mardi 11 novembre 2014 - par Michel Koutouzis

Fleur et les petites mains d’argent

A la question : que vous suggère la Loire, on aurait tendance à répondre ses châteaux. Cependant, un érudit, un historien, vous ferait remarquer que bateliers et carrières tout au long de ce fleuve ont servi à bâtir, sur plusieurs siècles, les plus importants monuments de la France. Qu’il est une matrice, le noyau dur de ce pays et en même temps le diffuseur qui, par ondes successives, a inventé un territoire et lui a donné une identité. C’est peut-être là que réside la différence entre un savoir approximatif communément partagé et une conscience historique. Mais oublions la pucelle d’Orléans, là n’est pas le sujet. Car un pays comme la France se construit par ses bassins, par son littoral, par l’osmose de ses cultures et de ses traditions, par des victoires et des défaites, dont ses fleuves (et pas seulement la Loire) sont à chaque fois une frontière à dépasser et un transporteur de différences. L’Histoire nous enseigne que si la politique, les rois et leurs fermiers généraux, ont fixé (agrandit ou rapetissé) un territoire, ce sont les poètes et autres artistes qu’ils l’ont sublimé, qui l’ont transformé en bien commun en lui ont donnant du sens et du lien. Que serait la Loire sans Gargantua, sans Ronsard ou Du Bellay ? 

A l’époque de cette gestation, entre Bourges et Nantes, un simple bien seigneurial, échangeable et remaniable à merci, à coups d’alliances, de guerres et de mariages de raison.

 Il a fallu, pour paraphraser Rabelais, que Ronsard en extraie la substantifique moelle :  

 

Couché sur des ombrages verts, Gastine,

 Je te chante, 

Autant que les Grecs par leurs vers

La forêt d’Erymanthe

…..

Toi qui fait qu’à toutes les fois

Me répondent les muses,

Toi par qui ce méchant soin

Tout franc je me délivre, 

Lorsqu’en toi je me perds bien loin …

 

Autant que les pierres de Chenonceau, les poèmes, les histoires, les chansons ont agit comme sédiment, ajoutant du sens aux mutations guerrières ou administratives qui ont façonné le territoire France.

Cette construction méticuleuse mais anarchique, disparate mais étrangement coordonnée, faite de pierres venues d’ici et d’ailleurs, d’odeurs, d’humeurs et de rêveries convergentes et opposées à la fois, ce lit d’histoires et d’Histoire fait ce pays comme tous les autres, fait le monde.

 

C’est chemin faisant, presque à l’aveuglette, que ces strates fondatrices se décantent, que l’important remplace l’éphémère, que le local s’universalise, que la « cane de Jeanne » s’ajoute « à la claire fontaine », que Django Reinhard se perpétue en Manitas de la Plata. Sédimentation instable, fluide, jamais définitive, qu’elle s’érode tout en rondeurs comme le granit côtier ou qu’elle s’affirme comme le bon vin.

 

A Sète, deux poètes dilettantes ont contribué à cette construction bien plus que le politique, désormais représenté par des présidents, des ministres et des préfets. Deux amis chantant la diversité, l’humanité, le terroir universel, Manitas de la Plata et Brassens ont consolidé la France, tout comme Paul Valéry ou Jean Villard - eux aussi sétois -, comme Rouget de Lisle, Eluard ou Aragon :

 

Tout est affaire de décor


Changer de lit changer de corps


À quoi bon puisque c’est encore


Moi qui moi-même me trahis


Moi qui me traîne et m’éparpille


Et mon ombre se déshabille


Dans les bras semblables des filles


Où j’ai cru trouver un pays.

 

Dans ce processus de sélection naturelle, le client, le marché, la tactique de l’instantané, n’ont pas leur mot à dire. C’est en ce sens que l’on parle de culture. Le poète, le cinéaste, l’écrivain, le peintre, tout comme le paysan, n’ont qu’une seule responsabilité : éviter les lignées infertiles se cachant au sein des désirs et des exigences du grand nombre, qui transformeront le fruit de son labeur en produit. Il se doit d’autant plus autiste qu’il lègue l’universel. Sa seule fragilité consiste à prendre pour argent comptant les promesses du marché, les déclarations ministérielles et l’air du temps.

 

Si l’air du temps est aujourd’hui si pollué, c’est que la culture, comme l’agriculture, comme le destin des hommes, sont gérés en tant que dossiers, par des spécialistes de dossiers interchangeables et maniables à merci, à coups de remaniements ministériels, de conflits d’intérêts ou de chassés-croisés de compétences techniciennes.

Ces gérants ne font plus de politique. Ils gèrent. Ils ne lisent pas, ils analysent. Ils ne rêvent pas, ils évaluent. Comptables de l’instant et de son insertion dans leur possible, le seul possible selon eux, ils sont entrain de briser la chaine historique et culturelle comme ils l’ont fait avec la chaine alimentaire et la cohésion sociale.

A tous ces casseurs du patrimoine, que celui-ci se nomme sécurité sociale ou Guignols, à tous ces excités de leur propre conservation, publicistes de leur importance et fossoyeurs de leurs clones, il faudrait opposer le cri de Brassens : Gare au gorille.



2 réactions


  • alinea alinea 11 novembre 2014 12:06

    Même la politique n’est devenue que comptes ; finis les contes, plus rien n’est laissé à l’organisation spontanée d’un peuple, à son imaginaire, de ses poètes, ses philosophes, ses fous, ses génies, ses héros, ses meneurs, ses bateleurs, ses tribuns, ses artistes et ses gens ordinaires, qui ne le sont jamais.
    Nous ne sommes plus l’un d’un ensemble, uni, désuni, nous sommes un chiffre, un matricule ; nous ne faisons même plus nombre.
    Ça ne vous rappelle rien ?


  • Pere Plexe Pere Plexe 11 novembre 2014 18:08

    ...Bourges et Chenonceau ne sont pas sur la Loire (ils font en revanche partie du bassin ligérien).
    Cela n’enlève rien à votre propos.


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