voir des femmes dans d'autres tenues que des vêtements de travail et de sport alors que les hommes sont assez souvent en costume lorsqu'ils ne sont pas ouvriers. Les vêtements de sport, quant à eux, nous feraient prendre le bleu de travail pour une tenue de soirée. Ce prétendu idéal esthétique fut, comme on le sait, abondamment exploité dans un but moqueur en Europe de l'Ouest, même longtemps après sa disparition totale en URSS (bien après les années 20), au point que quand j'étais enfant je croyais que les femmes de l'Est avaient ce type de physique ! Enfin n'oublions pas la seconde fausse note qui dévoile toute la maladresse de la propagande : La surreprésentation des femmes dans les activités professionnelles de groupe illustrées dans les courts-métrages telles que la lessive et la cuisine dans les « condensateurs sociaux ». Pas doués les propagandistes du féminisme d'époque ! Notons que l'exposition ne peut pas montrer à quel point les leaders bolcheviks manifestaient dans leurs écrits cette hypocrisie[5] qu'on retrouvera chez nous en mai 68 et qui consistait à prétendre libérer les femmes sexuellement afin de les consommer en toute liberté et sans comptes à rendre. Là aussi il y aurait eu matière à faire des comparatifs avec les « socio-libéraux » contemporains qui, voyant aujourd'hui les dégâts causés par la mise en application de leurs délires, tentent encore de se défausser en identifiant des problèmes de « puritanisme » ou de « conservatisme » pour vous expliquer par exemple les agressions sexuelles de plus en plus violentes et banalisées (même si ici nous entrons dans un problème multi-causal qui s'écarte du présent sujet mais dont nos chers « socio-libéraux » devraient endosser la pleine responsabilité).
1-5 - La religion, toujours dans le camp de l'ennemi
S'il y a bien encore un point où socio-libéraux modernes et bolcheviks sont alignés à 100 %, c'est dans la désignation de la religion (essentiellement chrétienne pour les premiers) comme partie prenante du camp adverse. Tout comme aujourd'hui la gauche caviar hurle sur la Russie orthodoxe supposée conservatrice qu'elle désigne comme un avatar du stalinisme (car le trotskysme c'est trop mignon), les bolcheviks désignaient, comme chacun sait, l'Église comme l'instrument des capitalistes pour soumettre le peuple. Cette idée n'a d'ailleurs pas quitté les trotskystes modernes non plus. Encourager la stabilité est bien entendu contre-révolutionnaire, et prescrire une morale vient en concurrence autant avec les principes des socio-libéraux modernes que ceux des bolcheviks des années 20 : Frein à l'idéologie productiviste appelée aujourd'hui « la croissance », importance de la famille, morale allant à l'encontre des projets de société promus « pour notre bien ». L'exposition montre en revanche peu de propagande anti-religieuse à l'exception d'une ou deux productions sympathisantes venues d'Allemagne (comme notifié plus haut).
1-6 - Un néo-paganisme assumé
Le propre des jacobins et de leurs fils spirituels de toutes époques est leur façon de pousser leur anti-religiosité à un tel niveau qu'ils finissent par en faire une nouvelle religion. Les croyants pourraient assimiler cela à l'action inconsciente d'un esprit de Caïn. Outre de décorum évoquant l'Antiquité qui prévaudra un peu plus tard et perdurera ensuite comme un simple style, l'homme nouveau libéré, fort et beau, est déifié à un point mégalomaniaque. Il ne s'agit pas ici de suprémacisme racial mais idéologique, comme celui pratiqué aujourd'hui par de nombreuses puissances occidentales sur le déclin qui s'arrogent le rôle de « phares du monde » illuminant les peuples à civiliser. Les défilés de spartiates musclés en maillot visibles en projections cinématographiques montrent là encore le côté « brut de fonderie » de ce paganisme pleinement assumé, alors que les propagandistes modernes de l'Ouest jouent sur d'autres leviers se situant à l'opposé : L'hédonisme, la stimulation des « besoins », la fierté personnelle pour « sortir du lot » qui se fera excuser par la redistribution maladroite des richesses et le concept flou de la « solidarité ».
1-7 - Les rêves futuristes délirants et « progressistes »
Les techno-béats, les amateurs de sociétal déjanté et les apprentis sorciers des temps modernes peuvent pâlir d'envie devant certaines idées propagées durant ces années 20. Si les moyens techniques et médicaux l'avaient permis, ils auraient gagnés d'un coup premièrement la GPA et la PMA pour tous, mais aussi l'eugénisme, les manipulations génétiques sans limites, les foetus élaborés industriellement, et autres variantes de ce qu'on classe aujourd'hui dans le transhumanisme. Il est fort heureux que toutes ces choses n'aient pu être réalisées à cette époque et qu'elles aient été oubliées par la suite durant près d'un siècle. Sur le plan social, bien entendu, tout ceci s'accompagnerait de toutes les « innovations » liées à la sexualité abondamment promues dans le « monde libre » d'aujourd'hui. Ce thème tout entier est bien entendu étroitement lié à la disparition de la famille et c'est pourquoi on le retrouve, avec toutes ses nuances, dans les « valeurs de progrès » actuelles, exception faite de l'eugénisme qui n'est pas politiquement correct. Mais habillé en autre chose il passerait bien d'ici une quinzaine d'années, pour peu qu'on sache le vendre.
1-8 - Les « condensateurs sociaux »
Voici une utopie qui a séduit et séduira encore et encore les penseurs de la gauche caviar et leurs architectes d'avant garde, à ceci près qu'ils ne voudront jamais en faire personnellement l'expérience. Je sais que je suis un vilain briseur de rêves alors que cette utopie est loin d'être la plus méchante, mais je vais tenter de décrire cette chose idéale qui n'a pratiquement jamais été exactement concrétisée à l'exception de quelques bâtiments qui se comptent sur les doigts de la main. Pour ma description profane je vais procéder en partant d'éléments connus dans notre monde d'aujourd'hui et en utilisant le vocabulaire d'aujourd'hui : Prenez une barre HLM. Au rez-de-chaussée installez un « lavomatic », un self, un « fitness center », et tout de même une bibliothèque. Construisez des appartements dépourvus de cuisines, même collectives, pour que les gens ne puissent pas cuisiner et ainsi « libérer la ménagère » (cette expression n'est pas de moi). Si, exception faite du dernier point farfelu, vous trouvez cela très banal, c'est que vous êtes un primaire irrécupérable comme moi. En effet, pour des gens comme moi qui ne perçoivent pas comment l'architecture peut « transformer les comportements sociaux », aucune différence notoire n'est identifiable avec une citée HLM des années 70 en France, époque où les services de proximité et les magasins pouvaient assurer une vie de quartier normale et la rencontre tout aussi normale des habitants. Certes, de nos jours on présente ce modèle d'habitat comme responsable de l'apparition de zones de non-droit à hauts risques, mais je ne m'explique pas que l'addition des cuisines dans les appartements aient pu provoquer ce phénomène si éloigné de l'idéal recherché. Peut-être que dans ces fameux condensateurs se sont chargés avec le temps de particules allogènes incompatibles...
Note importante : Ces projets n'ont rien à voir avec les appartements communautaires (qui possèdent une cuisine commune et une salle de bain commune) dont l'exploitation fut essentiellement liée à la pénurie de logements déjà existante avant la révolution mais accentuée par l'exode rural forcé. Les appartements communautaires n'ont été présentés comme projet social qu'une fois le fait accompli. Je connais d'ailleurs plusieurs personnes qui y ont habité sans en avoir obligatoirement un souvenir négatif, mais sans non plus prétendre qu'elles ont vécu une expérience extraordinaire de « condensateur social ». L'appartement communautaire en centre ville, c'est bon marché et on peur s'arranger entre voisins pour garder les enfants. Tout simplement. Ce phénomène est à l'image du « système D » plus réel que la propagande et qui a poussé les gens à l'instinct d'entraide naturelle, plus que l'idéologie elle-même prétendant avoir joué ce rôle.
2 - La reprise en main vers les années 30 :
Certes, les années 30 ne sont pas réputées non plus comme une période qui respirait la douceur de vivre. Les purges et les persécutions continuent (elles ne commencent pas), comme chacun le sait, mais un certain pragmatisme s'y opère, tentant de rétablir un modèle de société fonctionnel et stable. Et ceci dans un but purement pratique. De nombreux délires des années 20 n'ont donc plus droit de cité, au grand dam des trotskystes et des « socio-libéraux » d'aujourd'hui. Et comme il ne faut tout de même pas renier l'idée fondatrice de la révolution qui confère au pouvoir sa légitimité (comme en France depuis 230 ans), on réoriente la portée des revendications les plus fortes tout en faisant oublier les revendications secondaires. Il est intéressant de noter ici comment ont procédé dans un second temps les régimes communistes qui ont réussi à durer dans le temps (pas seulement l'URSS), indépendamment de ce qu'on pense d'eux. Même eux n'ont pas pu déroger à ses réarrangements et à ces retours sur Terre indispensables à la survie d'une société :
2-1 - Le retour « modéré » de l'image de la famille et de son rôle dans la société modèle
Si le culte de la femme athlétique et trapue au visage austère et masculin a encore le vent en poupe dans les années 30 et plus tard, la femme au visage féminin et la famille ont a nouveau le droit d'apparaître dans la société idéale tant qu'elles demeurent bien entendu conformes. Les visages pleins d'espoir envers le futur communiste sont un peu plus souvent ceux de couples. Sur l'une des affichettes on fait appel par exemple à la responsabilité des jeunes mères pour qu'elles assurent que l'éducation de leurs enfants et leur propre éducation se déroulent correctement, en les dissuadant de devenir la caricature représentée juste à côté, laquelle représente une jeune femme oisive et superficielle « coiffée avec un pétard » selon l'expression triviale adaptée, tenant son enfant comme une poupée. A l'époque cette caricature devait coller avec la représentation d'une « bourgeoise » mais aujourd'hui l'image renvoyée pourrait traverser toutes les classes sociales tant elle est devenue au contraire le nouveau modèle des séries TV pour jeunes. L'enfant-poupée avec la tétine faisant office de bouton « mute » et permettant de se concentrer sur le smartphone fait lui aussi partie du quotidien dans la France d'aujourd'hui pour qui prend les transports en commun et se donne la peine d'observer. Ainsi, cette fois nos « valeurs » contemporaines ne collent plus avec l'idéal conseillé !
2-2 - Réintroduction de la morale car dorénavant elle n'est plus « bourgeoise »
Dans toute l'exposition il s'agit de l'exemple le plus spectaculaire du retournement idéologique savamment calculé pour passer inaperçu. Ceux qui en auraient été surpris n'auraient tout simplement rien compris, c'est aussi simple que ça ! L'exemple en question est un extrait cinématographique intitulé « la douche ». Le décor et l'ambiance outrageusement néo-antiques mettent le spectateur habitué en confiance sur ce terrain déjà connu où des hommes grands et musclés discutent avec des jeunes filles aux allures enfantines. Lors de la discussion, les différentes qualités morales souvent qualifiées de conservatrices voire religieuses décriées comme bourgeoises durant les années 20 sont abordées. Un débat contradictoire prend place et finit par mener à une conclusion : Toutes ces valeurs étaient auparavant bourgeoises parce-qu'elles étaient corrompues par l'argent. Mais de nos jours ce n'est plus le cas. Et c'est l'une des jeunes filles qui reformule la conclusion pour remettre sur les rails le plus têtu des athlètes du groupe qui n'avait toujours pas compris ! Certes, ici ça ne colle pas non plus avec notre période post-soixante-huit où la machine est restée bloquée au stade initial. Les seules valeurs morales qui prévalent aujourd'hui sont à la rigueur le seul respect de la loi (et encore) et ce concept de plus en plus flou du « respect des droits » où on range ce que l'on veut selon les besoins.
2-3 - Retour de l'art officiel vers les choses plus classiques
Ceci poussera encore plus les trotskystes et la gauche caviar à tenter de repousser toute la responsabilité des horreurs post-révolutionnaires exclusivement vers les années 30. Bien qu'ils n'aient que faire des victimes innocentes de ce grand gâchis (croyantes ou soi disant bourgeoises), le fait que ce massacre n'ait pas servi à concrétiser leurs rêves leur est insupportable. Et là c'est encore un pan de ce rêve qui s'écroule. Si l'art soviétique conserve une touche moderniste assez particulière, particulièrement dans ses sculptures, il est néanmoins recadré vers le réalisme et la sophistication. Les extravagances minimalistes ou ambiguës disparaissent. Les premiers artistes propagateurs de haine tombent par ailleurs en disgrâce à cette occasion et disparaissent à leur tour de manière plus ou moins physique...
2-4 - Un productivisme plus crédible
Les maestros du marteau symphonique commençant à paraître ridicules et ringards, il fallut motiver le peuple avec des modèles plus crédibles. Le développement industriel de grande envergure fut donc mis à l'honneur avec les méthodes de communications de l'époque qui n'étaient pas si différentes de celles de l'Ouest, même si aujourd'hui elles dégouteraient tout le monde. A cette époque, en URSS comme aux USA, il fallait exprimer l'idée de puissance en montrant de grandes structures et de la fumée. Il fallait même que les usines fument bien noir pour que ce soit plus impressionnant. Et on s'efforçait de montrer cette fumée du mieux possible dans les films de propagande. L'affiche la plus étonnante et qui a sûrement laissé de nombreux visiteurs dans l'hésitation est celle où l'on aperçoit les regards d'un jeune couple plein d'espoir représentés en fondu avec la vue d'une usine qui noircit tout le tableau de fumée. Non, il ne s'agissait pas à l'époque de faire peur mais de faire rêver ! Le monde de la campagne jusque là oublié refait par ailleurs son apparition d'une certaine manière avec l'avènement des tracteurs. Les difficultés notoires rencontrées pour satisfaire la demande en la matière ont d'ailleurs donné lieu à une production cinématographique satirique où une autodérision contrôlée pouvait être constatée, cette fois à l'encontre de la bureaucratie pour justifier une certaine pénurie chronique.
2-5 - L'oubli des délires socio-technologiques, réorientation des ambitions scientifiques
Les ambitions de puissance sont réorientées cette fois non plus pour la propagation d'un chaos mondial incontrôlé et aux résultats incertains mais pour l'instauration de l'Union Soviétique en tant que puissance crédible. C'en est donc fini des utopies socio-scientifiques inutiles de ce point de vue, et par ailleurs le rêve doit faire place à de l'action concrète et réalisable. L'instruction et la formation de nouvelles élites scientifiques est donc mise en avant ainsi qu'une sorte de méritocratie efficace, paradoxe pour les gauches modernes, en parallèle avec le développement industriel à marche forcée. Certes, le peuple n'était pas encore au bout de ses peines, même si on sait avec le recul que cette industrialisation forcenée n'a finalement pas été inutile en cette période qui précédait la seconde guerre mondiale.
3 - Conclusion
Si vous avez l'occasion de converser avec des russes il ne vous sera dorénavant plus surprenant d'entendre parler de révolution puis de contre-révolution. La situation pourrait être comparée à celle de la France sous la boucherie du directoire connaissant ensuite la prise du pouvoir par Napoléon : Plus intelligent, plus pragmatique, moins délirant, plus efficace, mais lui aussi très meurtrier. Rappelons nous cela avant de donner des leçons aux autres quant à leur passé et à leur façon de l'aborder. N'oublions pas non plus que l'ère post-Kroutchev est aujourd'hui celle que la plupart des gens ont connu durant leur jeunesse et qu'elle n'avait déjà plus rien à voir avec la dite « dictature du prolétariat » des 20 premières années. Dans les années 80 le jacobinisme anti-clérical n'allait plus vraiment au-delà de ce qu'on connaît en France de nos jours, et avec la ré-humanisation naturelle de la société allant du bas vers le haut (*) sur le long terme en contexte stable, même la propagande est devenue plus humaine et s'est finalement réadaptée à une bonne partie des traditions historiques de la population. Pour s'en faire une idée il est possible de visionner le film des années 80 « Moscou ne croit pas aux larmes » qui, bien que subtilement propagandiste et enjolivant la réalité, montre parfaitement les valeurs que le réalisateur a voulu mettre en avant : Responsabilité, fidélité, honnêteté, respect, égalité des chances par le mérite et rôle important de la famille (qui manquera tant à l'héroïne du film jusqu'à la fin heureuse). Cette époque où les russes croyaient que les gauches européennes partageait leurs valeurs, bien loin de se douter qu'elles étaient restées bloquées au trotskysme et à ses mutations néolibérales-libertaires déjantées...
(*) C'est un autre avantage de la méritocratie qui constitue la seule et vraie « égalité des chances » pour prendre l'ascenseur social, sous réserve bien sûr d'adhérer au parti unique. Parti unique ? Un peu comme si on rassemblait tous les partis pro-UE comme un parti unique puisque tous contrains d'appliquer les GOPE. Où serait finalement la différence ?
4 - Annexes et annotations supplémentaires
[1] Qui a visité par exemple l'archipel de Solovky entendra de la bouche même du guide toute la cruauté dont faisaient preuve les gardiens de ce « camp de rééducation » durant les années 20, avant sa classification officielle comme goulag. Les leaders et intellectuels bolcheviks en avaient parfaitement conscience, y compris Gorki qui effectua une visite des lieux et se chargea d'en faire un rapport totalement mensonger.
[2] D'ailleurs, parfois il vaut mieux que les français ne se souviennent pas de leurs cours d'Histoire du lycée, essentiellement axés sur la vision trotskyste accommodée à diverses sauces.
[3] Si de nombreux services tels que l'éducation, la santé et autres prestations utiles étaient bel et bien assurés gratuitement après quelques décennies de stabilisation, il n'existe aucun exemple de pays communiste ayant versé des prestations sous forme de revenus en numéraire à un niveau comparable à celui d'un salaire et permettant de vivre sans travailler. Le chômage était d'ailleurs un délit, et celui qui s'était mal débrouillé n'avait plus qu'à prendre le premier travail qu'on lui présentait. Notons que j'affirme cela sans émettre aucun jugement sur ce point. C'est purement factuel mais il est utile de remettre les pendules à l'heure.
[4] Le déclin, un sujet sur lequel je m'étais déjà amplement étendu :
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-symptomes-d-une-chute-210209
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-delocalisations-la-chine-et-le-184603
[5] Témoignages édifiants (bien que les remarques annexes de l'auteur soient parfois inquiétants quant à sa position) : https://fr.rbth.com/histoire/80717-revolution-sexuelle-urss
On remarquera particulièrement la traduction de l'affiche sur cette page :
"Chaque membre du komsomol peut et doit satisfaire ses besoins sexuels", "Chaque membre [féminine] du komsomol doit lui venir en renfort, faute de quoi elle est une bourgeouille".
Mais aussi par ailleurs : « Les amnisties révolutionnaires de 1917, 1919 et 1920 ont libéré un grand nombre de criminels (...). Les masses de bandits ont alors été rejointes par des soldats déserteurs ou déchus. À l'horizon 1920, le viol est devenu épidémique. De manière plutôt étonnante, la violence sexuelle envers les anciennes femmes nobles et bourgeoises a pour un temps été considéré comme une justice de classe aux yeux des hommes prolétaires. » (Il n'y a pourtant rien d'étonnant à cela quand on considère l'application simultanée de ces « réformes » avec la campagne de haine organisée par les concepteurs d'affiches des années 20).
La participation à cette abomination de femmes issues de la classe bourgeoise en pleine dépravation (une partie de la noblesse décadente n'échappant pas non plus à ce phénomène) mérite d'être remarquée. On y perçoit cette volonté de faire pourrir le corps entier par la tête en répendant cet état d'esprit dans toute la société. Un parfum d'aujourd'hui...
Alexandra Kollontaï (1872-1952) - Commissaire du peuple à l'Assistance publique dans le gouvernement bolchevique, de novembre 1917 à mars 1918, elle a été la première femme ministre de l'histoire. Surnommée la "Walkyrie de la révolution", elle préconisait "la légalisation de la bigamie et de la polyandrie". On lui doit la formule : "Pour un communiste, l'acte sexuel doit être aussi simple que boire un verre d'eau." Elle ne s'attira les foudres des trotskystes du monde entier que lors de sa seconde carrière sérieusement revisitée sous Staline, non pas pour avoir cautionné des purges ou des choses similaires mais pour avoir « trahi ses idéaux » en matière de libération sexuelle.
Inès Armand (1874-1920) - Après avoir épousé la cause socialiste, cette Française d'origine a été la maîtresse de Lénine, cohabitant un temps avec ce dernier et son épouse, Nadejda Kroupskaïa. "Si Kollontaï et Brik étaient des praticiennes de la révolution sexuelle, Armand en était la théoricienne", écrit Arpel. "Elle a été à l'origine de la création de la section féminine du Comité central, qui travaillait à élaborer une politique d'émancipation et de libération sexuelle. Mais après sa mort, il ne s'est trouvé personne pour prendre sa relève."