lundi 6 juin 2011 - par
« L’Affaire Luc Ferry », une information comme France Inter les aime !
France Inter peut se vanter d’avoir créé par son Journal de 13 heures un type d’information-maison. Il obéit à un patron invariable qu’on a déjà analysé à l’occasion d’un attentat dans un grand magasin, de l’agression d’un élève dans un lycée ou du remaniement ministériel de novembre 2010 (1). Moins on en sait sur un événement susceptible de capter l’attention, plus il mérite un traitement prioritaire et un temps d’antenne inversement proportionnel à ce qu’on en sait.
« L’affaire Luc Ferry » vient d’en offrir un nouvel exemple, vendredi 3 juin 2011, dans le Journal de 13 heures, lu par une jeune journaliste aux inflexions vocales de comtesse pincée sortie tout droit des comédies de Labiche. Ne faut-il pas que l’interprétation tente de faire oublier l’indigence du texte ? (2)
Une information stimulant quatre réflexes
« L’affaire Luc Ferry » a été placée, ce jour-là, en tête de la hiérarchie des informations par France Inter pour une première raison évidente : elle avait tout pour capter l’attention en déclenchant quatre réflexes.
1- L’accusation de pédophilie marocaine portée contre un ancien ministre est d’abord une exhibition simultanée du plaisir et du malheur d’autrui propre à stimuler le réflexe de voyeurisme : la perversion qu’elle implique, peut même provoquer la sidération attendue.
2- Dans le même temps, cette transgression de la morale du groupe est de nature à déclencher un réflexe d’indignation et de condamnation envers l’accusé : l’enfant est protégé avec raison contre la prédation sexuelle des adultes. La violation de cette règle suscite aussitôt la réprobation sociale.
3- L’acteur impliqué, un ancien ministre, peut, d’autre part, déclencher un autre réflexe, inculqué par le classisme qui s’exprime par le mépris d’une classe sociale envers une autre, ici celui des dominés envers un dominant.
4- Enfin, le mystère entretenu sur l’identité de l’accusé stimule un réflexe inné d’attirance, celui qu’excite la curiosité ou le besoin de savoir de qui il s’agit : on passe en revue avec gourmandise les personnalités susceptibles d’être soupçonnées.
En plaçant ainsi ce scandale en tête de journal, France Inter était assurée de retenir captifs les auditeurs.
Une information indifférente, comme leurre de diversion ?
La deuxième caractéristique de « l’affaire Luc Ferry » est d’appartenir, pour l’heure, à la variété de l’information indifférente. Elle ne paraît pas, pour l’instant du moins, gêner d’autres intérêts que ceux de l’ancien ministre supposé dont Luc Ferry s’est gardé de livrer le nom : on ne sait, à vrai dire, rien de l’affaire.
1- Une affaire qui tient en trois lignes
Elle peut même se résumer en trois lignes : un ancien ministre aurait été surpris par la police marocaine à Marrakech en flagrant délit d’actes pédophiles mais aurait bénéficié de protections pour ne pas être inquiété, selon Luc Ferry qui affirme tenir cette histoire des plus hautes autorités de l’État, Premier ministre et membres de cabinet.
2- Une affaire traitée en sept minutes par France Inter
Or, France Inter a réussi le tour de force de tenir sept minutes sur le sujet. La méthode est très simple :
1- On réécoute d’abord les propos de Luc Ferry au Grand Journal de Canal + du 30 mai 2011. Ça fait passer un moment.
2- - On multiplie ensuite les intervenants : a/ après la présentatrice aux inflexions de comtesse pincée, b/ une journaliste, égarée en reportage devant le commissariat où Luc Ferry a été convoqué et entendu, raconte qu’elle ne sait rien. c/ Une troisième journaliste ajoute à son tour ses commentaires aventurés sur les plaintes susceptibles d’être déposées par deux associations marocaines de défense des enfants, « Touche pas mon enfant » et « Touche pas à mes enfants ». d/ L’occasion est alors donnée à un de leurs avocats interviewé de raconter son agenda, son voyage imminent au Maroc, et son intention de déposer plainte, mais pas avant mercredi parce qu’il retenu par des Assises, et tutti quanti…
3- Entre les quatre acteurs en scène, forcément les répétitions ne cessent de se multiplier, puisque nul ne sait rien de l’affaire. On ignore ce que Ferry a pu dire à la police, révèle la journaliste qui fait le pied de grue inutilement devant le commissariat. Une indiscrétion policière confirme même… que le témoin s’est montré « peu disert, peu bavard », corrige la reporter pour les auditeurs qui ne connaissent pas le sens de "disert".
4- Enfin, bien qu’on ne sache rien du présent, rien n’interdit de s’amuser à explorer l’avenir mais en lisant un mode d’emploi hypothétique tiré du Code de procédure pénale. Le jeu peut durer des heures !
Une opération d’influence ?
Tant de moyens déployés pour rien, ou du moins pour une information bien pauvre mise hors-contexte, finissent tout de même par intriguer.
1- Un leurre de diversion
On sait que l’information indifférente remplit un rôle de leurre de diversion pour détourner l’attention des problèmes essentiels et l’attirer vers ce qui n’a pas d’importance. En accaparant le temps et l’espace exigus de diffusion, elle exclut mécaniquement les autres informations, devenant ainsi un instrument de censure discrète. L’information indifférente joue ce rôle en occupant seulement la place indûment.
2- Un missile à la cible non identifiée ?
Mais cette affaire d’un ancien ministre pédophile dont on ne sait rien et à laquelle on consacre tant de temps en mobilisant une reporter sur les lieux pour ne rien apprendre, ne peut manquer de susciter l’interrogation. Le traitement dont elle est l’objet, est apparemment si disproportionné au regard de ce qu'on en sait. Ne serait-elle pas une opération d’influence menée par étapes ?
1- Elle est d’abord apparue dans un article du Figaro Magazine de la semaine précédente.
2- Il semblerait que l’écho rencontré eût été jugé insuffisant. Luc Ferry lui aurait donc donné une large publicité au Grand Journal de Canal +, le 30 mai.
3- Et France Inter aurait ensuite apporté son concours à une plus grande diffusion encore.
La question qui se poserait, serait alors de savoir à quelle cible est destiné ce missile ? On voit bien de quelle base, à Droite, il est tiré. Mais on ne sait pas encore à qui il est destiné : on suppose que c’est la Gauche qui est visée, par temps de campagne électorale présidentielle, mais rien ne permet encore de l’affirmer.
L’information-maison du Journal de 13 heures de France Inter se reconnaît donc à sa stimulation intensive des réflexes des auditeurs et non de leur réflexion. Il importe peu que la station ne sache rien ou presque de l’événement pourvu qu’il soit à même de déclencher ces réflexes. L’information indifférente est une seconde caractéristique de cette information-maison, avec deux de ses fonctions usuelles : celle d’un leurre de diversion et celle d’une censure discrète. Il peut arriver, cependant, comme dans « l’affaire Luc Ferry », qu’elle puisse jouer une troisième fonction dans le cadre d’une opération d’influence. Or, est-ce bien ce que l’on attend d’une radio de service public ? Paul Villach
(1) Paul Villach
- « Printemps-Haussmann sur France Inter : « la technique de confusion intellectuelle » ? », AgoraVox 18 décembre 2008.
- « Meurtre « à la une » d’un lycéen : la manipulation discrète des esprits par France Inter », 11 janvier 2010.
- « Fillon 2 ou 3 : « mayonnaise » et « encéphalogramme plat » sur France Inter ! », AgoraVox, 16 novembre 2010
(2) Extraits du Journal de 13 heures de France Inter, 3 juin 2011
« C. Servajean.- Luc Ferry entendu par la brigade de protection des mineurs, ce matin. L’ancien ministre de l’Éducation nationale a dû s’expliquer suite à ses propos tenus sur Canal +, lundi soir. Pour l’instant on ignore s’il a donné le nom de l’ancien ministre qu’il a accusé de pédophilie au Maroc. Ce que l’on sait, c’est que plusieurs plaintes sont sur le point d’être déposées en France et au Maroc. Invité de ce journal, Maître Jean Chevais, l'avocat de l'association "Touche pas à mon enfant" qui a décidé de porter plainte.
- Première comparution devant la justice internationale pour Ratko Mladic. (…)
- En Allemagne, les autorités sanitaires parlent d'une stabilisation des infections dues à cette bactérie qui a déjà fait 18 morts. (…)
Au sommaire de cette édition également,
- Dominique Baudis proposé par Nicolas Sarkozy pour le futur poste de Défenseur des Droits.
- Les communistes bien partis pour choisir Jean Luc Mélenchon comme candidat du Font de Gauche pour la prochaine présidentielle.
- Le groupe Sony à nouveau victime d'une attaque informatique de grande ampleur.
- Et le sport avec en football la France contre le Bélarus ce soir à Minsk et cet après-midi les demi finale messieurs à Roland Garros.
On n'oublie pas un appel à la solidarité lancé par nos confrères de France Bleu Périgord pour les agriculteurs victimes de la sécheresse.
(…Bulletin météo)
Les choses n’auront donc pas traîné. Quatre jours après avoir repris à son compte sur Canal + des accusations de pédophilie à l’encontre d’un ancien ministre qu’il n’a pas voulu nommer, Luc Ferry a été convoqué par la police ce matin. Le philosophe et ancien ministre de l’Éducation nationale a été entendu dans les locaux de la brigade de protection des mineurs à Paris. Géraldine Allo, bonjour !
Géraldine Allo .- Bonjour !
C. S. .- Vous êtes sur place pour France Inter, Géraldine. Alors, cette audition a duré un peu plus d’une heure et demie. Qu’en est-il ressorti ?
G. A. .- Alors, Luc Ferry est arrivé à 9 h 20 à la brigade de protection des mineurs, à pied, souriant. Il est ressorti une heure et demie plus tard par l’arrière du bâtiment en voiture cette fois et sans faire de commentaire. Alors qu’a-t-il dit aux policiers pendant cette courte audition. A-t-il lâché le nom du ministre qui se serait fait coincer à Marrakech. Pour l’instant on ne le sait pas. Le parquet de Paris se refuse à donner des informations. Une source policière nous parle juste de témoin peu disert, de témoin peu bavard sans donner plus de précision. Ce qui est sûr, c’est que Luc Ferry était entendu comme témoin et qu’à ce titre il n’est pas obligé de donner de nom. L’ancien ministre de l’éducation avait de toute façon prévenu qu’il ne lâcherait pas l’identité du ministre car il n’avait pas de preuve de ce qu’il affirmait. En tout cas l’affaire est sensible et suivie de près en haut lieu. Pour preuve, le directeur de la PJ parisienne, Christian Flèche, est venu en personne ce matin assister à l’audition.
C. S. .- Alors affaire sensible, Géraldine, on l’a compris. Que va-t-il se passer maintenant pour Luc Ferry ?
G. A. .- Soit Luc Ferry a donné un nom, une date et les faits ne sont pas prescrits, la justice pourra alors enquêter. Soit il n’a rien lâché, et il y a de grandes chances qu’on en reste là. En tout cas peu de risques que Luc Ferry soit poursuivi pour non-dénonciation de crime, car si crime il y a eu, Luc Ferry n’a pas été un témoin direct. Il y a également peu de chance pour qu’il soit poursuivi pour diffamation car lors de son passage au Grand Journal, il a certes accusé un ancien ministre mais sans donner de nom, sans donner d’indication pour l’identifier.
C. S. .- Merci beaucoup Géraldine Allo, en direct de la brigade des mineurs pour toutes ces précisions (sic !). Alors justement tout est parti d’une déclaration au début de la semaine sur le plateau du Grand Journal de Canal +. Luc Ferry avait repris à son compte le contenu d’un article du Figaro Magazine
Luc Ferry. – Vous avez un épisode qui est raconté d’un ancien ministre qui s’est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons. Bon ! probablement nous savons tous ici de qui il s’agit (Dénégation d’Ali Badou) Eh bien moi, je le sais, je pense que je suis pas le seul. Et l’affaire m’a été racontée par les plus hautes autorités de l’État en particulier par le Premier Ministre. J’ai des témoignages des membres du cabinet et au plus haut niveau. Si je sors le nom maintenant, c’est moi qui serai mis en examen. Je serai à coup sûr condamné, même si je sais que l’histoire est vraie.
C. S. .- Voilà, cette déclaration a valu à Luc Ferry une volée de bois vert, la classe politique dans son ensemble l’accusant d’en avoir trop dit ou pas assez. Finalement, vous le savez, le parquet a ouvert une enquête préliminaire alor que trois plaintes différentes sont sur le point d’être déposées, Charlotte Piret, ici à Paris ainsi qu’au Maroc.
Charlotte Piret.- Oui, les deux premières plaintes viennent d’être enregistrées par le parquet général ce matin, déposées par deux association distinctes, bien qu’au nom quasiment identique, « Touche pas à mon enfant » d’un côté, « Touche pas à mes enfants » , de l’autre. Alors, même si concurrentes, ces associations affichent un objectif commun : elles réclament l’ouverture d’une enquête préliminaire au Maroc et là aussi l’audition de Luc Ferry en tant que témoin, soit évidemment la même chose que ce qui vient de se passer en France. L’un des avocats marocains espère aussi que le contexte politique du « Printemps arabe » joue en faveur d’une plus grande transparence dans ce dossier car, selon lui, certaines affaires similaires voient les faits de pédophilie requalifiés en homosexualité encore condamnée au Maroc mais beaucoup plus faiblement. En France, les enjeux sont bien sûr très différents, mais une plainte contre X doit également être déposée au Parquet de Paris par l’association « Touche pas à mon enfant » pour permettre - pourquoi pas ? - d’accélérer la procédure et favoriser peut-être l’ouverture d’une information judiciaire ainsi que la coopération entre les chancelleries des deux pays.
C. S. .- Alors justement, merci Charlotte Piret, nous sommes en ligne avec Me Jean Chevais, l’avocat de l’association « Touche pas à mon enfant ». Bonjour Me Chevais !
Me Chevais.- Bonjour, Madame !
C. S. .- Vous avez donc décidé de porter plainte, c’est une plainte contre X, c’est bien ça ?
Me C. .- Alors l’association « Touche pas à mon enfant » qui est dirigée, enfin présidée par Mme Najat Anwar , m’a demandé de m’occuper de ce dépôt de plainte et d’ailleurs, je pars au Maroc ce soir, et je reviens dimanche, pour m’entretenir avec elle et avec mes confrères du Maroc, prendre connaissance de leur plainte qu’ils ont déposée ce matin, et évidemment déposer dès le début de la semaine prochaine, vraisemblablement mercredi, parce que je suis retenu par des Assises, une plainte à Paris. Le vut de cette plainte n’est pas de révéler des noms. C’est simplement de faire la lumière, etc. » (NDLR. : L'avocat n’a rien de plus à dire) (0’ 30 + 7’ = 7’ 30’’)