mardi 10 avril 2012 - par Le Canard républicain

Interview d’Annie Lacroix-Riz sur la Synarchie (2/3)

Deuxième partie de l'Interview d’Annie Lacroix-Riz.

Voir la première partie

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Pierre Pucheu et Jacques Barnaud
Source : http://www.parisenimages.fr

Cette organisation avait-elle également infiltré le mouvement syndical ?

Je vais répondre à cette question d'une façon d’autant plus précise que 1° la vérité des sources est aujourd'hui, vu l’abîme d’ignorance sur la période concernée, plus qu’inconvenante, proprement inconcevable ; 2° la crise des années 1930 et l’Occupation ont amené les directions syndicales contrôlées par le grand patronat à accompagner efficacement la guerre inexpiable conduite contre la majorité de la population (comportement aussi largement ignoré) ; 3° les fonctions qu’elles ont assumées alors (et je me borne ici à la CGT, en négligeant la centrale des évêques, la CFTC) n’ont pas constitué un obstacle à leur recyclage, sous le signe de la continuité patronale, dans la phase « américaine » ou « euro-américaine » qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale.

L’infiltration de la synarchie dans le mouvement syndical correspondit à sa phase d’expansion politico-idéologique, contemporaine (à partir de 1933-1934) de la fixation définitive de ses plans politiques. La profondeur et la gravité de la crise menaçaient alors de radicaliser à gauche la population, bien au-delà de la classe ouvrière, y compris l’encadrement, à presque tous les niveaux [1]. Ce péril imposait un certain élargissement de la base sociale, extrêmement étroite, de la synarchie. La banque Worms joua dans cet essaimage un rôle majeur. Elle s’était aventurée hors de ses bureaux dès le début des années 1930, confiant la mission d’expansion de son influence dans ses fiefs sociologiques à Jean Coutrot, petit industriel (devenu tel par mariage) dont elle fit son grand agent idéologique et son « recruteur principal » [2]. Ancien polytechnicien (promotion 1913), celui-ci œuvra d'abord dans cette grande école, créant le comité « X-Crise » en 1930-31, comité suivi d’une série d’autres, développés ou rénovés surtout à partir de 1936, et officiellement ou non dirigés ou animés par lui [3].

1934 fut une année décisive, tant par le mûrissement des projets synarchiques de destruction du régime républicain - « Plans » tous azimuts de « réforme de l’État » et mise en place définitive de la formule gouvernementale Pétain-Laval, alors respectivement ministres de la Guerre et des Colonies de Doumergue - que par l’accélération du déploiement au sein de la gauche non-communiste.

Depuis février 1934 se dessinait en effet la perspective d’un « front unique » de la gauche qui entraverait le renversement du régime républicain : c’est en effet la profonde division des forces de ce camp qui avait rendu possible l’avènement au pouvoir du fascisme tant en Italie, fin octobre 1922, qu’en Allemagne, fin janvier 1933. Les socialistes et les syndicalistes les plus violemment anticommunistes constituèrent donc, avec les radicaux, la cible de ce recrutement moins élitiste. Ces milieux étant très liés à la franc-maçonnerie, le recrutement alla bon train dans les loges, « à la Grande Loge [droitière] plus qu’au Grand Orient » [4]. Cette méthode de conquête explique que la synarchie ait été souvent qualifiée « de franc-maçonnerie blanche » lors des enquêtes policières de 1937-1938 sur les œuvres des ligues fascistes en général et de la Cagoule en particulier [5]. C’est l’explosion du « scandale » dit du « complot de la synarchie » à l’été 1941 qui imposa, et définitivement, ce dernier terme [6].

La synarchie avait financé la scission « néo » de la SFIO (Marcel Déat, Adrien Marquet, etc.), en préparation depuis la fin de la décennie 1920 et devenue officielle en juillet 1933. Ce contact avec des socialistes virant au fascisme offrit le lien idéal avec les cégétistes - tous membres de la SFIO - tentés par la même évolution et séduits par le « Plan », dit « plan de la CGT », mais né hors des milieux syndicaux. Coutrot et les siens visèrent surtout les intimes de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, chef, donc, du courant « confédéré » - par opposition aux « unitaires » de la CGTU. Le distinguo entre les deux courants, respectivement et globalement socialiste et communiste, fut strictement maintenu après la réunification de la CGT au congrès de Toulouse de mars 1936.

Cette tactique patronale rencontra d'autant moins de difficultés que depuis l’été 1934 l’unification syndicale s’opérait sous la seule impulsion des « unitaires » et que la progression des effectifs, nette en 1935, considérable en 1936, leur bénéficiait presque exclusivement. L’anticommunisme des rivaux « confédérés » en fut vivement stimulé, courant dit « centriste » de Jouhaux inclus. Le secrétaire général ne songeait depuis 1920 qu’à « contrecarrer les tentatives faites par les communistes pour s’emparer des leviers de commande du mouvement syndical » [7]. Sa hantise de perdre la direction de la CGT (ce qui avait failli lui arriver en 1920-1921) explique le soutien durable qu’il apporta au confédéré qu’on peut considérer comme la « prise » syndicale la plus spectaculaire de la synarchie : René Belin, son second, fondateur et chef du courant Syndicats. Cette « tendance » avait emprunté son nom à l’hebdomadaire que Belin et son entourage avaient projeté dès le congrès de Toulouse avec le plein soutien de Jouhaux pour faire pièce à la Vie ouvrière « unitaire » : le secrétaire général lui affecta une partie de « la caisse noire » de la CGT, soustraite dès la réunification officielle de mars 1936 à la connaissance et à l’usage des unitaires [8].

Champion du « Plan de la CGT » de 1934, lié au socialiste belge Henri de Man qui avait comme les « néos » bifurqué vers le fascisme [9], le socialiste et syndicaliste Belin fut recruté en 1934 ou 1935. Il fut parrainé par Jacques Barnaud, qui fournit à son courant ultra-droitier des sommes plus importantes que l’argent noir de la CGT : le directeur général de la banque Worms remettait « régulièrement au journal Syndicats, dirigé par Belin, les subventions […] reçues par Raymond Froideval [et…] destinées à alimenter la campagne pro-munichoise dans la CGT » [10]. Le financement s’intensifia avec les succès ouvriers de mai-juin 1936, qui firent triompher ce que le confédéré Georges Dumoulin appelait l’« arithmétique lamentable […et] imbécile » des unitaires [11]. Car, à la grande rage des dirigeants de la CGT, les unitaires, qui dirigeaient et impulsaient le mouvement social, avant et en 1936, gagnaient les élections syndicales, surtout chez les ouvriers. Leurs militants se trouvaient donc hissés aux postes de direction à tous les niveaux « ouverts » de la Centrale : syndicats, unions locales et fédérations. Mais leur progression numérique à la tête des organisations s’arrêta là car les confédérés avaient au congrès de Toulouse statutairement verrouillé la direction centrale - Comité confédéral national et commission administrative [12].

La conquête du syndicalisme « raisonnable », en quête désespérée d’appui contre ses adversaires bolcheviques, battit son plein sous le premier cabinet de Front populaire, avec l’aide précieuse du socialiste Charles Spinasse. Nommé par son ami Léon Blum ministre de l'économie nationale, le très droitier Charles Spinasse fit de Jean Coutrot, l’ancien « industriel » financé par la banque Worms, le « conseiller intime » de son cabinet [13]. Le recrutement connut son maximum d’intensité de 1936 à 1938, via les « comités Coutrot » et par diverses voies, telle la revue Les Nouveaux Cahiers.

Mis en train après la victoire électorale de la gauche, placé sous la tutelle de Jacques Barnaud, publié à dater du 15 mars 1937 (jusqu'au n° 57, de mai 1940), le bimensuel associa avec efficacité quelques cégétistes (Lucien Laurat) et des transfuges du PCF (Boris Souvarine) au gros bataillon fasciste d'origine des intimes - issus de la haute administration et de la grande entreprise - du directeur général de la banque Worms : y tenaient la plume, outre Barnaud lui-même, Auguste Detoeuf, Raoul Dautry, l’homme de Mercier (y compris au Redressement français), Jean Coutrot, etc.

En mars 1946, les industriels Detœuf, synarque important, et André Isambert, synarque moins notoire, tous deux amis « depuis 1930 environ » de Barnaud et de Coutrot, avouèrent à demi les objectifs de l’entreprise : œuvrer à « la disparition de l’esprit de classe », c'est à dire gagner à la collaboration de classe ouverte les cadres de la CGT (de la collaboration franco-allemande tout court ils ne dirent mot [14]). « Notre public se recruta principalement parmi des intellectuels de gauche, des membres du corps enseignant, des fonctionnaires, de jeunes industriels et ingénieurs, des syndicalistes ouvriers. Le Comité de vigilance des Intellectuels antifascistes nous fournit un assez grand nombre d’adhérents ». « Des discussions hebdomadaires », assurant un contact institutionnel régulier, mais ignoré du public salarié - sans préjudice d’autres occasions de rencontre -, préparaient le terrain des articles [15].

D’autres « discussions » entre la grande bourgeoisie synarchique et les cégétistes, organisées par Les Nouveaux Cahiers, revêtirent un éclat particulier : les « réunions organisées - journées de l’abbaye de Pontigny -, chaque année, depuis 1936, une, deux ou trois fois par an durant chacune 3 ou 4 jours. » [16] En 1938, la synarchie jugea la scission syndicale et la liquidation de la Tchécoslovaquie assez urgentes pour donner à ses liens avec les syndicalistes dépendants un éclat public exceptionnel : les « entretiens franco-suédois de Pontigny » réunirent du 24 au 27 juin, chez le synarque idéologique Paul Desjardins, de très grands patrons suédois et les dirigeants « de la Landsorganisation [LO] (CGT suédoise) » et leurs homologues patronaux et cégétistes français.

Un n° spécial des Nouveaux Cahiers, le 15 juillet 1938, fut consacré à la session, que son hôte Desjardins avait accueillie par ces mots : « nous sommes des Européens qui réfléchissent », sans oublier de célébrer le magnifique « document […] établi en commun » par « ouvriers et patrons ». La revue de Barnaud y fit écho, s’émerveillant des prestations suédoises et citant les réponses respectives du chef syndical, Lindberg, président de LO, et du chef patronal, Söderlund, « président de l’association des employeurs de main-d'œuvre, la CGPF suédoise pour les questions sociales », à ces deux questions : 1° « que pense la CGT suédoise de la nationalisation des grandes entreprises ? R[éponse]. En tant que syndicaliste, cela ne me regarde pas ; en tant que socialiste, j’en suis partisan. » [les syndicalistes cajolés étaient précisément enjoints de pas faire de politique anti-patronale] : 2° que pensent les patrons suédois de la négociation de « conventions nationales » patrons-ouvrier sans intervention de l’État ? « R[éponse]. L’État n’a rien à y voir ». « Aucune allusion ne fut faite aux problèmes français, quoique la plupart des questions posées fussent évidemment inspirées par le souci de ces problèmes. Aucune discussion n’eut lieu », prétendit la revue [17]. On avait au contraire beaucoup « discuté ».

Fin octobre 1938, Georges Valois, synarque très anticonformiste, au sens réel du terme [18], et ancien chef du Faisceau, rectifia ce compte rendu pour ses auditeurs du Club du Faubourg : « Dans ce cadre bourgeois [des] réceptions grandioses de M. Desjardins, les militants des syndicats révolutionnaires perdent leurs moyens devant la grandeur du lieu et les attentions dont ils sont l'objet de la part des dirigeants patronaux. […C]es rencontres sont très dangereuses car les militants se trouvent en état de nette infériorité au sujet de la tenue, du langage et des mœurs mondaines. À cette réunion, […] se trouvaient le Jouhaux suédois, les représentants du Comité des Forges et le Mercier suédois ; du côté français, les syndicalistes réformistes [Robert] Lacoste, [Georges] Lefranc et quelques militants de la CGT, non communistes [19]. On a montré […] aux représentants français la bonne entente qui existait entre les syndicalistes et le patronat suédois, confirmée par une promenade à l’abbaye de Vézelay au cours de laquelle les Français ont pu voir le délégué ouvrier suédois donnant le bras à la déléguée du patronat et trinquant avec elle. […D]ans son ensemble la CGT était d'accord pour organiser un rapprochement entre la classe ouvrière et le patronat afin d’établir une paix sociale et de préparer la guerre internationale qui est inévitable » [20].

Ces formules trompeuses, toujours utilisées par ces partenaires d’une « alliance [de classes] étrange » ou contre nature (Marc Bloch) [21], désignaient respectivement la guerre sociale et la quête éperdue d’un accord avec le Reich. Notons pour mémoire que les synarques syndicalistes, aussi liés à l’Allemagne que l’étaient leurs tuteurs patronaux, reçurent dès avant la guerre des financements allemands. Au congrès de la SFIO de mai 1939, Jules Moch, passé par « X-Crise » mais aucunement tenté par le nazisme (notable exception), lança un brûlot : « Une propagande habile, organisée sans doute par la Maison Brune [siège du NSDAP à Paris], a créé un trouble dans nos organisations syndicales » [22]. Les liens entre le camp syndicaliste « pacifiste », les synarques, dont Anatole de Monzie, truchement politique et gouvernemental d’Hippolyte Worms depuis la Première Guerre mondiale et une des « personnalités importantes » de la synarchie [23], et Otto Abetz, délégué de Ribbentrop, pourrisseur de la presse et des partis français pendant toute la décennie d’avant-guerre (avant de régner comme « ambassadeur du Reich » dans Paris occupé de juin 1940 à août 1944), sont avérés dans la phase préparatoire et consécutive à la conférence de Munich [24]. Il reste aux historiens à labourer ce champ quasi vierge, que Marc Bloch, dans L’étrange défaite, a commencé à défricher sans citer ni le nom de Syndicats ni celui de ses chefs unanimes à présenter aux auditoires syndicaux l’Allemagne nazie comme inoffensive ni celui de leurs bailleurs de fonds synarchiques [25]. Cet aspect essentiel des choses fait défaut au Dictionnaire du mouvement ouvrier dit Maitron, quasi muet, muet ou erroné sur les activités des leaders de Syndicats entre 1938 (et surtout 1940) et 1944 [26].

Le communiste Pierre Hervé fit écho à Valois en 1945 en rappelant qu’« aux “journées d’information” » de Pontigny de juin 1938, on avait vu « les “syndicalistes” Belin, Lefranc, Lacoste, [Lucien] Laurat [27], conférer et banqueter avec M. Detœuf (de la Banque de Paris et des Pays-Bas), associé d’Ernest Mercier, du trust de l’électricité, administrateur de l’Alsthom), avec M. Guillaume de Tarde (adjoint à Daniel Serruys, de la banque Lazard frères), avec M. [Alfred] Lambert-Ribot ([vice-président] du Comité des Forges) et avec d’autres délégués des banques et des trusts » [28] - tous synarques incontestés, sauf Lambert-Ribot, très probable, en tout cas strictement entouré de synarques [29].

Ce genre de manifestations tapageuses perdit en intérêt après les revers subis par la classe ouvrière. La synarchie eut moins besoin d’afficher ses auxiliaires syndicaux après l’échec de la grève générale du 30 novembre 1938 - soigneusement préparé par Jouhaux et Belin, en compagnie notamment des synarques du ministère des travaux publics Anatole de Monzie et Jean Berthelot [30] - et la répression consécutive, étapes cruciales du « Munich intérieur ». Barnaud put signer dans le n° 36 des Nouveaux Cahiers du 15 décembre 1938 un éditorial triomphant, « Après la grève générale ». Le grand banquier y enjoignait le syndicalisme congru de rendre définitif le fiasco des « représentants communistes qui l’avaient réclamée » en fonction de « considérations politiques, notamment de politique étrangère ». Il avouait son impatience de les chasser des syndicats : « la seule “victoire” du patronat devrait consister dans l’espoir de voir, à la suite de cette journée, la classe ouvrière mettre partout à la tête de ses multiples organisations syndicales des hommes de valeur, compétents, désintéressés, et jouissant d’une autorité incontestée sur les adhérents de leurs syndicats. » [31]

Moins d’un an plus tard, cette alliance permit de « mettre partout à la tête [des…] multiples organisations syndicales » les confédérés bénéficiaires de cet éloge indu : peu « désintéressés » et sans « autorité » sur les masses ouvrières, ils durent prendre d’assaut des syndicats aux effectifs en chute libre. L’État et son appareil policier et judiciaire assurèrent à dater de septembre 1939 la mise sous les verrous et la traduction en justice des dirigeants unitaires, que leurs adversaires avaient évincés de la CGT sous prétexte de non-condamnation du pacte germano-soviétique. Le grand patronat synarchique rendit ainsi aux chefs confédérés la mainmise, très ébranlée depuis 1935-1936, sur les syndicats « épurés » : il plaça là les courants « centriste » (de Jouhaux) et Syndicats (de Belin) grâce à la mise hors-jeu des adversaires communistes voués à la prison ou à la clandestinité par le décret du 26 septembre 1939 interdisant le parti communiste et organisations associées ou assimilées (et autres décrets semblables). Il leur garantit simultanément la pérennisation de cette hégémonie forcée.

Sur fond de catastrophe sociale - une pluie drue de décrets-lois sociaux destructeurs des acquis, notamment salariaux, du Front populaire -, trois industriels synarques - Raoul Dautry,désormais ministre, chargé, à l'Armement, de parachever le sabotage de l’économie de guerre française, et deux piliers du Comité des Forges et de l’UIMM, Lambert-Ribot et Jacques Lenté -, signèrent le 7 octobre 1939 les « accords du Majestic » avec deux chefs confédérés : Léon Jouhaux et un délégué de la métallurgie, Léon Chevalme, héraut depuis février avec Marcel Roy, autre secrétaire confédéré des Métaux, de la baisse des salaires de l’aéronautique [32]. L’entrevue « se termina par une déclaration lyrique sur la “collaboration patronale, ouvrière et gouvernementale” pendant la durée des hostilités » [33] : elle annonçait « une ère de progrès dans la liberté, la concorde et le respect des droits individuels et collectifs pour l’humanité entière » [34]. Sous l’emphase mensongère se nichait l’essentiel : Jouhaux et Belin avaient obtenu que les délégués ouvriers, élus par leurs pairs depuis les accords Matignon, fussent « nommés » sur proposition des« organisations syndicales les plus représentatives ». Le décret-loi du 19 novembre 1939 consacra ce « moyen d’éliminer les unitaires » [35] (jusqu'à la Libération). Ces bienfaits furent octroyés, je l’ai dit, en plein effondrement du syndicalisme, abyssal dans les Métaux, fief unitaire, surtout en région parisienne [36].

Cette collaboration confédérés-grand capital-État aboutit à placer dans les cabinets ministériels de la Drôle de guerre les chefs de Syndicats. Ils conservèrent leurs strapontins sous Vichy [37], en dépit de la suppression officielle de la CGT, réalisée par décret de novembre 1940 signé de Belin lui-même. Qu’on réfléchisse au sens que les bailleurs de fonds et tuteurs du « ministre » en titre, ancien lieutenant de Jouhaux promis à sa succession à la tête de la CGT, avaient affecté à ce que leur obligé prît la responsabilité personnelle de la liquidation du syndicalisme ouvrier. Le centre des prébendes allouées pour services rendus aux « hommes de valeur » loués par Barnaud fut le cabinet de Belin, ministre de la Production industrielle (PI) et du Travail de juillet 1940 à février 1941, puis, jusqu’en avril 1942, du Travail seul. Car la synarchie de haut rang prit officiellement en mains la PI à partir du cabinet Darlan, de février 1941, jugeant désormais la « couverture » syndicale inutile. Ce contrôle direct perdura jusqu'à la Libération : Pucheu fut investi ministre-secrétaire d’État en mars 1941 (Vichy et Berlin s’étaient à un moment donné entendus sur Baudouin [38], les synarques étant interchangeables). Pucheu, « ancien directeur général des usines Japy » (machines de bureau, propriété à 100% de la banque Worms) et chef des exportations du comptoir sidérurgique, et, depuis « la fin 1940, […] président du CO des machines de bureau, puis de celui des industries mécaniques », succédait de fait à ce poste à Barnaud, qui fut alors doté de la Délégation générale aux relations économiques franco-allemandes. Bichelonne, autre élu de la synarchie et du Comité des Forges, secrétaire général de la PI depuis l’été 1940, remplaça au poste de ministre son ami Pucheu d’avril 1942 à août 1944 [39].

En cette ère Laval, les riches aumônes versées aux anciens chefs de Syndicats installés au ministère du Travail furent maintenues sous les successeurs de Belin, Hubert Lagardelle, placé sous la stricte férule de Bichelonne (comme naguère Belin sous celle de Barnaud), puis Bichelonne lui-même, qui ajouta le Travail à la PI en novembre 1943. Mais il y eut bien d’autres havres vichystes, tels le Conseil national, qui accueillit 18 des lieutenants du (faux) ministre Belin [40], et les nombreux organismes du style COSI (Comité de secours immédiat aux sinistrés) [41]. Le syndicalisme félon avait, officiellement, endossé l’assassinat du syndicalisme indépendant (du patronat), mais conservé ou amélioré ses sinécures.

Belin lui-même, gratifié fin 1941 de la francisque (n°808) avec le parrainage de deux insignes synarcho-cagoulards, DuMoulin et Ménétrel [42], fut, à son éviction gouvernementale d’avril 1942, recasé par ses bienfaiteurs à la présidence de la « Caisse de prévoyance des employés des usines d’énergie électrique et du gaz ». Il y demeura jusqu'à sa « fuite en août 1944, quelques jours avant l’insurrection de Paris ». En mai 1945, époque où policiers et magistrats décrivaient encore parfois des hommes de Vichy en termes « résistants », « l’inspecteur spécial » de la PJ Vilatte, chargé de l’enquête de Haute-Cour visant Belin, décrivit ainsi l’ancien ministre « reconnu comme collaborant en plein avec les Allemands. Ambitieux, vulgaire, plein de mépris pour l’idéalisme populaire, tout gonflé par les égards intéressés que lui prodiguaient les salons conservateurs, les polytechniciens, l’Inspection des Finances et les trusts » [43]. Il convient de traduire cette dernière liste par « synarques » : le même Vilatte était d'ailleurs chargé d’une enquête approfondie « sur la synarchie » et sur les grands synarques [44].

Auprès de Belin œuvraient sous l'Occupation d’autres synarques de rang inférieur : tels Laurat, ancien responsable de la formation économique à l'institut supérieur de la CGT ; son pair Georges Lefranc ; Froideval, chef de cabinet de Belin et « membre du comité d’honneur du cercle européen » [45], si collaborationniste - « un brave homme, adversaire du communisme », déclara le 25 décembre 1940 Ernst Achenbach, le conseiller d’Abetz à l’ambassade d'Allemagne à Paris, à Darlan [46] - que le Reich l’appréciait encore plus que Belin : le projet de scission du ministère Belin prévoyait alors d’attribuer « la production à M. Baudouin et le travail à M. Froideval, chef syndicaliste proposé par les Allemands. » [47] Francis Million avait été gratifié, comme Jouhaux, d’un strapontin au conseil général de la Banque de France après la loi de « réforme » du 24 juillet 1936 : il couvrit avec zèle la politique de déflation des salaires et d’inflation des prix industriels sous la république agonisante avant d’être promu, auprès de Belin, secrétaire général à la main-d'œuvre sous le cabinet Darlan, etc.

Entre autres missions collaborationnistes - dont l’achèvement du syndicalisme ouvrier via la Charte du travail d’octobre 1941 -, ces anciens cégétistes assumèrent la responsabilité des préparatifs puis de la mise en œuvre du service du travail obligatoire. La question du « recrutement de la main-d'œuvre française pour l’Allemagne » fut explicitement posée par l’occupant à Vichy dès le printemps 1941. Elle devint cruciale dès l’été [48], avec l’effondrement brutal du Blitzkrieg dans les plaines russes [49]. Belin réussit à faire parfois en la matière mieux que son maître, ainsi le 14 janvier 1942, où les Allemands s’en félicitèrent : Barnaud a invoqué contre la propagande du gouvernement français en faveur du recrutement des travailleurs français pour le Reich « qu’une semblable déclaration donnerait un nouvel essor à la campagne communiste et gaulliste. Par contre le ministre Belin trouvait tout à fait souhaitable que l’on publiât cet appel. Ensuite, après avoir écouté l’explication de Belin, les autres délégués français se sont déclarés prêts à y consentir. » [50]

Dès la mi-janvier 1942, trois mois avant retour de Laval, plus d’un an avant le décret officiel sur le STO (du 16 février 1943), c’est un trio synarchique, Belin, encadré par ses tuteurs Barnaud et Lehideux, qui symbolisa la propagande officielle française en faveur du travail forcé dans le Reich : « Dans une réunion qui a eu lieu chez le commandant militaire en France et à laquelle assistaient les représentants de l’ambassade, de l’état-major et du Grand État-major, les ministres français Barnaud, Belin et Lehideux se sont déclarés prêts à soutenir de leur mieux désormais le recrutement d’ouvriers français pour l’Allemagne, tant au moyen d’une déclaration officielle du gouvernement que par n'importe quel autre moyen approprié. La déclaration du gouvernement va paraître dès que les délégués du gouvernement français, chargés de veiller aux intérêts matériels et moraux des ouvriers français en Allemagne, prendront leur fonction. » [51].

Certains des synarques syndicaux, auxiliaires précieux pour neutraliser - à défaut de (re)conquérir - la classe ouvrière et les salariés, prirent leurs distances avec Vichy beaucoup plus tôt. La synarchie put, aux débuts de la Pax Americana, user de leurs services plus tôt ou plus ouvertement que de ceux des vedettes de Syndicats, condamnés à une certaine discrétion. À leur tête figura Robert Lacoste, ancien secrétaire de la Fédération générale des fonctionnaires de la fonction publique et ministre socialiste de la PI après la Libération : c’est lui qui, en septembre 1945, dénonça à André Tixier, son collègue socialiste de l’intérieur, l’infâme Belin, stipendié par Barnaud pour faire de la propagande munichoise « et surtout […] réduire à l’impuissance, par la calomnie, la tendance confédérale patriote et anti-allemande que dirigeaient Léon Jouhaux, Louis Saillant et moi-même. » [52] C’était oublier qu’ils avaient assidûment fréquenté les mêmes cercles patronaux synarchiques, et que Lacoste avait autant que Belin « f[a]it avant-guerre une intense propagande en faveur de l’économie dirigée et de la planification industrielle » [53]. La CGPF - devenue Conseil national du patronat français (CNPF) en 1946 - fit de septembre 1944 à février 1950 de sa « tête de pont au parti socialiste » un ministre inamovible de la PI, puis « de l’industrie », puis « de l’industrie et du commerce » - exceptée la courte parenthèse du communiste Marcel Paul (novembre 1945-novembre 1946) [54]. Le politiste américain Henry Ehrmann, qui prétendait douter de l’existence de la synarchie mais dont chaque page ou presque de l’ouvrage La politique du patronat français 1936-1955 confirme la réalité, a décrit les « contacts étroits » entre Lacoste et « certains chefs du mouvement patronal » (tous synarques) [55].

Tous les synarques syndicaux qui n’avaient pas brûlé leurs vaisseaux entre l’été 1940 et la Libération reprirent du service cégétiste officiel après que la Pax Americana eut remplacé l’ère allemande. Ceux qui avaient été définitivement exclus des syndicats continuèrent à servir le grand patronat synarchique, Belin et Laurat compris. Ils contribuèrent, auprès du patronat français et des nouveaux protecteurs américains, à la scission syndicale de 1947-1948 (entre CGT et Force ouvrière). Parmi eux, Georges Albertini, auxiliaire de la banque Worms avant et pendant la guerre, protégé de Bichelonne, mérite mention. À ce lieutenant de Marcel Déat au Rassemblement national populaire, alias Claude Varennes, sorti de Fresnes en février 1948, Hippolyte Worms en personne attribua aussitôt un bureau au siège de sa banque et la fonction y afférente. Financé par la banque Worms, le CNPF et la CIA - dernière donnée mieux connue [56] que le financement allemand d’avant-guerre à Syndicats -, l’ancien socialiste et syndicaliste anima presque jusqu'à sa mort (1981) l’inusable croisade anticommuniste et antisoviétique [57].

 

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