Il semble que, pour Thomas Piketty, l’école primaire aura décidément eu du bon !
De fait, la "deuxième loi fondamentale" du capitalisme selon Thomas Piketty joue tellement avec le temps qu’elle en vient à être tout simplement "dynamique", et c’est effectivement ce qu’il lui faut pour se saisir des "forces magiques" à l’œuvre ici ou là dans l’économie capitaliste (cf. la citation donnée, précédemment, au beau milieu de la rubrique : Les forces magiques qui animent le taux de rendement du capital). Il nous le dit :
« Pour répondre à ces questions, nous allons commencer par présenter la loi dynamique permettant de relier le rapport capital / revenu d’une économie à son taux d’épargne et à son taux de croissance. » (Idem, page 262.)
Or si, comme toute bonne tautologie, la première présentée par Thomas Piketty valait de façon intemporelle, la seconde est bien plus raffinée : elle est tout simplement "élastique", d’une élasticité qui doit faire ses preuves sur la durée. Voici comment :
« Dans le long terme, le rapport capital / revenu β est relié de façon simple et transparente au taux d’épargne s du pays considéré et au taux de croissance g de son revenu national, à travers la formule suivante : β = s/g. » (Idem, page 262.)
Quittons les infernales abstractions, et revenons à l’école primaire… Déjà, pour illustrer, auprès des âmes sensibles, la puissance mathématique de la "première loi fondamentale du capitalisme", Thomas Piketty n’y était pas allé avec le dos de la cuillère. Nous avions α = r x β. Nous prenant alors par la main, il nous avait asséné ceci :
« Par exemple, si β = 600 % et r = 5 %, alors α = r x β = 30 %. Autrement dit, si le patrimoine représente l’équivalent de six années de revenu national dans une société donnée, et si le taux de rendement moyen du capital est de 5 % par an, alors la part du capital dans le revenu national est de 30 %. » (Idem, page 93.)
Désormais, nous ayant conduit(e)s jusqu’à de nouveaux sommets de réflexion avec sa deuxième loi fondamentale du capitalisme, soit β = s/g, il se donne la peine d’y joindre un petit paragraphe parfaitement bien venu, et qui ne fait que démarquer le premier :
« Par exemple, si s = 12 % et g = 2 %, alors β = s/g = 600 %. Autrement dit, si un pays épargne chaque année 12 % de son revenu national et si le taux de croissance de son revenu national est de 2 %, alors dans le long terme le rapport capital / revenu sera égal à 600 % : le pays en question aura accumulé l’équivalent de six années de revenu national en capital. » (Idem, pages 262-263.)
Ici, notons-le, Karl Marx est complètement dépassé. C’est que la science a enfin rejoint la boutique… Et que tout redevient affaire d’évidence. Thomas Piketty n’hésite pas à l’affirmer :
« Cette formule, qui peut être considérée comme la deuxième loi fondamentale du capitalisme, traduit une réalité évidente mais importante : un pays qui épargne beaucoup et qui croit lentement accumule dans le long terme un énorme stock de capital - ce qui en retour peut avoir des conséquences considérables sur la structure sociale et la répartition des richesses dans le pays en question. » (Idem, page 263.)
"Stock de capital", "capitalisme", voilà cependant de bien grands mots pour une si petite réflexion qui ne nous entretient, comme toujours chez Thomas Piketty, que de "patrimoines" imperturbablement présentés comme de simples "maisons de rapport". C’est ce que réaffirme la phrase immédiatement suivante :
« Disons-le autrement : dans une société en quasi-stagnation, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance démesurée. » (Idem, page 263.)
Et c’est avec cet admirable outil en poche (β = s/g) que Thomas Piketty va s’employer à nous fournir l’authentique histoire du capitalisme mondial :
« Le retour du rapport capital / revenu à un niveau structurellement élevé au XXIe siècle, proche de ceux observés aux XVIIIe et XIXe siècles, s’explique donc naturellement par le retour à un régime de croissance faible. C’est la baisse de la croissance - notamment démographique - qui conduit au retour du capital. » (Idem, page 263.)
Penchons-nous sur le contenu réel de la "deuxième loi fondamentale du capitalisme". β, c’est le rapport : stock de capital / revenu national annuel. Admettons que le stock soit alimenté par l’épargne et rien que par elle. Admettons que le revenu engendré par le capital soit le fruit immédiat d’une croissance, auto-entretenue, de lui-même. Il ne peut alors y avoir la moindre erreur : des deux côtés de l’équation, numérateurs et dénominateurs sont enchaînés dans la même proportion…
Capital / revenu national annuel = augmentation du capital / augmentation du revenu national annuel.
Avec ce petit supplément… que la seconde fraction se rapporte à des événements inter-temporels… qui ne changent rien au caractère inepte de toute cette "monstration", à partir de laquelle Thomas Piketty va même oser prétendre qu’elle lui ouvre les voies d’une réelle minutie d’analyse :
« Le point fondamental est que de petites variations dans le taux de croissance peuvent avoir des effets très importants sur le rapport capital / revenu à long terme. » (Idem, page 263.)
Nous allons voir où mène ce nouvel avatar d’un "fondamentalisme" que nous commençons à bien connaître.
Inepte pour le tout, la deuxième loi fondamentale est censée faire des miracles sitôt qu’il s’agit d’aller, avec elle, dans le détail :
« Par exemple, pour un même taux d’épargne de 12 %, si le taux de croissance tombe à 1,5 % par an (au lieu de 2 %), alors le rapport capital/revenu de long terme β = s/g monte à huit années de revenu national (au lieu de six années). Si le taux de croissance chute à 1 % par an, alors le rapport β = s/g passe à douze années, soit une société deux fois plus intensive en capital qu’avec un taux de croissance de 2 %. » (Idem, page 263.)
Nous ne faisons certainement que jouer avec des chiffres… Mais, s’exclame Thomas Piketty :
« D’un côté, c’est une bonne nouvelle : le capital est potentiellement utile pour tout le monde, et pour peu que l’on s’organise correctement chacun pourrait en bénéficier. » (Idem, page 263-264.)
Ainsi, par la seule grâce de la formule β = s/g, nous apprenons que le capitalisme recèle en lui cette faculté extravagante d’arranger "tout le monde" pour peu que "tout le monde" ait appris à s’organiser…
« Mais, de l’autre, cela signifie que les détenteurs du capital - pour une répartition donnée - contrôlent de fait une part plus importante des richesses, mesurées par exemple en années de revenu moyen du travail. » (Idem, page 264.)
Ce qui veut dire que la démocratie méritocratique et sa sœur siamoise, la méritocratie démocratique, ne sont pas faites pour inquiéter les investisseurs…
Cependant, les "investisseurs" que nous rencontrons chez Thomas Piketty sous l’intitulé "détenteurs du capital" ne doivent pas faire illusion. Ce ne sont, en réalité, que des déten-teurs de "patrimoines", ce qui peut inclure tout et n’importe quoi, à condition de produire un certain taux de rendement… Or, la deuxième loi fondamentale est placée sous une condition essentielle :
« Le premier principe à avoir présent à l’esprit est donc que l’accumulation de patrimoines prend du temps : il faut plusieurs décennies pour que la loi β = s/g soit vérifiée. » (Idem, page 266.)
Monsieur et madame "tout le monde" auront-ils la patience nécessaire ? C’est que cette difficulté a déjà trouvé à s’illustrer, nous dit-on :
« Cela permet de mieux comprendre pourquoi il a fallu tant de temps pour que s’estompent en Europe les chocs des années 1914-1945 et pourquoi il est si important d’adopter une perspective historique de très longue période pour étudier ces questions. » (Idem, page 266.)
Les habitué(e)s du loto seront déçu(e)s. Il faudra prendre le temps d’accumuler et ne le faire qu’en suivant les méthodes éprouvées depuis le premier qui s’avisa de dire : "ce bout de terre est à moi". Mais faisons simple, pour n’effaroucher personne :
« En pratique, on accumule du capital pour toutes sortes de raisons - par exemple pour accroître sa consommation future (ou pour éviter qu’elle ne diminue, notamment lors du passage à la retraite), ou bien pour préserver ou constituer un patrimoine pour la génération suivante, ou bien encore pour acquérir le pouvoir, la sécurité ou le prestige que confère souvent le patrimoine. » (Idem, pages 267-268.)
Pas de quoi fouetter un chat. Les deux lois fondamentales du capitalisme ne sont pas particulièrement méchantes. S’il en est ainsi - et si la seconde d’entre elles nous permet d’envisager l’histoire mondiale à venir avec toute la tranquillité d’âme souhaitable, c’est qu’elle ne voit pas les péripéties du "capital" : elle ne retient que le moment de ramasser les "coupons". En effet :
« Pour résumer : la loi β = s/g n’explique pas les chocs de court terme subis par le rapport capital / revenu - pas plus qu’elle n’explique l’existence des guerres mondiales ou la crise de 1929, événements qui peuvent être considérés comme des chocs d’une ampleur extrême -, mais elle permet de comprendre vers quel niveau d’équilibre potentiel le rapport capital / revenu tend à se diriger dans le long terme, par-delà les chocs et les crises. » (Idem, page 269.)
Le Nirvana de la tombe, sans doute…
Mais c’est à ce moment-là qu’intervient l’évaluation du patrimoine soumis à héritage !... Le roi détenteur est mort, vive le nouveau roi détenteur ! La reine détentrice est morte, vive la nouvelle reine détentrice ! Le long terme aura effacé toutes les aspérités du chemin parcouru, mais la somme finale est là. Il ne s’agit plus que de l’évaluer pour vérifier la pertinence, certaine par avance, de la formule magique : β = s/g.
C’est à quoi est suspendue toute la science de Thomas Piketty, qui ne peut être que très étendue. En effet, nous confie-t-il :
« Il est toujours très difficile de mettre un prix sur le capital, d’une part parce qu’il est objectivement fort complexe de prévoir la demande future pour les biens et services générés par une entreprise ou un actif immobilier donnés, et donc les flux futurs de profits, dividendes, royalties, loyers, etc., que les actifs en question vont rapporter ; et d’autre part parce que la valeur présente d’un immeuble ou d’une société dépend non seulement de ces éléments fondamentaux, mais également du prix auquel on peut espérer revendre ces biens en cas de besoin, c’est-à-dire de l’anticipation de plus-value ou de moins-value. » 'Idem, page 271.)
Dans ce monde tout en miroirs, il y a de quoi perdre les pédales, évidemment : un prix peut toujours en cacher un autre, sans compter qu’il y a régulièrement cette ombre qu’on prendra pour la proie…
« Or ces anticipations de prix futurs dépendent elles-mêmes de l’engouement général pour ce type d’actifs, ce qui peut naturellement engendrer des phénomènes de croyances dites "auto-réalisatrices" : tant que l’on espère revendre le bien plus cher qu’on ne l’a acheté, il peut être individuellement rationnel de payer bien plus que la valeur fondamentale de l’actif en question (d’autant plus que la valeur fondamentale est elle-même très incertaine) et de céder à l’enthousiasme collectif, si excessif soit-il. » (Idem, page 271.)
D’où sort donc cette étonnante "valeur fondamentale" ? Serait-elle de la même puissance heuristique que nos deux fumeuses "lois fondamentales du capitalisme" ?
Michel J. Cuny