mardi 10 avril 2012 - par Le Canard républicain

Interview d’Annie Lacroix-Riz sur la Synarchie (3/3)

Troisième et dernière partie de l'Interview d’Annie Lacroix-Riz.

Voir la première partie

Voir la deuxième partie

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Pierre Pucheu et Jacques Barnaud
Source : http://www.parisenimages.fr

Dans le Pacte synarchique révolutionnaire pour l’Empire Français, l’« Union fédérative de l’Europe » ainsi que « les cinq fédérations impériales du monde actuel, déjà formées ou en formation, comme base d’une Société Universelle des Nations », sont évoquées. Cela semble être dans la lignée de ce que vous avez mentionné dans votre conférence-vidéo, Intégration européenne sous le contrôle du Reich et plans américains pour une unification de l’Europe, à partir de la 44 ième minute ?

J’ai fait allusion à la réception à l'ambassade d'Allemagne, le 7 septembre 1941, de quinze personnalités françaises, parmi lesquelles six synarques - ministres recensés sur la liste Chavin des « 46 affiliés les plus importants » : Barnaud, délégué général aux relations économiques franco-allemandes, Jacques Benoist-Méchin, secrétaire d’État auprès du chef du gouvernement, Bichelonne, secrétaire général (et futur ministre en avril 1942) de la production industrielle, Bouthillier, ministre des Finances, Lehideux, ministre de la PI (successeur de Pucheu), et Pucheu, ministre de l'intérieur. Les autres hôtes, industriels ou/et banquiers ès-qualités, le plus souvent présidents du comité d'organisation de leur branche, étaient également synarques, plus ou moins notoires, tel Henri Ardant, président de la Société générale et du comité d’organisation des Banques [1].

Cette manifestation mondaine franco-allemande eut lieu dans la phase la plus intense de la collaboration. L’enthousiasme avait été délirant depuis les premiers mois de 1941, pour la guerre prévue et attendue contre l’URSS : c’était la cible obsessionnelle, depuis novembre 1917, de la grande bourgeoisie française en général et de la synarchie en particulier. À la fin de l’été 1941, l’allant pro-allemand demeurait très élevé, bien que le Blitzkrieg apparût déjà en difficulté à l’Est. On était fort avancé dans la mise en œuvre des vastes projets « européens » communs, des cartels aux sociétés mixtes en passant par les cessions de titres français aux financiers allemands et les aryanisations partagées [2]. À cette occasion, « le banquier Ardant exprim[a], d’accord avec Pucheu et Bichelonne, l’espoir que les plans allemands seraient assez vastes pour décider la suppression des frontières douanières et créer une monnaie unique pour l’Europe. “Cette prise de position sans équivoque du président de la Société Générale qui doit être actuellement désigné comme le premier et le plus important des banquiers français semble particulièrement importante” », commenta le rédacteur allemand du compte rendu [3].

En cette ère de triomphe politique absolu, la synarchie qui avait investi le cabinet Darlan proclamait les objectifs que ses auxiliaires syndicaux avaient glorifié dans les colonnes des Nouveaux Cahiers en pleine drôle de guerre. Ainsi Lucien Laurat avait-il signé, dans le n° du 1er novembre 1939, un article piaffant d’impatience sur les développements franco-allemands imminents, malgré son faux-semblant de traitement du Reich en État ennemi : « Après la guerre il faudra gagner la paix ». Le lecteur pourra aisément supprimer, pour mieux lire ce programme commun, la phrase de pure convenance : « L’Allemagne, en faillite avant même d’avoir déchaîné la catastrophe, le sera encore plein plus après avoir perdu la Guerre » : « Seule l’unification économique de l’Europe nous paraît susceptible de faciliter la solution des problèmes économiques et financiers de l’après-guerre immédiat […L]e passage de l’économie de guerre à l’économie de paix » ne trouvera de solution « que sur le plan européen. Il s'agira de payer la note. L’Allemagne, en faillite avant même d’avoir déchaîné la catastrophe, le sera encore plein plus après avoir perdu la Guerre. L’Europe ne pourra trouver les fonds nécessaires à sa restauration qu’en procédant à la compression sévère de tous ses faux-frais, à la rationalisation de sa structure économique. Là encore, la solution qui s’impose nous paraît être la création d’une économie pan-européenne sur la base de certaines réformes de structure à réaliser sur le plan intérieur des grandes nations de notre continent. » [4]

Cette frénésie germano-européenne, affichée sans pudeur depuis Munich, explosa dans la phase allemande ascendante de l’Occupation [5]. Elle n’a aujourd'hui pas droit de cité académique, car la passion « européenne » a conduit l’historiographie dominante à entraver la connaissance historique tirée des sources d’avant-guerre et de guerre. Les auteurs et tuteurs de la bibliographie « officielle » du programme des concours d’histoire de 2007-2009, tout à leur objectif d’expier le NON au référendum de mai 2005, en endoctrinant les futurs enseignants à coup d’« europtimisme » à prétentions scientifiques, ont postulé une parenthèse de guerre 1939-1945 dans les plans « européens » : de tels plans, présumés fort aimables et pacifistes avant-guerre, et au moins aussi plaisants après mai 1945, ne pouvaient naturellement coexister avec pareil conflit qualifié d’« idéologique » [6].

Ce choix, politique, idéologique et non scientifique, a eu pour condition sine qua non une reconstitution a posteriori des faits démentie par les archives originales. L’Occupation ne fut pas caractérisée par un « trou noir » ou une « rupture » dans les plans « européens » de la synarchie, qui avait été étroitement liée, dès l’avant-guerre, au « clan Goering ». Les « milieux bien informés » n’ignoraient pas ces liens, de plus en plus nettement perceptibles depuis Munich. Le patriote Raymond Brugère, « seul diplomate » démissionnaire le 17 juin 1940 [7], avait comme ambassadeur à Belgrade (novembre1938-juin1940), « en la personne de Neuhausen, connu certaines tentacules [des] groupes allemands du système Goering » : Goering, délégué gouvernemental de la sidérurgie, et Frantz Neuhausen, son « ami personnel » et consul général d’Allemagne à Belgrade [8], traitaient quasi ouvertement en Yougoslavie avec « Hippolyte Worms et son équipe », adeptes d’« une politique bancaire prétendument “réaliste” » [9].

L’Occupation ne fit que développer cette intense collaboration d’avant-guerre, qualifiée d’« européenne » ou de « continentale », sous tutelle allemande et en tous domaines. Elle permit aux partenaires de poser des jalons décisifs pour l’« Union européenne » postérieure à la guerre, y compris en matière de mariages de capitaux. Les réalisations de ce temps furent dignes du texte du télégramme que Franz von Papen, alors ambassadeur d'Allemagne à Ankara [10], adressa à « [s]on ami de longue date Benoist-Méchin », qui se targuait en permanence de la puissance politique de « [s]on groupe » (de synarques), pour le féliciter de son maintien dans le cabinet Laval d’avril 1942 : “Recevez mes meilleurs vœux pour le changement décisif qui se dessine ces jours-ci dans l’histoire de la France. Je suis plus que jamais convaincu que l’édification de la nouvelle Europe est assurée, si nos deux peuples affrontent au coude à coude la rénovation sociale de ce continent” » [11].

Il fallut simultanément s’adapter à la perspective de plus en plus certaine - depuis la mort du Blitzkrieg - de Pax Americana et d’intégration de ces plans aux plans « européens » des États-Unis [12].

Que vous inspire l’appel lancé par les confédérations patronales française, allemande et italienne en octobre 2011 à davantage d’intégration européenne, ainsi que les « bonnes affaires » réalisées actuellement par le patronat allemand en Grèce ?

La conjoncture actuelle présente des similitudes frappantes avec les pratiques qui ont tenté de parer, depuis 1914, à ce que Lénine appelait « crise générale de l’impérialisme » [13]. Les gouvernements prétendument « techniques » ou d’« union nationale » qu’on nous fait valoir en Grèce et en Italie regroupent les mêmes forces socio-économiques que les formules fascistes que les milieux financiers ont imposées à la plupart des pays du continent européen à partir des années 1920. Je vous renvoie à cet égard à mes travaux sur l’entre-deux-guerres.

Pour terminer, depuis plus d’un an, vous luttez contre la vaste entreprise de réhabilitation de Louis Renault, et avec lui, du haut patronat français sous l’Occupation. Qu’en est-il aujourd’hui de votre combat ?

Ce combat se poursuit activement, d’autant plus que les héritiers, qui avaient le 9 mai 2011 assigné l’État - autrement dit le contribuable - en indemnisation des actifs industriels de Louis Renault confisqués par l’ordonnance du 16 janvier 1945, ont interjeté appel de la décision prise le 11 janvier 2012 par le TGI de Paris de ne pas transmettre au Conseil constitutionnel ladite assignation.

L’interview ayant été longue, le lecteur pourra « souffler » avant de trouver réponse à la question en consultant 1° la rubrique « Dossier Renault » de mon site, www.historiographie.info, 2° ma liste de diffusion (s’inscrire via le site), sachant que les textes déjà diffusés sont systématiquement versés à la rubrique « Dossier Renault » susmentionnée ; 3° le site de l’association « Esprit de Résistance » fondée en juillet 2011, http://www.espritderesistance.fr/. Y ont été versés, d’une part, les textes que j’ai rédigés sur la question depuis février 2011, et, d’autre part, des copies ou transcriptions de documents, incontestables sur la collaboration économique, politique et policière, de Louis Renault et de la direction de ses usines, collaboration sans réserves qui prolongea et aggrava sous l'Occupation des pratiques d’avant-guerre.

La réédition d’Industriels et banquiers français sous l’Occupation tiendra compte de nombreux éléments nouveaux fournis par les sources dépouillées depuis la parution de l’ouvrage (1999) : en particulier par l’énorme fonds de Haute-Cour (microfilmé) relatif à Lehideux et au Comité d'organisation de l’automobile (3W, 217 à 234), dont la consultation m’a demandé un an de travail, et par les archives des Renseignements généraux de la Préfecture de police, très intéressantes sur la politique répressive et sur les modalités de l’exploitation ouvrière aux usines Renault (Boulogne-Billancourt seulement), tant avant que pendant l'Occupation (BA 2135 et 2136).

Cette correspondance originale alourdit encore le tableau du collaborationnisme général de celui que ses héritiers en quête d’indemnisation osent depuis janvier 2011 présenter comme une victime de De Gaulle et de la Résistance communiste, accueillis en toute quiétude par les grands media : jusqu'ici, les journalistes leur ont épargné l’épreuve d’être confrontés à la thèse inverse. Certains des textes que j’ai rédigés sur la question évoquent la responsabilité de la grande presse, écrite et audio-visuelle, dans le négationnisme médiatique organisé sur l’affaire Renault. Ceux qui ont lu ou liront Le choix de la défaite ne seront pas surpris des similitudes entre les mœurs de la presse « gleichshaltée » de 1938-1940, financée par les marchands de canon et la haute banque (Alexander Werth), et celles de la presse contrôlée aujourd'hui par les mêmes milieux. Le service public de télévision s’est pour sa part illustré dans la défense et illustration de Louis Renault et de ses héritiers souffrants, y compris en inventant une fallacieuse « historienne » allemande ayant naguère œuvré sur commande de Mme Hélène Dingli-Renault, petite-fille de Louis Renault, et de son mari Laurent Dingli, historien officiel des héritiers Renault. Vous avez, sur votre site, publié ma lettre ouverte de protestation contre l’engagement réitéré de Gérard Grizbec au service de ces derniers (http://www.xn—lecanardrpublicain-jwb.net/spip.php?article573) - ainsi que bien d’autres textes sur le dossier. Je vous en remercie, ainsi que tous les vaillants amis de l’histoire qui, sur la toile, secondent la mission d’information historique et civique si gravement compromise par le monopole exercé par les puissants sur les grands media.

J’ai souvent l’occasion, depuis 2011, de traiter du dossier Renault, notamment devant des auditoires de syndicalistes. Le lecteur pourra notamment consulter le n° 39 des Cahiers d'histoire de la Métallurgie CGT, mars 2012, qui reproduit une conférence sur « La collaboration du patronat » donnée le 28 avril 2011 à l’institut CGT d’histoire sociale (http://www.ftm-cgt.fr). J’y ai dit, et oublié de corriger sur la version écrite, que Villers-Saint-Sépulcre était dans la Somme : c’est dans l’Oise, avec mes excuses... Mes amis Alain et Michel Le Thomas, des Films de l’an 2 (http://vimeo.com/user4868631), ont enregistré les débats de la session de formation et discussion organisée par l’institut CGT d’histoire sociale de la chimie, les 20 et 21 mars 2012 (http://vimeo.com/38994792).

Le 8 juin, je traiterai à Limoges du thème « La collaboration patronale : l’exemple de Louis Renault », à 20h, salle Blanqui n°3 (derrière l’Hôtel de Ville).

Notes :

Toutes les allusions sont explicitées par mes ouvrages : Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), 2e édition, 2010 ; Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, 2e édition, 2010 ; De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, 2008 ; Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, 1999, Paris, Armand Colin (réédition très approfondie en cours, à paraître en 2013) ; et mes articles : « La synarchie de l’entre-deux-guerres à l’après-Libération » : 1e partie, « La direction de la synarchie (1922-années 1930) », La Raison, n° 562, juin 2011, p. 17-21 ; 2e partie, « La stratégie putschiste de la synarchie 1933-1939 », La Raison, décembre 2011 ; « Des champions de l’Ukraine indépendante et martyre à l’institut d'histoire sociale », sur mon site www.historiographie.info ; « La scission de 1947 (1943-1947) », in Pierre Cours-Salies et René Mouriaux, dir., L’unité syndicale en France, 1895-1995, Paris, Syllepses, 1997, p. 31-50. D’autres références sont fournies dans le texte des notes.



2 réactions


  • devphil30 devphil30 10 avril 2012 11:50

    Merci pour ces 3 articles passionnants 


    Que l’on ne vienne pas nous dire que la passage de la gauche au pouvoir fera partir les fortunes car les banques et les fortunes ne fonctionnent qu’en fonction de leur intérêts propres sans aucune considération patriotique ni humaine.

    Ces gens sont le véritable « cancer » de la société car ils ne génèrent pas de travail ou d’activité , ils génèrent seulement par le biais de l’héritage et de la spoliation un semblant de travail pour permettre aux gens de survivre , avant les mineurs était logés et disposait d’un salaire pour survivre aujourd’hui le salaire est plus important mais les besoins inutiles sont plus nombreux , le crédit et l’endettement de la société de consommation sont nos propres chaines , on nous oppose le manque de croissance si on ne consomme pas mais dans quelle situation sommes nous actuellement ??
    Le capitalisme est un tueur , il tue par l’aliénation du travail et quand le capitalisme ne peux plus croître alors il détruit tout par une guerre pour mieux repartir , dans cette « farce » seul quelques privilégiées profitent de ce système , le plus grand nombre travaille et meure pour ce capitalisme destructeur.

    Philippe 

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