mercredi 28 mars 2018 - par Michel J. Cuny

Hippolyte Taine et la mécanique profonde de la lutte des classes

Ayant pris la peine de nous initier aux rapports de force qui s’établissent entre la sensation illusoire et celle qui la corrige, Hippolyte Taine se croit maintenant assuré de pouvoir nous dire précisément en quoi consiste la « machine intellectuelle » humaine… Rien dans les mains, rien dans les poches… 

Sous nos yeux, il a rejeté tout ce sur quoi il refusait absolument de s’appuyer pour réussir son tour : « les mots de raison, d’intelligence, de volonté, de pouvoir personnel, et même de moi  ».

Dans cet état de dénuement…
« Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant en psychologie, ce sont, outre les sensations, des images de diverses sortes, primitives ou consécutives, douées de certaines tendances et modifiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme d’autres images simultanées ou contiguës. » (De l’intelligence, tome 1, page 124)

Rien que des atomes qui s’agitent à partir de leur énergie propre, qui se heurtent les uns les autres, en se transférant une part de cette énergie : voici la « machine intellectuelle » humaine ramenée à l’essentiel de son fonctionnement… où nous pressentons que la loi du plus fort explique – et justifie – tout…

Y compris – entre autres moyens de rétorsion contre certaines sensations un peu trop actives du côté de faibles poussés à bout – la douche écossaise…

Récapitulons alors l’ensemble du processus « intellectuel » de base :
« Chaque image est munie d’une force automatique et tend spontanément à un certain état qui est l’hallucination, le souvenir faux, et le reste des illusions de la folie. Mais elle est arrêtée dans cette marche par la contradiction d’une sensation, d’une autre image ou d’un autre groupe d’images. L’arrêt mutuel, le tiraillement réciproque, la répression constituent par leur ensemble un équilibre […]. » (Idem, page 124)

Nous commençons à comprendre pourquoi, dans ce contexte général, il est assez important de se rendre maître de la production des sensations et des images… quelle qu’en soit l’origine. Car il n’y a certes pas que la douche écossaise.

Pour le reste, ces mêmes sensations et images ne sont que des particules tout ce qu’il y a de plus élémentaires, au sens où, formellement, elles ne se distinguent les unes des autres que par un aspect quantitatif qui est lié aux éléments de force que chacune d’entre elles a réussi à rassembler. C’est sur cette simplicité extrême du soubassement, que peut s’établir leur structure générale qui est celle, nous dit-on, d’un corail… Significativement, en utilisant cette image-là, Hippolyte Taine a pu frapper une formule qui n’a pas peu participé à sa renommée :
« De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même, l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet.  » (Idem, page 124)

Sensations, images… Il y a encore une autre collection du même acabit… sur laquelle notre psychologue ne s’attardera pas… mais dont nous aurions tort de ne pas méditer la dimension des enjeux qu’elle recèle…
« […] outre les poids constitués par les sensations, il y en a d’autres plus légers, qui néanmoins suffisent ordinairement et dans l’état de santé pour ôter à l’image son extériorité ; ce sont les souvenirs.  » (Idem, page 115)

L’image (illusoire, mais aussi véridique) pourra donc être retravaillée à partir de souvenirs qui sont évidemment, eux aussi, un enjeu au sein des rapports de forces… En effet, qu’est-ce donc que l’histoire d’un pays, sinon une accumulation de… souvenirs… plus ou moins choisis… pour aboutir à telle fin de… redressement. Or, nous dit Taine
« Ces souvenirs sont eux-mêmes des images, mais coordonnées et affectées d’un recul qui les situe sur la ligne du temps […]. » (Idem, page 115)

Ainsi, quelle que soit la zone d’application des rapports de force entre les éléments de base, que cela concerne la lutte des sensations, la lutte des images ou la lutte des souvenirs (personnels ou collectifs), il en résulte des jugements affirmatifs d’une réalité, d’une vérité, etc… qui ne s’appuient que sur la dynamique des forces sous-jacentes, et rien que sur elles… Struggle for life… Mais, plus particulièrement, et très crucialement, en ce qui concerne les souvenirs…


« Des jugements généraux acquis par l’expérience leur sont associés, et tous ensemble ils forment un groupe d’éléments liés entre eux, équilibrés les uns par rapport aux autres, en sorte que le tout est d’une consistance très grande et prête sa force à chacun de ses éléments.  » (Idem, page 115)

Qu’il s’agissent donc des sensations, des images ou des souvenirs, il s’y forme des confluences à travers lesquelles la couche inférieure des sensations produit des affirmations de réalité qui servent de base aux images, aux souvenirs, etc., puisque la systématisation en polypier se déploie par association :
« […] considérons, non plus seulement des sensations isolées, mais encore des suites de sensations. Celles-ci tendent également à renaître, et la loi qui s’applique aux éléments s’applique également aux composés.  » (Idem, page 140)

Il s’agit là d’un pur phénomène d’automatisme qui sanctionne de simples rapports de contiguïté ou de ressemblance qui se transforment en loi générale sur la base des forces mobilisées :
« On voit maintenant comment les célèbres lois qui régissent l’association des images et par suite celle des idées se ramènent à une loi plus simple. Ce qui suscite à tel moment telle image plutôt que telle autre, c’est un commencement de résurrection, et cette résurrection a commencé tantôt par similitude, parce que l’image ou la sensation antérieure contenait une portion de l’image ressuscitante, tantôt par contiguïté, parce que la terminaison de l’image antérieure se confondait avec le commencement de l’image ressuscitante.  » (Idem, pages 143-144)

Ainsi le moindre élément qui jouera du côté des sensations, en s’y trouvant doté d’une certaine force, pourra influer indirectement sur l’équilibre terminal du système des idées alors dominantes… La sensation est donc un enjeu dans le cadre politique et idéologique général… et, à sa suite, l’image, les souvenirs, les idées, etc… le tout correspondant rien qu’à une mécanique des forces… C’est précisément ainsi que la bourgeoisie décrypte la lutte des classes telle qu’elle doit la mener pour maintenir ses privilèges dans le cadre de l’exploitation de l’être humain par l’être humain.

NB. Pour comprendre comment ce travail s'inscrit dans une problématique générale de lutte des classes...
https://freudlacanpsy.wordpress.com/a-propos/



1 réactions


  • Hervé Hum Hervé Hum 28 mars 2018 14:49

    l’art d’inventer l’eau tiède !

    Car cette technique de manipulation des cogito est connue depuis Babylone (date symbolique), seuls les mots changent, mais pas la technique qui reste la meme.

    Alors, quel intéret de répéter la meme chose avec des mots différents ?

    Une des plus grosse escroquerie intellectuelle des temps modernes consiste en cela, de faire oublier que la technique existe depuis quelques milliers d’années et ainsi, donner l’illusion d’une époque différente dans sa structure fondamentale qu’est la prédation humaine, autrement nommé exploitation de l’homme par l’homme via la propriété économique et avant elle la souveraineté terrienne symbolisée par le drapeau. Et cela fonctionne encore, puisque vous pouvez trouver des slogans publicitaires de l’armée avec écrit « défend ton drapeau ». Un attrape nigaud que le récent sacrifice d’un officier de gendarmerie rappelle avec grande force propagande médiatique. La bourgeoisie sait toujours reconnaître ses héros, surtout lorsqu’ils sont morts, pour motiver et mener le troupeau à l’abattoir.

    Fondamentalement, il n’y a aucune différence entre l’époque romaine, le moyen âge et les temps modernes, seule la forme a évoluée. Ici, tout l’art consiste donc à tout changer sur la forme pour ne rien changer dans le fond et pour cela, le controle de l’image est primordial.


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