samedi 27 décembre 2014 - par Serge ULESKI

Jacques Chancel est mort : vive Jacques Chancel

 

 Encore gamins, nous serons nombreux à découvrir le meilleur de la télévision avec Jacques Chancel. Pour cette raison, mort ou vivant, présent ou absent, Jacques Chancel ça ne se déplore pas, ça se célèbre, lui et toute une génération qui ont permis de hisser l’audiovisuel à une hauteur de vue et d’écoute sans équivalent ; une génération de volonté et de courage, au service du partage de l’excellence auprès du plus grand nombre à une heure de grande écoute, et alors que l’on ne disait pas encore « en prime time ».

Dans ces années-là, années 70, c’est « Le Grand échiquier » qui sera la clé de voute de cette ambition (avec « Droit de réponse » et parfois, « Apostrophes ») ; une émission de plus de trois heures diffusée en direct qui recevra les meilleurs, de Léo Ferré à Ivry Gitlis en passant par Ruggero Raimondi ; et même si on pouvait questionner les goûts de Chancel dans le domaine de la musique dite « savante » qui semblaient se cantonner à l'opéra italien, le boléro de Ravel, Offenbach et Tchaïkovski, n’empêche, trois heures durant, il nous avait été bel et bien donné d’atteindre une autre dimension - appelons-là comme on voudra ! -, aux côtés de ceux qui font figure d’exception pour une rencontre d’un autre type.

Plus tard, il arrivera à Jacques Chancel de céder aux modes avec un grand échiquier BHL-France Gall, Arman et César, sans doute dans l’espoir de pouvoir survivre encore un peu en s’épargnant des récriminations quant aux choix de ses invités qui devaient ne rien devoir à la pression des agences de communication et de relations publiques et aux lobbys.

 

  Jacques Chancel c’est une époque où la télévision savait encore recevoir un invité qu’elle plaçait au centre de toutes les attentions ; et ce n’était que justice car ses invités d’alors s’étaient construits le plus souvent sans la télévision ; par conséquent, ils ne devaient rien à ce média qui les sollicitait : rien à vendre, rien dans les poches donc ! mais tout dans la tronche ! Et quelle tronche ! Dans le sens de… « Quels talents et quels esprits ! »

Pour cette raison - gratitude oblige ! - la télévision savait qu’elle leur devait à tous son existence même.

Aujourd’hui, la donne a changé : la reconnaissance et la notoriété reposant sur une couverture médiatique qui décide de tout ou presque, les « invités » lui étant redevables comme aucune autre génération avant elle, c’est sans doute la raison pour laquelle ce qui est devenu « la télé » méprise à ce point ceux qui, selon son bon vouloir, sont invités à y faire un tour de piste et de manège, d’autant plus que l’inversion des priorités, d’aucuns parleront de « valeurs » -, est venue tout remettre en question ; celui qui n’est plus qu’un animateur sera désormais placé au centre du dispositif et fera l’objet de toutes les attentions car, désormais, c’est lui que l’on cherchera à imposer tel un Dechavanne ou un Ardisson, les invités devenant alors de simples « faire-valoir », avec pour conséquence ceci : qui, aujourd’hui, descendra dans la rue pour sauver une émission, exiger son maintien ? Ou bien plutôt : qui et quoi mériteraient une telle mobilisation ?

Rien ni personne.

 

 

 Jacques Chancel aura été un des derniers à donner à la télévision ses lettres de noblesse juste avant le grand basculement et la grande débâcle ; naïf, il soutiendra la privatisation de TF1 en 1986 ; or, cette privatisation signera pourtant son arrêt de mort car, le service public ne cessera pas de courir après la chaîne de l’entreprise de BTP Bouygues : guerre de l’audience ; on raisonnera alors autour de… et l'on parlera une seule langue : audimat.

Avec cette privatisation, Chancel refusera d’y voir une question économique aux enjeux politiques - politique culturelle et politique tout court ; il est vrai qu’il entretenait, depuis la fin de la guerre d’Indochine, un profond dégoût du politique.

« Si vous ne vous occupez pas de politique, c’est la politique qui s’occupera de vous ! » Jacques Chancel sera balayé, lui et tous ceux qui l'ont accompagné, près de deux générations, des années 50 aux années 80 (1) ; et il ne sera donné à personne de poursuivre leur « œuvre » à tous. En effet, les hommes susceptibles d’appuyer, de soutenir et d’encourager une telle ambition ne seront plus au rendez-vous, les présidents de chaînes n’étant que les passagers d’une croisière qui a pour nom : "Grandes écoles et hauts fonctionnaires, un jour ici, un jour ailleurs !", en SDF d’une fonction publique de moins en moins au service de qui que ce soit ; des hommes sans métier, venus de nulle part, embarqués vers une destination aussi incongrue qu’illisible, introuvable aussi, excepté dans les colonnes d’un compte d’exploitation impitoyable ; un voyage à la Jules Verne, à vingt mille lieues sous les mers, à vingt mille lieues de la vie, de la création et du battement de cœur d’êtres humains d’une singularité et d’une originalité qui forcent le respect et forment des générations entières à la culture de l’excellence.

Et comme un fait exprès, tous ceux qui succèderont à cette génération ne serviront plus la télévision et son public ; en revanche, encouragés par un environnement d’affairistes voraces - argent roi, trahisons et corruption -, ils n’hésiteront pas à se servir de la télévision pour assurer leur propre ascension et prospérité professionnelles dans la durée car, après l’argent, c’est la longévité qui sera la mesure de toute chose.

Viendra alors l’ère des animateurs parasites qui s'appuieront sur la notoriété de leurs invités pour faire carrière et asseoir leur légitimité, sans aucune prise de risques, sans esprit de découverte puisque pour « passer chez eux » il faudra être impérativement « connu », voire célèbre. L’animateur Michel Drucker sera et reste la figure archétypale de "l'animateur parasite", un CD dans chaque main, en VRP de SONY, d’Universal et de la FNAC, un sourire complaisant pour accompagner des questions d’une flagornerie niaise, véritable insulte non seulement à l’intelligence mais plus important encore … à la dignité humaine.

Arte, la chaîne franco-allemande créée en 1991 ne nous sera d'aucuns secours : télé agitée et bruyante d’info-graphistes branchouillards, pédants et fatalement creux, cette télévision sans visage ni voix, qui ne parle à personne et dont on sauvera juste quelques documentaires et quelques soirées thématiques, ne manifestera aucune volonté d’ouverture à la pluralité de toutes les audiences ; en effet, Arte n'aidera personne à s’élever ni à vivre, excepté ses salariés, et certainement pas une audience déjà informée et cultivée pour laquelle cette chaîne n'est que "le repos du guerrier" après une journée d’un labeur dit « intellectuel » à des postes qui ont pour autorité de tutelle qui, un ministère de la culture, qui de l’éducation nationale et d’autres encore… de l'enseignement supérieur : enseignants, profs, agrégés et quelques syndicalistes égarés.

Après avoir passé une journée « à faire de la culture », il est vrai qu'Arte permettra à ces "élites" de regarder la culture se faire sans elles ; ce qui doit bien les reposer, c’est sûr !

Télé en vase clos, télé-ghetto, Arte, c’est la culture qui parle à la culture et ce faisant, n’en finit pas de se mordre la queue à longueur de soirées culturo-mondaines, tout au long de l’année même si cette chaîne n’oublie pas de diffuser des films étrangers doublés en français : véritable gageure.

Aujourd'hui encore, on aura rarement vu autant de monde mettre un point d’honneur à éviter le chiffre 7 de leur télécommande comme on évite la peste et le choléra ; car la haine d’Arte est toujours palpable, tenace.

 La haine de Jacques Chancel ? Jamais !

 

 Face à un tel gâchis, il nous reste, certes, une consolation ; et de taille celle-là ! Internet... qui est toute la mémoire du monde ; le monde d’hier et le monde à venir.

Ogre, Internet a tout dévoré, menaçant les derniers vestiges d’un audiovisuel à bout de souffle qui n’a plus qu’un seul message : « Amusez-vous et oubliez tout ! Le navire coulera bien assez tôt, avec ou sans nous ! »

De cette menace, personne ne s’en plaindra car, la télévision doit mourir pour que cessent l’abaissement, l’abrutissement et la désinformation par omission d’un « 20 heures », public comme privé, risée du monde entier, et à la direction duquel on trouvera des gens grassement soudoyés pour ne jamais tenir tête à qui que ce soit.

Et bien que nous soyons maintenant occupés ailleurs, ils nous tardent de rédiger l'oraison funèbre de cette "télé" et d’entonner un chant requiem : on imaginera un long cortège conduit par un Jacques Chancel maître de cérémonie... funéraire s'entend. Ce qui n'est que justice : Jacques Chancel a longtemps maintenue en vie une télévision aujourd'hui moribonde, il lui revient donc de l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure : le CSA.

 

 Aussi, longue vie à cette mort-là !

 

 

1 - Dans le désordre : Marcel Jullian, Claude Barma, Lazareff, Sallebert, Decaux, Castelot, Lorenzi, Pierre Sabbagh.

 

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 Pour prolonger, cliquez : André Bazin, « À la recherche de la télégénie »



13 réactions


  • César Castique César Castique 27 décembre 2014 09:31

    Chancel a débuté dans l’information en partant pour l’Indochine, où on se battait pour de vrai, tandis que les médiateux de la génération suivante émanaient de Mai 68.

    Il y a une sacrée trotte, et pas qu’en kilomètres, entre le Grand Monde et le Boul’Mich’ Tout est dit.

    Coup de blues


  • Fergus Fergus 27 décembre 2014 09:49

    Bonjour, Serge.

    Je n’ai jamais regardé « Le grand échiquier », étant totalement rétif à ce type d’émission. Je n’en reconnais pas moins de grandes qualités à Chancel dont j’ai écouté à de très nombreuses reprises « Radioscopie ». Nul mieux que ce journaliste n’à su tirer la quintessence de la personnalité d’invités aussi différents les uns des autres. En cela « Radioscopie » portait parfaitement son nom. 


  • mmbbb 27 décembre 2014 10:39

    A l’auteur Vous etes un passeiste et je ne n’aime pas votre argumentation qui denie notre monde contemporain et magnifie le passe .Chancel a trace la voie le grand echiquier je l’ai regarde puisqu’a lepoque il n’ y avait peu d’ emssions ouvrant d’autres horizons Vous etes tres severe sur ARTE et je ne partage pas votre point de vue Dans la vie l’effort d’ouverture et de conquete est un effort personnel j’ai essaye de donner des clefs a des beaufs j’ai perdu mon temps Mon milieu familail etait peu encllin a toute nouveaute et qualifiait « de culture bourgeoise des que la peinture la musique etaient evoquees » L’argument selon lequel la culture est elitisme utilise par la gauche est facile trop facile et encore utilise aujourd’hui a des fin de politique politicienne La culture s’adresse a tous Si les personnes preferent regarder des emission de tele relaite c’est absolument leur probleme et les beaufs cites precedemment se vautrent dans cette fange Il est si facile d’accuser l’elite la classe bourgeoise et ne pas critiquer le peuple Desormais nous avons acces a la culture et je beni notre epoque Ce que je n’avais pas lorsque je vivais a la campagne certes j’etais ecolo avant l heure mais je me faisais bien chier il n’y avait rien vraiment rien et c’est pour cela que j’ai vote Mirretrand ARTE propose des emissions qui ouvrent l’espace mais il faut faire un effort Palettes d’Alain Joubert. la serie de Mr Victor le dessous des cartes exellente emission des series sur la science par exemple l’histoire de la chimie de l’evolution de l’homme , de l’histoire des science Oui je l’avoue i ai passe de tres bon moment avec cette chaine sans parler de la diffusion du classique et du jazz et divers documentaires varies l’espace la renaissance etc etc mais il faut avoir l’audace de decouvrir autres choses que ce que nous propose Touche a mon poste par exemple c’est ce que disait justement Chancel a bon entendeur


  • Le p’tit Charles 27 décembre 2014 12:49

    Hélas en fin de vie...tout le monde « Chancelle »..il me semble.. ?


  • Jean Keim Jean Keim 27 décembre 2014 13:00

    Je me souviens d’une radioscopie avec Bernard Clavel qui a avoué à J. chancel que si l’inspiration et l’envie d’écrire venaient à le quitter il en finirait avec la vie et cela m’a retourné et donné à réfléchir car cet homme « sage » qui a écrit tant de beaux textes devait son équilibre à sa plume et à sa notoriété, Chancel était un révélateur, aussi souvent que je le pouvais j’écoutais son émission radio. 


    • Fergus Fergus 27 décembre 2014 14:32

      Bonjour, Jean.

      Je pense exactement comme vous sur Chancel et Radioscopie.

      Quant à Clavel, dommage qu’il soit un peu oublié, tant ses textes sont des hymnes à la vie et à la condition des gens modestes, confrontés aux difficultés de l’existence, à la maladie et à la mort.


  • Doume65 27 décembre 2014 15:20

    Bon article concernant Chancel mais mauvais (très subjectif) concernant Arte. Je ne peux donc lui attribuer un accord.


    • Serge ULESKI Serge ULESKI 28 décembre 2014 21:19

      Je ne critique pas le contenu de Arte (excepté la programmation de films étrangers doublés en français) mais... la forme.

      Et puis, une télé franco-allemande.. quelle idée ! Pourquoi faire, franchement ?! Français-Allemands : trop différents ! Et c’est la raison pour laquelle cette télé n’a pas d’identité, pas de visage.


    • Serge ULESKI Serge ULESKI 28 décembre 2014 21:21

      Et personne pour lui en donner une et un.

      Une identité, un visage franco-allemand, ça n’existe pas ! Ca n’existera jamais ! C’était pas le bon mariage.

      Avec l’Italie peut-être !


  • L'enfoiré L’enfoiré 27 décembre 2014 16:27

    Serge,


     Pour moi, Jacques Chancel, c’est exclusivement « Le grand échiquier »
     Mais pas les radioscopies, dont j’ignorais l’existence.
     Toujours cette frontière entre nos deux pays.
     Frontière aussi au sujet des émissions d’aujourd’hui et de l’appréciation donnée ici.
     Je crois que c’est la compétition qui existe avec les autres médias, comme internet qui est en cause.
     Peut-être aimerez-vous les zakouskis de la télé.
     C’est la vue de l’autre côté de la frontière.

  • Nowhere Man 27 décembre 2014 16:55

    Serge en général je savoure chacun de vos articles. C’est véritablement un réconfort de lire vos commentaires de l’actualité complètement déconnectés de la quasi totalité des médias tous aux ordres jusqu’à la nausée.

    Cette fois je ne valide pas votre texte.
    Evidemment je reconnais la culture et l’intégrité du bonhomme. Radioscopie fut un rendez-vous toujours agréable. C’est grâce à lui que j’ai entendu pour la première fois la voix du grand Cavanna (qui le tutoya pour l’occasion).
    Le problème, ce fut son passage à la télé. Oui une légère brise de liberté se fit sentir, mais on venait de tellement loin après des années gaullo-pompidoliennes calamiteuses, que le mieux fut quasi insignifiant.

    Le grand échiquier était convenu, le créneau culturel toujours le même et le plus souvent chiant...

    Ce fut la télé giscardienne. 

    Imaginons que l’idée d’ouvrir un nouveau canal télévisuel sortit un jour du crâne d’oeuf de Giscard. A n’en pas douter Julian et Chancel auraient été aux manettes. On imagine le désastre...

    Tonton et Rouselet furent particulièrement inspirés d’offrir la direction du bébé à 
     Pierre Lescure et Alain de Greef (le génial directeur des programmes)...

     Evidemment Canal + n’est plus aujourd’hui qu’une daube imbuvable, mais ce n’est pas le sujet...

    J’ajoute que Chancel lui aussi a succombé au sarkozisme compulsif en vogue en 2007. 


  • legrind legrind 27 décembre 2014 17:55

    Comme Jacques Martin il n’a pas su s’arrêter à temps, ces dernières émissions « figure de proue » (sic) je crois sur FI et une émission d’interview le dimanche aprés-midi sur la 3, il me semble, étaient assez nazes, comme bien de fois peut on« interviewer » (= faire de la lèche) BHL ou Michel Leeb sans devenir fou ?


  • Serge ULESKI Serge ULESKI 28 décembre 2014 21:13

    Avec Radioscopie et plusieurs milliers d’émissions, la routine s’installant subrepticement et insidieusement, Chancel ne sera pas non plus toujours au plus haut de son niveau : trame d’entretien éculée, au déroulé plus qu’attendu...


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