GABI
Un bruit bizarre de déménagement ou de heurt de meuble, m'a réveillée cette nuit-là ; le temps de me dire que cela ne devait pas être trop important, un cri, reconnaissable entre tous. Bon sang, c'est Gabi qui est en train de faire ses petits ! Réveillée en moins de deux, je descends quatre à quatre les marches, en trois pas je traverse la pièce pour l'éclairer et je vois ma grande Irish, couchée, attentive, le nez au dessus des marches qui descendent à l'atelier. Et là, sur la dalle, un petit bout de rien du tout, à peu près léché mais quasi froid, braillait pendant que sa mère tâchait de se lover dans mon panier qui semblait trop petit pour elle. Mais la mère n'était pas Gabi, mais sa mère, une isabelle que j'avais nourrie l'été d'avant, quand Gabi était un nourrisson.
Gabi, ce fut Vagabonde, trop long, puis Gabonde, trop moche ; Gabi, ça lui va.
Alors j'ai pris le bébé dans mes mains et je l'ai réchauffé comme j'ai pu, et j'ai embarqué tout le monde dans ma chambre ; vidé à la hâte le bas de ma commode, étendu une serviette et installé la mère qui renâclait à sortir du panier ; j'en ai compris la raison en la forçant un peu entre l'anse et les bords : elle accouchait d'un deuxième chaton. Il est né dans mes mains celui-là.
J'étais très émue ; cela fait onze ans que je n'ai vu une chatte accoucher alors que tout le reste de ma vie, c'était une ou deux fois par an.
Cette isabelle n'avait pas l'air jeune ni très heureuse non plus, la première chose stupéfiante, c'est qu'elle ne ronronnait pas ; ses yeux jaunes étaient flous et j'y ai lu la fatigue et une terrible tristesse. Je la caressais, il y eut un troisième puis un quatrième ; je suis restée avec elle, et j'étais en larmes.
Avant, quand mes chattes accouchaient, j'avais des œufs et je leur faisais un lait de poule ; ça les requinque, et c'est une attention qu'elles apprécient en pareille posture. Mais je n'avais pas d'oeufs et ça fait belle lurette que je ne bois plus de lait. Dommage, j'aurais aimé te donner cela, belle pauvresse. Je n'avais même pas de pâtée, je n'ai plus les moyens de ce petit cadeau matinal à ma Lune adorée. Je lui ai porté de l'eau et un petit suisse oublié après la visite de ma petite fille.
J'étais émue et tenais en respect le petit diable qui me tirait par la manche pour gâcher mon plaisir en voulant me faire imaginer l'avenir proche : deux chattes, sept chatons- je n'avais pas de doute, Gabi, elle n'en ferait que trois- ; encore, le premier mois, quand les bébés dorment et tètent, ça va, mais après, imagine : deux nouvelles chattes plus tes deux chats déjà, et sept petits qui cavalent au milieu des deux chiennes ! Wahoouu !
Belle isabelle a mis un mois avant de commencer à ronronner, et encore, c'était timide.
Je me suis endormie finalement, et, les jours suivant, je bichonnais ma clandestine et guettais Gabi.
Gabi est une chatte formidable, nourrie avec sa mère, ma nouvelle clandestine, à la fin de l'été, alors qu'elle était encore un bébé, elle s'était avisée très tôt de venir me rappeler à l'ordre quand les croquettes n'étaient pas en temps et en heure dans la gamelle, sur la terrasse couverte, au fond de la cour. Elle bravait Erevan, 84 centimètres au garrot, cinquante cinq kilos, Macho, la mâle imposé chaton par une voisine -parce-que-mon-mec-n'en-veut-pas-, Lune, le plus gros morceau ; j'étais médusée, ce petit bout de chou avec son allant de soi sans arrogance a mis dans sa poche mon angora turque en deux coups de cuillères à pot ! Incroyable ; pour Macho, elle avait mis plus d'un an, pour Erevan au moins autant !
Bref quand Gabi au début des froids s'est installée pour de bon, tout le monde a trouvé ça normal et, le matin, à la distribution de pâtée, ils étaient tous les trois à touche-touche sur la desserte de l'évier, chacun devant sa gamelle. J'aime ça, j'aime que les bêtes ou les plantes me débordent, j'aime qu'ils soient mon milieu ; je suis pourvoyeuse de nourriture mais c'est bien tout, pour le reste nous sommes tous à égalité.
Donc quand fin février à la pleine lune, les chaleurs félines battaient leur plein dans le village et alentours, j'ai bien pensé une seconde que Gabi pourrait en être mais j'étais abattue pour d'idiotes histoires de juge de l'exécution qui, après avoir refusé mon dossier avait décrété que je devais tous les frais qu'on me demandait, et aussi inquiète devant les blessures de ma Lune dont la tête qui aurait été prise dans une mâchoire d'acier n'aurait pas présenté d'autres marques ; bref, ma gamine, ma Gabi s'est fait prendre et j'avais eu beau m'en remettre à mon gentil lutin protecteur, rien n'y a fait, son ventre gonflait, sans ambiguïté.
Une semaine jour pour jour après la naissance d'un lascar roux et de trois gonzesses magnifiques, j'ai trouvé ce bon matin Gabi trônant sur le fauteuil de Taïga ma Schnauzer avec en ligne aux tétons, deux tigrés gris ou brun et une blanche et noire. Je n'ai pas compris tout de suite pourquoi Taïga semblait hagarde au milieu de la cuisine plus souvent qu'à l'ordinaire ; tous les chats n'ont pas l'autorité mais à l'autorité d'un chat tout le monde se plie. Elle n'avait pas fait un bruit, pas une tache. Pas de petit diable à mes basques quand je tripotais ses chatons, histoire de les habituer à mon odeur, qui pour l'heure les hérissait beaucoup, tant qu'ils feulaient à mon approche- bêtes sauvages qu'il nous faut apprivoiser dès les premières heures si on veut en faire des peluches-, parce que j'assumais celle-là, caserais les petits et stériliserais la mère, trop gamine pour être accomplie.
C'est une toute petite chatte qui n'a sûrement pas grandi son content, avec des yeux verts étranges, presque globuleux, pas des yeux chat en tout cas, mais un regard qui vous en impose, en douceur. À sa manière de fouiner partout pour dégoter une miette de pain, une croûte de fromage, on comprend qu'elle a reçu un minimum d'une main humaine, assez pour en connaître l'alimentation, pas assez pour ne pas céder au réflexe de fuir à mon approche, sauf quand elle mange ; alors je peux la caresser à loisir et même la prendre dans mes bras où elle s'abandonne, pas alanguie mais soumise. Je le fais rarement, ne veux pas la contraindre. Mais c'est quand même vexant cette crainte de moi, au fond, la seule bienfaitrice fiable en cette demeure !
J'étais sûre que l'isabelle était la chatte des voisins de derrière. Depuis quelques années cette famille n'avait vécu que deuils, départ, rupture et, le dernier paysan qui avait craqué je ne sais de quelle façon, avait été hospitalisé ; ne restait dans la propriété que le fils, et sa compagne, qui n'avait rien à fiche de l'agriculture ni des animaux, et qui travaillait ailleurs. Je me faisais des nœuds dans la manière dont j'envisageais leur rendre cette chatte, parce qu'enfin, pensais-je, quelqu'un qui ne s'occupe pas de ses animaux ne peut s'en occuper d'aucune façon ; dilemme ; que j'arrive en râlant ou en les priant, je ne pressentais pas l'effet immédiat ! Je pesais des tonnes, le premier pas dont on dit qu'il coûte tant me fut un effort impossible pendant presque dix jours ; quand je me décidai enfin, je ne trouvai personne ! Et quand quelques jours plus tard je trouvai quelqu'un, la compagne, une chouette fille, je trouvai en même temps la chatte tricolore que je connaissais, et qui n'était pas mon isabelle clandestine !
Je compris pourquoi je pesais des tonnes : j'avais sept chatons et deux mères à assumer ! Pendant deux ou trois jours, je me suis trouvée toute abattue, d'autant plus que dès que je prononçais le mot « chat », les yeux regardaient le ciel et les lèvres exhalaient un soupir.
Aujourd'hui, si votre chatte n'est pas tatouée, vous ne pouvez pas passer une annonce ; ne me dîtes pas que ce n'est pas un complot des vétos qui aiment le beurre, ou le blé. Il est hors de question que je tatoue ou puce qui que ce soit, même si c'est la mode. Mais bien sûr, après, il faut assumer.
Alors j'ai fait passer un petit mot, par le site de la mairie, c'était complètement con parce que je savais bien qu'ils ne se précipiteraient pas tous à ma porte pour réserver un chaton ! Mais j'ai appris. J'ai appris que la fourrière ne se soucie plus des chats errants et que c'est à la mairie de le faire ; j'ai appris que la mairie ne le faisait pas. Et j'ai appris que les humains, même ceux qui aiment les chats, y voient problème. Retour à la case départ avec une illusion en moins.
Et puis, j'ai réfléchi.
À la manade où je travaillais, une chatte était venue, il y a longtemps ; à en croire les statisticiens de service, il devrait y avoir là au moins mille chats ! Or il n'y en a que six. Ils ont une gamelle de croquettes dans un coin, pour le reste, ils chassent ; ils ne dorment pas sur les coussins mais dans des nids qu'ils se sont trouvés et, la « sélection naturelle » fait le reste. Une vie de chat quoi. Alors je n'ai pas eu envie de me mêler de cette histoire de « chats qui pullulent », j'ai décidé de donner ceux que je pouvais et d'emmener les autres dans cette nature, loin de tout tracas urbain. Ou villageois, ce qui est pire je crois ; en ville, il n'y a plus de dames-pipi, mais il y a encore des vieilles à chats, qui se ruinent en croquettes et qui laissent vivre les prédateurs de nos rats. J'avais lu qu'on les protégeait. Cette ouverture m'ôtait une épine du pied, mais pas l'autre : pendant un mois au moins, j'aurais sept chatons, deux mères, plus ma vieille Lune et Macho, l'Irish et la Schnauzer ! Ah si ma voisine savait ça ! Elle qui voulait me dénoncer aux « Sanitaires » parce que je vivais avec trois bêtes !! Quoique vivre à quatorze dans ma petite maison, c'était rentabiliser la surface.
Et voilà qu'un mois jour pour jour après avoir accouché, mon isabelle clandestine a disparu une nuit, en embarquant sa marmaille. Pas bien compris quel instinct l'avait fait agir ainsi puisque l'heure était venue que je les nourrisse...
Me reste donc Gabi, chatte comme je les aime, bien dans ses baskets sans en faire trop, elle habite le lieu sans l'envahir. Ses trois chatons sont super, comme tous les chatons, et je remercie la providence. C'est incroyable la différence de caractères, si petits ; il y a le fin, nerveux, nez pointu, grandes oreilles, le premier à sortir, les premier à grimper sur la chienne, à explorer le monde, à jouer sous les chapeaux, à goûter à la soupe du grand ; il y a la femelle, douce comme une vapeur de jouvence, timide mais pas complexée ni peureuse ; elle me fait penser à ma petite fille toute à sa joie de découvrir la beauté du monde ; et puis le plus beau, enfin, qui se rôtissait au soleil et qui s'est mis sur le dos en s'étirant à ma première caresse.
On en est à tâter de la pâtée, sans gros appétit, la mère est pleine de lait ; on en est aux découvertes, aux conneries et rien ne me console plus du monde qui va mal qu' Erevan, l' Irish, douce et légère comme une plume qui s'intéresse à la maternité qu'elle n'a jamais connue. Elle les suit, les lèche, les surveille, ébahie ou frustrée, mais tellement délicate.
La vie c'est du bonheur, le bonheur donne la pêche et tout le reste retrouve sa place.