mardi 14 avril 2015 - par André Bouny

François Maspero, université pour tous ouverte sur le monde

Nous avions décidés de monter et jouer la pièce de théâtre « Chant du fantoche lusitanien », de Peter Weiss. Je suis allé à la librairie La joie de lire. Le libraire, la quarantaine, dit : « C’est Le Seuil », positionna l’échelle face à l’étagère, puis redescendit avec le livre.

François Maspero, habitué à tout faire, du travail ordinaire du libraire au lecteur pointu, de l’éditeur infatigable mettant en lumière parias et pouvoirs à l’inlassable traducteur de l’espagnol, de l’anglais, de l’italien, de l’écrivain au journaliste de terrain. Il a tissé des liens avec des éditeurs indépendants de tous les pays d’Europe, des États-Unis d’Amérique, du Mexique… Des dizaines de collections sont nées comptant près de mille quatre cents livres. Revues et livres censurés, interdits par le gouvernement français, avec à la clé une avalanche de procès pour atteintes à la sécurité de l’État et au moral de l’Armée, vitrine brisée, pillage et saccages de la librairie, jusqu’à la ruine. François Maspero, grand éditeur de la seconde partie du XXe siècle, aura lutté contre tout et tous.

Je le rencontre pour la dernière fois à Tulle, tout habillé de noir, à la médiathèque Éric Rohmer. Je lui demande s’il a reçu mon essai Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam. « Oui, je l’ai lu… », fit-il son regard dans le mien, hochant du visage longuement… C’est un homme seul, sans illusion, désespéré je crois. Cependant, ses paroles laissent une place à l’espoir :

« J’ai du mal à vous croire… , lui dis-je.

― Vous m’avez découvert ! », me répondit-il dans un rire bref.

Par la suite, je lui écrirai, lui demanderai s’il aurait plaisir à recevoir mon dernier recueil de nouvelles, Cent ans au Viêt Nam. Il répond : Cher André Bouny, Je me souviens de notre rencontre à Tulle, et l'exposition reste un bon souvenir. Je suis touché que vous ayez pensé à moi pour m'envoyer votre livre, et le recevrai volontiers. Mon adresse est bien celle que vous indiquez. Bien cordialement. Fr Maspero

Après lecture de Cent ans au Viêt Nam, le résistant désespéré, humble et discret, revient vers moi :

Cher André Bouny,



j’ai été très ému à la lecture de votre livre qui évoque avec tant d’empathie les souffrances du peuple vietnamien.

Vos récits m’ont d’autant plus touché qu’ils ont une résonance dans mon histoire familiale. Mon père a passé plusieurs années en Indochine avant ma naissance, comme attaché à l’École française d’Extrême-Orient. Il a vécu avec les “Moïs” des hauts-plateaux et fait plusieurs missions en Chine.

Dans le cadre de son travail, il s’est lié avec un lettré pour parfaire sa connaissance des caractères de l’ancienne écriture vietnamienne. Celui-ci était un nationaliste convaincu, mais il a fini par considérer qu’un Européen qui s’intéressait aux anciens textes ne pouvait être foncièrement mauvais.
 
Des années plus tard, en 1937, ce lettré a envoyé à Paris son fils pour intégrer les classes préparatoires aux grandes écoles à Saint-Louis. C’est ainsi que N’Guyen Dac Lô est entré dans ma famille.

En 1946, devenu ingénieur du Génie Maritime, il s’est joint à la délégation vietnamienne pour les (lamentables) négociations de Fontainebleau. Il a dit alors à ma mère, qui revenait de Ravensbrück : “Je continue le combat d’Henri et de Jean Maspero” (le premier, résistant, mort à Buchenwald et le second tué au combat). Il a ensuite rejoint les maquis vietminh, mais très vite il a été déçu : il était nationaliste, pas communiste... Il a pu les quitter et a poursuivi ensuite sa carrière d’ingénieur dans divers pays avant de revenir en France pour sa retraite.

Si je vous dis tout cela, c’est parce qu’il a joué un grand rôle dans ma vie, et qu’il s’est conduit avec ma mère comme un fils. Je lui disais : Tu est le seul frère qui me reste”.

Pardonnez ces confidences, et soyez assuré de mes sentiments les plus cordiaux.

François Maspero

C’était bien un homme seul, absolument seul… Adieu François Maspero !



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