mercredi 16 septembre 2015 - par Jules Elysard

Fabuleux jardiniers

J'ai découvert l'an dernier à Montpellier, à l'occasion des fêtes du patrimoine, le premier spectacle des Tréteaux du Jardinier. Je l'ai revu le 30 août dans le kiosque du jardin du Luxembourg.

 

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Catherine Bocognano Kühn a réuni trois comédiens pour interpréter des fables du siècle dernier : Les Fables de mon jardin. Elle en a fait une symphonie à trois voix où se répondent Cécile Malo, Etienne Ménard, Yves-Pol Denielou et la jeune Eva qui joue le rôle de la petite Eléonore.

 Cécile Malo interprète le rôle de la gouvernante de l'auteur. Les textes semblent avoir été écrits pour elle. D'ailleurs, on s'adresse à elle en l'appelant par son prénom.

Etienne Ménard campe de façon très réaliste un jardinier un peu taciturne, assez économe de ses mots.

Yves-Pol Denielou tient poétiquement le rôle de l'auteur qui flâne dans son jardin, s'adressant à sa gouvernante et, parfois, à ses risques et périls, à son jardinier.

Quant à l'auteur, à entendre certaines formules reprises sur scène, on se pourrait se croire en face d'un quarante huitard ou d'un soixante huitard. Dans une fable, consacrée aux Confitures, il s'en prend vertement à un économiste, lui trouvant "des yeux d'herbivore". Dans une autre, il expédie en deux mots un "planteur présomptueux", "un spécialiste, c’est-à-dire un chimérique tourmenté d’idéologie". Et si "les républiques légendaires" qu'il raconte dans une troisième ne sont pas soviétiques, il écrit : "Nous pouvons être frappés d’horreur par le rigoureux communisme des abeilles et des fourmis, nous ne pouvons pas ne point admirer leur discipline, leur ardeur au travail, enfin ces vertus éclatantes que tous les observateurs ont célébrées, depuis qu’il y a des hommes et qui regardent et qui jugent."

On est frappé par les préoccupations écologiques du bonhomme, entre René Dumont, le premier candidat écologiste à une présidentielle (en 1974), et Vincent François Raspail, premier écologiste de France et candidat à une autre présidentielle (en 1848).
 
Pourtant l'auteur, né en 1884 et mort en 1966, n'a connu ni les événements de 48, ni ceux de 68. Il est à noter cependant que ses Fables de mon jardin ont été publiées l'année du Front Populaire. Combinaisons mystérieuses, aurait noté son beau frère Charles Vildrac.

Pour beaucoup, son nom est resté celui que l'on écrivait à la fin d'une dictée dans les années soixante : Georges Duhamel. Mais je vous parle d'un temps que les moins de cinquante...

Certains titres des Fables de mon jardin sont tout un programme : Rébellion des betteraves, La nuit du 4 août, La dictée nostalgique et Trois proverbes pour le mois de mai.

 Yves-Pol Denielou termine la représentation par une interprétation splendide d'un poème en alexandrins qui n'est pas de Georges Duhamel. Généralement Catherine veut laisser aux spectateurs la surprise d'en découvrir l'auteur.

 

Extraits

 
LES MESSAGERES

Nos fourmis familières, les fourmis de notre maison, celles qui mangent notre sucre, se noient dans notre vin et, parfois, d’un pas rapide, traversent toute la nappe telle un aveuglant Sahara, nos fourmis ont fait leur nid dans l’épaisseur des fondations, sous le réservoir d’eau douce. Nous savons, à maints petits signes, qu’elles ont là leur citadelle, leur réduit inexpugnable. Elles savent, de leur côté, qüe, pour les en déloger, force nous serait de démolir la maison pierre à pierre, ce que nous ne ferons certes pas. En fait, la maison leur appartient. Elles ont, à l’extérieur, au pied des murailles, construit une roule nationale sur laquelle, tout le jour, elles se hâtent et se croisent. Elles tolèrent notre présence durant la saison claire. Nous les tolérons moins bien, parce que nous avons, sans doute, le caractère moins bien fait et des idées saugrenues sur la nature de notre empire.

Au plus vif de l’été, par un beau soir orageux, notre fourmilière domestique lâche son grand vol nuptial. Le rite est toujours le même, depuis bien des années déjà. Je sens, à la qualité de la chaleur, que l’instant doit être venu. Je monte dans la chambre close où les bestioles vont paraître. Elles ont cheminé longuement dans les failles du mur et c’est près de la cheminée, entre le parquet et la plinthe, que la troupe surgit à l’air libre. Les fiancés aux grandes ailes ont l’air fort embarrassé. De très petites ouvrières les escortent, les soignent, les guident et, dirait-on, les encouragent. Alors j’ouvre la fenêtre et l’espoir de la fourmilière s’envole péniblement, dans la nuit brûlante et redoutable.

J’ai souvent, par la pensée, parcouru les labyrinthes de notre fourmilière. La température y doit être égale en toute saison, tant la retraite est profonde. Qui peut dire à la fourmilière que la soirée, dehors, est propice et que le moment est venu ? Les ouvrières, sans doute, celles qui font tout le jour des expéditions dans le jardin.

Il m’arrive assez souvent d’arrêter ces messagères avec un brin de paille et de leur donner à voix basse quelque sage avertissement : « Il fait chaud, c’est entendu, leur dis-je ; mais le baromètre baisse et la pluie va tomber. Dites à Madame votre reine qu’il vaudrait mieux attendre un peu. »

Elles ne m’entendent pas toujours : je parle la langue fourmi, mais avec l’accent parisien.

 

LE PLANTEUR PRÉSOMPTUEUX

La haie est une haie fruitière, une haie réputée fruitière.

Jadis, quand je l’ai plantée, je venais de lire et de méditer une brochure instructive dont l’auteur est un spécialiste, c’est-à-dire un chimérique tourmenté d’idéologie. « Si vous avez besoin de haies, disait-il, plantez donc des haies fruitières. Elles encloront vos jardins et vous donneront chaque année de quoi préparer des tonneaux de confitures et des montagnes de compotes. » Malgré l’expérience et malgré les déceptions, je ne peux m’empêcher de penser, encore aujourd’hui, que le programme était séduisant.

J’ai donc planté des haies fruitières. Ce sont des haies d’un prunier qui se dit mirobolant. Elles sont loin d’être impénétrables. Elles sont stériles avec persévérance. Elles ne ferment pas le jardin et ne donnent jamais une prune.

Maintenant qu’avec les années j’ai presque tout espoir perdu, je me déclarerais content si ces haies non fruitières étaient du moins, au mois d’avril, des haies fleuries. Que je leur en dise deux mots, elles me répondront sûrement qu’elles ont bien trop de choses à faire pour penser aux fanfreluches.

 

LES CONFITURES

Le jour que nous reçûmes la visite de l’économiste, nous faisions justement nos confitures de cassis, de groseille et de framboise.

L’économiste, aussitôt, commença de m’expliquer avec toutes sortes de mots, de chiffres et de formules, que nous avions le plus grand tort de faire nos confitures nous- mêmes, que c’était une coutume du moyen âge, que, vu le prix du sucre, du feu, des pots et surtout de notre temps, nous avions tout avantage à manger les bonnes conserves qui nous viennent des usines, que la question semblait tranchée, que, bientôt, personne au monde ne commettrait plus jamais pareille faute économique.

Attendez, monsieur, m’écriai-je. Le marchand me vendra-t-il ce que je tiens pour le meilleur et le principal ?

Quoi donc ? fit l’économiste.

Mais l’odeur, monsieur, l’odeur ! Respirez : la maison tout entière est embaumée.

Comme le monde serait triste sans l’odeur des confitures !

L’économiste, à ces mots, ouvrit des yeux d’herbivore. Je commençais de m’enflammer.

Ici, monsieur, lui dis-je, nous faisons nos confitures uniquement pour le parfum.

Le reste n’a pas d’importance. Quand les confitures sont faites, eh bien ! monsieur, nous les jetons.

J’ai dit cela dans un grand mouvement lyrique et pour éblouir le savant. Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous mangeons nos confitures, en souvenir de leur parfum.

 
REBELLION DES BETTERAVES

Est-ce le sec ? est-ce le chaud ? Les betteraves montent en graine. Cette année, nous n’en ferons rien.

Je n’ai certes plus l’espoir de les ramener à de meilleurs sentiments. Si je vais les morigéner, c’est par acquit de conscience et pour bien leur faire comprendre qu’elles manquent à leur destin.

Que faites-vous donc ? leur dis-je. Vous savez pourtant que, la première année, une brave et loyale betterave doit se livrer à l’épargne pour élever, l’année suivante, honorablement sa famille.

Les betteraves m’écoutent sans bonne grâce, dans un silence opiniâtre. Enfin, l’une d’entre elles, qui doit être c un des meneurs », me répond avec insolence :

Des économies ! A d’autres, monsieur ! Nous connaissons le couplet. On nous a bien assez dupées. Vous allez encore une fois faire de l’inflation ou quelque chose du genre et nous rafler en un jour le fruit de notre travail. J’aime autant vivre ma vie et tout gaspiller, tout de suite. Les autres pensent comme moi. Ce n’est pas éternellement qu’on abusera des betteraves.




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