Hommage à un grand monsieur de la photo
Je vous l’ai déjà dit, j’ai été prof dans une vie antérieure. D’histoire, avec des classes de collège. Ça remonte à plus de 35 ans maintenant. Au programme de la troisième, à l’époque, un truc infaisable : « De 1789 à nos jours ». Imaginez un peu, c’est ce qu’on fait aujourd’hui en 4e ET 3e.
Dans ce cursus infernal, tous mes collègues font alors deux mois au moins sinon trois sur la Révolution française, un bon mois de rab’ sur Napoléon, les pires y restant cloués deux bons mois, et tous survolent à vitesse grand V le XIXe pour finir l’année péniblement avec la guerre 14-18. La Seconde Guerre mondiale, 1/3 des profs ne la traitent pas (mais ça ne se dit pas), et dans les bouquins d’histoire des gamins, il y en a où le mot "Vichy" n’apparaît même pas. C’est l’époque qui veut ça, je suppose.
A cette époque aussi, une partie des élèves de mes classes quitte la 3e pour aller bosser, et ils n’auront donc aucune info sur l’histoire récente, me dis-je, et ils ne sauront tout sur Napoléon, mais rien sur de Gaulle, par exemple. Alors comme ce sont des gamins que j’ai depuis déjà deux ans parfois, on met ensemble dès la rentrée au point un plan d’attaque infernal pour arriver à tout boucler... jusqu’à la guerre du Vietnam, qui est alors en train de se terminer, et dans la foulée faire également la guerre d’Indochine et celle d’Algérie, tant qu’à faire. Ce ne sont pas les guerres qui importent, mais bien leurs conséquences. Pour cela, il va falloir accélérer certaines études, dont par exemple l’histoire de Napoléon, qui sera confiée à un seul élève, un grand fan de l’empereur qui fera un exposé "canon", aussi bon qu’un mémoire de fac, en ayant bossé dessus trois mois de façon très assidue. Il s’en sortira avec un 20/20, car franchement rien ne lui aura échappé. Un peu déçu seulement que je présente en 10 minutes une autre facette de son champion, mais, bon, un prof est là pour proposer d’autres éclairages, pas pour endoctriner ni tomber dans l’hagiographie officielle.
Donc, mes gamins vont fournir cette année-là un boulot assez extraordinaire, rodés à ce qui n’est chez moi qu’une bonne vieille méthode Freinet (on n’invente rien en pédagogie, on adapte). En groupes, ils se chargent de découper les deux siècles à étudier, et ça turbine, jusqu’à la Seconde Guerre avec Vichy, traité grâce au bouquin de Paxton, juste alors sorti. Les deux guerres mondiales, et on aborde l’Indochine, la guerre d’Algérie... et le sprint final, avec la guerre du Vietnam, dans les derniers quinze jours de classe. Le soir venu, les élèves suivent les événements dans leur téléviseur : la fuite de Saïgon, les hélicoptères vidés balancés des ponts de porte-avions. Tout ça au pas de charge, avec des gamins motivés et assoiffés de connaissance, à m’en faire passer des nuits à bûcher. Un prof n’a aussi pas trop le droit de décevoir !
La guerre du Vietnam à ce moment-là se passe tous les soirs dans leur téléviseur, en effet, et on a le reste de l’info dans les magazines ou les journaux, au compte-gouttes. On rappelle qu’à l’époque il y aussi moins de documents et que dans les livres d’histoire... et bien y a rien, c’est beaucoup trop récent ou inexistant. On est donc en panne d’illustrations, car en marge de tout cela, mon grand combat professoral vient enfin d’être couronné de succès : après 5 années de demandes répétées, on vient enfin de m’accorder un projecteur de diapositives. Et j’ai du bol, c’est un Kodak Carrousel, sur lequel on peut mettre plus de 50 clichés d’un coup. Avec deux paniers et un commentaire écrit sur chaque diapo, en choisissant bien les clichés, on doit être capable de faire un bon compte rendu de ce qui se passe durant toute cette guerre. Oui mais voilà : l’Education nationale n’a évidemment pas un seul Ekta à me refiler, et au CRDP local la diapo la plus récente est celle du barrage de Donzères-Mondragon ou de la Rance. Et elles sont toutes deux rayées ou passées au soleil. Qu’a cela ne tienne : je vais les faire moi-même avec mon Nikkormat, deux floods et un trépied, me dis-je, à partir de magazines aussi divers que Paris-Match, Times ou... Photo, qui, en France, à l’époque commence une incroyable saga sur les photographes de guerre. Tout ça mes frais, faut pas rêver, l’Education nationale n’est pas là pour rembourser vos bobines...
Et, là, je tombe soudainement sur chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre : des clichés tous en noir et blanc, du genre de ceux qui, une fois vus, vous poursuivent toute votre vie. Faits par un photographe devenu l’émule de Cartier-Bresson après avoir vu un seul cliché de son maître. Un Gallois, perdu au milieu d’une guerre qui annonce à elle seule toutes celles du XXIe, avec son lot d’atrocités et d’horreurs, et ses visages inoubliables d’enfants broyés par le conflit. Arrivé en 1965 au Vietnam pour l’agence Magnum, Philip Jones Griffiths, puisque c’est son nom, va sillonner le pays (plutôt les pays concernés) et prendre cliché sur cliché, un travail de bénédictin qui va culminer avec un ouvrage fabuleux, Vietnam Inc, qui sort en 1971 et qui demeure, aujourd’hui encore, l’ouvrage de référence quand il s’agit de montrer l’absurdité de la guerre et ses ravages des deux côtés. En 1980, Griffiths deviendra le directeur de Magnum, puis travaillera pour Life ou Geo. Sur mes deux paniers à diapo, il y en aura un composé uniquement d’images signées Griffiths. Juste avant de couvrir la guerre du Vietnam, Griffiths avait pris des photos durant les "opérations de police" que menait la France en Algérie. C’est la première fois qu’on s’aperçoit que les T-6 français et les T-28 Fennec ont eux aussi bombardé des villages au napalm, et que la notion d’hélicoptère armé d’attaque est une invention française.
Une Vietnamienne couverte de sang sur une civière, une autre la tête couverte d’un énorme pansement, la main brûlée par le napalm enflammé, une énorme étiquette attachée au bras, un soldat dans une maison arc-bouté sur son M-16, un baigneur en celluloïd en bas de sa chaise, des soldats américains agenouillés autour d’un Viet-Cong blessé, un petit garçon pleurant sa petite sœur morte étendue dans un pick-up, et plein d’autres photographies encore devenues célèbres rendant parfaitement l’inanité et la violence d’une guerre dont les Américains n’avaient pas vraiment conscience. Voilà une infime partie des chefs-d’œuvre d’un homme qui a continué, des années après, à dénoncer les guerres.
En 2003 et 2005, Griffiths était retourné au Vietnam pour deux reportages ahurissants sur les dégâts de l’agent orange. Un défoliant, du Round-Up de Monsanto, en fait, déversé par C-123 Poviders entiers sur la forêt vietnamienne, pour ainsi révéler soi-disant la présence des Viet-Congs qui en fait se terraient sous terre dans un réseau inextricable de souterrains. Le pays a été aspergé de cette substance hautement cancérigène, de la dioxine, qui provoque des malformations chez les foetus en cas d’ingestion ou de simple contact. Les enfants nés à cette période sont difformes, n’ont pas de bras ou de jambes ou sont attardés... La guerre du Vietnam nous est revenue dans la figure trente ans après dans toute son horreur... une nouvelle fois par Griffiths et ses clichés magiques.
Au Panthéon des hommes qui se seront battus pour la dignité des autres, notre Gallois têtu est monté au plus haut. Qu’il en soit remercié ici, le jour de sa disparition, pour nous avoir fait comprendre autant de choses avec aussi peu d’images. Ces derniers temps, il avait fait un aveu de taille : selon lui, "If anybody in Washington had read that book, we wouldn’t have had these wars in Iraq or Afghanistan," avait-il déclaré. Seulement voilà, ceux qui ont déclenché ces guerres sont des imbéciles qui ne connaissent même pas le nom de Griffiths. "Mes" gamins eux ont retenu son nom. La dernière fois que je suis allé chez l’un deux, au milieu de sa bibliothèque trônait Vietnam Inc. Il y a des jours comme ça où on est fier d’avoir fait ce métier-là. Pour mémoire, parmi ma troisième "accélérée", deux élèves tomberont à l’oral sur la guerre d’Algérie et deux sur celle du Vietnam. Les premiers auront 16 et 18, les deux autres 20. J’ai rencontré des années après leur membre de jury : il m’a avoué qu’il ne pouvait rien mettre d’autre comme note. Pas un des jurés ne savait le 1/10e de ce que mes deux élèves savaient sur le Vietnam. Au programme, la notion de "jusqu’à nos jours", personne ne l’appliquait ! Et pas un seul n’utilisait les bouquins de Griffiths !