jeudi 22 octobre 2009 - par Michel Koutouzis

Jeu de l’oie macabre

Pour rentrer de Paris à Kaboul, quelques heures suffisent. Au lieu d’expliquer, en croyant le caresser dans le sens du poil, à leur électorat, que ce retour forcé est conforme à la loi et au droit, il aurait suffit qu’on lui explique comment les réfugiés afghans sont arrivés en France. Car le Français, j’en suis sûr, adore les héros. C’est un voyage digne de Sinbad le Marin ou, plus près de nous, d’Ulysse. Comme on reste toujours très évasifs sur cette équipée pénible et dangereuse, où plusieurs des voyageurs y laissent leur peau, laissez moi vous la décrire, avec certains détails, et certains de ses aspects les plus sordides. Sans fard et sans généralités. Munissez vous d’un Atlas. 

 Disons que notre voyageur démarre à Kaboul, dont tout le monde sait, notre ministre inclus, qu’il s’agit d’une zone pacifiée, ville de cocagne et de jardins suspendus où coule le lait et le miel.

Disons aussi que notre Ulysse fait partie de la classe moyenne afghane, c’est à dire qu’il porte des chaussures.  C’est plus que probable. En effet, et malgré les déplacements (forcés ou volontaires ) massifs dus aux guerres successives, que malgré l’idée que l’on se fait de la mobilité des guerriers afghans, les trois quarts de la population n’a jamais connu d’autre horizon que celui de son village natal.

Imaginons que notre Ulysse a quelques notions de géographie, que des membres de sa famille lui ont indiqué où plus ou moins se trouve l’Europe et l’Angleterre. Cela dit, et d’emblée il se trouve devant des choix cornéliens.

Vers l’est, il existe le chemin du Pakistan. Relativement simple, il se compliquera quand (et si) il arrive à joindre Karachi. Notre homme sait que là bas, loin, très loin, il pourrait embarquer sur un cargo, mais il faut pour cela beaucoup d’argent. Oui, pour travailler dans les boutres qui longent les côtes de Makran et joindre la côte est africaine ou arabique, il faut payer.  Certains s’y aventurent, arrivent à Mascate ou, encore plus au sud, à Mombassa, et continuent à pied. Mais c’est une autre histoire à raconter plus tard.

Par le nord aussi, il existe un chemin. Mazar e Charif ouvre la porte Ouzbèke, l’Asie centrale puis la Russie. Là, le prix du transport est plus abordable, payé souvent en afghanis mais les frontières coûtent cher en dollars. On peu traverser, en subissant des check points innombrables, extrêmement couteux. Ils ont pris l’habitude, les soldats Ouzbeks, Tadjiks et Russes qui gardent ces frontières. Habitués aux passeurs d’opium, ils ont des tarifs exorbitants. Cela aussi est une autre histoire, à raconter plus tard.

Disons donc que notre voyageur s’en va vers l’ouest, les frontières iraniennes. C’est le chemin le plus classique, où une multitude de bonnes volontés vous propose, à des prix compétitifs un trajet bien rôdé. C’est ce qu’on dit. Il s’agit de la matrice de la route de l’héroïne, qui aboutit à une autre, celle des Balkans. Essayons donc celle-là.

Savoir où se trouve Londres est une chose. Savoir comment traverser les montagnes et joindre le plateau des passeurs Hazaras en est une autre. Pour atteindre la frontière iranienne il existe bien une route directe vers Herat, via Chaghcharān, plutôt « pacifiée » mais qui ne manque pas d’embûches. Notre homme n’est pas particulièrement pieux, quoique Pachtoune. Lui, il le sait. Mais les autres ? Ceux qui vont le contrôler, le questionner, le fouiller ? Nouveau dilemme : l’entrée par le nord, Gushgy, est la moins contrôlée, les iraniens se fixant plutôt vers le péril sud, les provinces de Nimruz et de Farah, sunnite et pachtoune. Mais, si on est bien branché, que l’on connaît des passeurs et leurs associés douaniers iraniens, le chemin vers Zāhedān (sud) ou Zābol (centre) est bien rôdé. Que faire ? Les frontières sont encore loin, notre voyageur vient à peine de commencer ce long voyage et pourtant, la route commande. C’est à Kaboul qu’il faut faire le choix. Sinon, les barrières montagneuses s’intercalent entre ces axes et il faudra revenir sur des centaines de kilomètres pour trouver une autre entrée. Il existe aussi l’option de Gushgy, le Turkménistan. Mais les mauvaises langues disent que dans ce pays on a tendance à disparaitre à jamais, avant même d’atteindre la voie ferrée qui vous mène vers la Caspienne. Notre homme est courageux, il a de la méthis, il est rusé mais pas inconscient. L’idée, à peine effleurée est aussitôt abandonnée. Cette route est pour les connaisseurs, les nantis, les wise guys maqués au pouvoir turkmène, les vrais pros.  

L’Herat donc, shiite et hazâra, la frontière de Taybad, et survient ce que surviendra.  Je vous fais l’économie de la traversée de la province montagneuse de Bamian, incontrôlable et incontrôlée, traversée par des bandes irrégulières, des supplétifs talibans, des contrôleurs de passes tatillons et cupides. Notre homme (sinon on ne finira jamais), passe ces premiers obstacles, sans dommage. Le voilà à traîner (bientôt cela deviendra une habitude) dans les rue de Herat à la recherche désespérée de passeurs. Ce n’est pas ce qui manque, mais il faut faire la part du vrai et du faux, des vraies et de fausses promesses, négocier. Il pleut, la neige n’est pas loin. Il a déjà quinze jours de voyage sur les pattes. Les fausses Nike, made in India, payées pourtant une fortune, sont déjà trempées, et le resteront tout au long du voyage. Ce n’est qu’un début.

Notre Ulysse parle plus ou moins un dialecte farsi, il n’est pas, comme bon nombre de ses compagnons de voyage, complètement perdu. Pour 350 dollars il passera enfin la frontière iranienne et le soir même il est à Taybad. (J’abrège).

Commence alors l’aventure iranienne. Il faudra longer la frontière turkmène, éviter les patrouilles et les murs anti trafiquants de drogues, les gardiens de la révolution qui ne cherchent qu’à pendre quelques « trafiquants » de préférence afghans, éviter aussi les grandes villes sur le passage et pour cela longer, sans y entrer, le désert salé de Kaviri. Puis, objectif nord, les côtes de la Caspienne pourtant surpeuplées là où, pour la plus part, s’arrête le voyage et, si on a de la chance, on est renvoyé en Afghanistan. Mais Ulysse, un mois plus tard y arrive et se trouve désormais au poste frontière de Meghri. De l’autre côté du fleuve Araxe, l’Arménie. La frontière est bien gardée. Par les Iraniens, les arméniens et les Russes. C’est un passage important, un cordon ombilical qui relie l’Arménie au reste du monde, un va et vient incessant de camions. Là, au bout de deux jours un camionneur indique à notre voyageur que sans argent, aucun chauffeur Azéri ne le prendra. Mieux vaut faire quelques kilomètres et essayer le no mans land des territoires du Karabakh contrôlés par les seuls soldats Karabâchis. C’est plus long, mais plus sûr. Chose dite, chose faite. Une semaine plus tard, après avoir passé le corridor de Lichin, voilà notre homme à Gori, où, cette fois, un camionneur Irano Azéri accepte bien de l’emmener jusqu’à la frontière Géorgienne, pour 800 dollars. Il la passera à Sandachlou, un marché inter frontalier entre les deux pays, haut lieu des échanges et du trafic. Très peu contrôlé et relativement bon marché. Le risque consiste à tomber sur les « voleurs dans la loi » ex-soviétiques qui dirigent le marché. Avec eux, pas de négociation : Ils lui prendront tout ce qu’il a sur lui, et le renverront, par camion, à la frontière afghane. Il passe pourtant, se rase la barbe, achète une chemise et un pantalon au marché, et prend, enfin, un bus. Jusque là il a pu préserver la grande partie de sa fortune, cinq mille dollars et des miettes. Il sait que qu’à partir de là, les prix sont démultipliés. D’autres, ceux pour qui une de ces étapes a été la fin du voyage, l’ont prévenu. Il mettra trois jours pour traverser la Géorgie et dix jours pour trouver un moyen sûr pour traverser la frontière turque au poste frontière Adjar de Charpi, à une dizaine de kilomètres à peine de Batoumi. Les dix jours se passent en négociations entre les passeurs turcs, et les soldats russes, adjars, géorgiens et turcs du poste frontière. Mais, ce n’est qu’une question d’argent. Evitant la douane, il passera par les hauteurs du village de Charpi qui s’appelle Charp du côté tuc. La, il descendra à pied vers l’autoroute de Trébizonde où le passeur, en bon professionnel, l’attend. Il a intérêt : la traversée de la Turquie, jusqu’à Istanbul, lui rapportera 1500 dollars par personne. En effet, notre voyageur n’est plus seul. Le camion en est plein.

Comparé aux centaines de « clandestins » Kurdes, Pakistanais, Chinois, Iraniens ou Tadjiks (pour ne citer que quelques nationalités qui traînent du côté des quais Inönü) et que notre homme retrouvera à Istanbul, il est riche. Il peut dépenser quelques dollars pour s’acheter un sac à dos, quelques habits, des chaussures neuves qui le transformeront en touriste. Il choisira le passage « luxe », celui qui consiste à descendre vers Izmir en bus climatisé et prendre un ferry local qui le mènera, si tout va bien, à Chios. Les autres, la grande majorité négocieront un passage par Edirne entassés dans des camions, ou dans un navire de pêche ou un cargo vers les îles grecques de la mer Egée. Leur sort est plus risqué mais ils n’ont pas le choix. Car le passage à Chios, lui, qui ne dure que quelques minutes, coûte pour un clandestin, deux mille dollars.

De Chios, notre Ulysse prendra le bateau de ligne, se faufilera sans grand risque entre les passagers qui se déversent au Pirée, puis descendra, à Patras. Là, accroché aux grilles du port, il attendra, (il est bien renseigné) que la police du port arrête un ou deux clandestins. Ces derniers, s’en iront alors, laissant la voie libre aux camions. Il prendra place dans l’un d’eux, passera le voyage dans le camion et avec un peu de chance débarquera à Brindisi. Les mieux informés lui avaient dit que Venise c’est mieux. Moins de contrôle. Mais « son » camionneur lui a garanti le passage. Va alors pour Brindisi. 

Trébizonde, Istanbul, Chios, le Pirée, Patras, Venise, Brindisi. Autant d’écueils que la majorité ne passeront pas. Ils se retrouveront au mieux dans des centres de rétention, au pire dans un bus qui les renvoie à la case départ.

Mais notre homme a de la chance. Il traverse l’Italie puis la France et arrive enfin à Calais. C’est là qu’il est pris. Il n’a plus d’argent. Il traîne et se fait manipuler par des minables qui lui proposent, toujours pour demain, un passage vers l’Angleterre. Après des mois d’une aventure unique, après avoir échappé aux seigneurs de la guerre, aux talibans, aux Gardiens de la révolution, aux voleurs dans la loi, aux soldats et autres douaniers de tant de pays, la voilà dans un charter vers Kaboul. Il recommencera. 



3 réactions


  • FlorenceM 22 octobre 2009 11:39
    Il recommencera et sera accusé d’avoir un bilan carbone hors-norme...
    Pour l’atlas :
    http://www.e-voyageur.com/atlas/carte/afganistan.htm

  • FlorenceM 22 octobre 2009 12:07

    Tengri, le bleu du cielde Marie Jaoul de Poncheville


    Un film magnifique qui illustre à partir d’un migrant de Calais chartérisé vers le Kazakhstan les impasses du retour à la case départ... ce n’est pas un film noir mais le vent qui y souffle vous laissera grogui. 
    La force de la fiction amène la question :
    Et si c’était nous ?
    De là bas, le héros ne donne pas envie de faire la route de tous les dangers, mais le choix d’un monde à vivre est une obligation de survie. Ce n’est plus dans quel monde vivre mais à quel monde peut-on rêver.
    L’après Calais comme l’après Sarko, ça reste de la fiction pour nous, c’est du présent pour d’autres mais attention, si vous ne pouvez prouver que votre arrière grand-mère était française, les réacteurs vont commencer à tourner....

  • Pnyx - Daniel 22 octobre 2009 15:39

    2008-2009, GB / France : 6600 Afghans renvoyés contre 3 ! Pourquoi ’as usual’ d’un côté et le ’tollé’ de l’autre ?

    C’est la question difficile que j’ai vue sur un sondage publié par le portail Pnyx.

    L’adresse du sondage, pour voter ou voir les détails des options de réponse :

    http://www.pnyx.com/fr_fr/sondage/375


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