L’aveuglement des clercs : Benda toujours d’actualité
Dans La trahison des clercs (1927), Julien Benda avait dénoncé l'abandon des valeurs universelles humanistes, héritées des Grecs, au profit de l'engagement partial : "Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, que j'appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d'intérêts pratiques."
Benda l'explique par le refus de reconnaître une raison universelle propre à l'espèce humaine, au profit du particulier, du contingent. C'est au nom de cette nature, héritière de la tradition humaniste, que Rabelais et Montaigne ont pu prêcher la tolérance, Voltaire défendre Calas et Zola Dreyfus.
Les raisons de l'aveuglement : Benda, Camus et Orwell
Sartre, au nom de la théorie de l'engagement idéologique, a ouvert une brèche dans l'universalisme des valeurs, au profit d'intérêts pratiques, en adoptant une posture politique contingente. Ce qui nous a valu les erreurs répétées et manifestes de ces intellectuels, exaltant, au mépris de la vérité et de la raison, et par haine du capitalisme américain, les dictatures nées dans et hors de l'Union Soviétique, considérée comme la "Jérusalem céleste " du socialisme.
On applaudit aux pires totalitarismes engendrés par l'hydre communiste, aux pires crimes contre l'humanité, on porta aux nues le régime castriste, la "Révolution culturelle" de Mao, la soi-disant libération de Saïgon par les Kmers rouges, Khomeiny magnifié comme un disciple de Gandhi. La liste de ces erreurs est tellement longue qu'elle en devient fastidieuse. A aucun moment, ces intellectuels, anciens trotskystes, maoïstes, dont certains ont aujourd'hui pignon sur rue dans les domaines de la culture et de la politique, n'ont fait la moindre amende honorable.
Dans la querelle qui oppose Camus à Sartre lors de la publication de L'Homme révolté, Camus fustige ces intellectuels "qui n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'Histoire." Il met l'accent sur ces "intellectuels bourgeois qui veulent expier leur origine, fût-ce au prix de la contradiction et d'une violence faite à leur intelligence." (Les Temps modernes, n°82, août 1952 in Denis Bertholet, Sartre, Editions Perrin, 2005, collection tempus, p. 355)
A travers cette critique, c'est Sartre qui est visé, Sartre qui par haine de sa classe d'origine a abdiqué sa liberté (et la nature humaine) pour "liquider" en lui toute trace de "bourgeois" et adorer sans contrainte la philosophie "clés en mains" du matérialisme historique. Ce que Aron a appelé "le passage de la conscience libre à la servitude volontaire." (R. Aron, Mémoires, in D. Bertholet, p. 410)
Quant à George Orwell, il méprise ces intellectuels "de salon" comme Sartre qu'il traite de "baudruche." Il n'explique leur engagement auprès de la classe ouvrière que comme le résultat d'une frustration de classe et le fait d'être méprisés par la société marchande capitaliste. Ces intellectuels kidnappent le socialisme aux prolétaires uniquement par posture d'opposants idéologiques (voir Benda) et par appétit de pouvoir.
Pour Orwell, la "gauche morale", pétrie d'auto-satisfaction, prépare le lit du totalitarisme : "Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires." Pour le moment, l'Histoire a ratifié ce constat.
En quoi, du point de vue moral, leurs prises de position sont-elles moins ignobles que celles d'un Brasillach, durant la guerre, dans Je suis partout ? Pour moi, du point de vue des valeurs, elles le sont tout autant. Je dirai, en utilisant une expression sartrienne, que ce furent des salauds, je les nommerai donc des "Brasillach de gauche."
Le pli étant pris, beaucoup d'intellectuels ont mélangé politique et histoire dans un brouet infect où l'anachronisme, les raisonnements analogiques superficiels tiennent lieu d'analyse. Comme le dit Benda, ils ont introduit à l'intérieur de la vision des événements, comme un ver qui le ronge, leurs propres passions et préjugés : "Ils sont des hommes politiques qui se servent de l'histoire pour fortifier une cause dont ils veulent le triomphe." Et à partir de là, ils adoptent une posture politique leur permettant d'asseoir leur image d'opposant ou de faire fructifier leurs notoriété et intérêts personnels.
Privilégiant l'attachement au particulier et méprisant l'universalisme des valeurs, les intellectuels, combattant dans des polémiques stériles qui ont remplacé le débat d'idées, ne se soucient plus de l'objectivité et de la vérité.
Ne les intéressent plus que la passion politique, le désir de vaincre dans la controverse, avec toutes les armes disponibles, fussent-elles les plus viles : le mensonge, la diffamation et la diabolisation de l'interlocuteur devenu un adversaire à abattre, à déconsidérer.
Où Aron, en sociologue et historien, cherchait le Vrai, Sartre, en moraliste, s'attachait à sa conception du Bien.
Le manichéisme primaire : le syndrome des Khmers Rouges
Les catégories "réactionnaires", "conservateurs" ou "progressistes" ne sont pas pertinentes sur le plan de la raison : elles ressortissent au religieux, au domaine de la foi qui conduit au fanatisme idéologique.
Ainsi, on ne peut remettre en question rationnellement de telles catégories, de même que l'on ne peut remettre en question la foi d'un fidèle.Par ailleurs, échappant aux catégories de la raison, de la science, la foi ne se prouve pas, elle se vit par l'enthousiasme (Dieu avec nous).
Le seul critérium pertinent demeure la sanction de la réalité qui a rapport avec la raison : et de ce point de vue, son verdict est implacable. La réalité a amplement démontré que le véritable "progressiste" était Aron et non Sartre et que les soi-disant "progressistes" auto-proclamés n'étaient en réalité que des "réactionnaires" soutenant par idéologie les pires totalitarismes.
Dans la lignée de Benda, Camus a très bien montré que la perte de contact avec la réalité provenait de l'hubris, de la démesure d'intellectuels aveuglés par leur idéologie totalitaire, leur théocratie de la haine et leur manichéisme primaire (haine venant du sentiment d'appartenir au camp du bien, ce que j'appellerai le "syndrome des Khmers rouges")
Tournant le dos à la nature humaine, à la mesure héritée des Grecs, ces penseurs ont placé l'Histoire "sur le trône de Dieu", entraînant l'humanité vers une infernale "théocratie" au sein de laquelle, la mesure étant dépassée, "les messianismes aujourd'hui s'affrontent". (Camus, L'exil d'Hélène in L'Eté)
Finkielkraut, le bouc émissaire idéal
Dans cette époque qui refuse de transmettre la culture au prétexte fallacieux que tout le monde n'y a pas accès, Finkielkraut, le philosophe critique de la "modernité", apparaît comme le bouc émissaire rêvé. Il dérange, car il est un des rares héritiers, dans cette société déboussolée, de l'universalisme des Lumières croyant aux bienfaits de la culture qui élève et unifie.
Comme on a du mal à le réfuter sur le plan des idées, vu sa culture etses argumentaires, on pratique l'injure, l'attaque ad hominem pour le déconsidérer, le diaboliser, suivant l'ultime stratagème développé par Schopenhauer dans L'art d'avoir toujours raison : l'important n'est pas de convaincre du point de vue rationnel, mais de mettre l'adversaire à terre par tous moyens : "Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers.
Etre désobligeant, cela consiste à quitter l'objet de la querelle (puisqu'on a perdu la partie) pour passer à l'adversaire, et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est."
Finkielkraut de par sa prééminence intellectuelle incontestable, est cloué au pilori par des nains rancuniers, tantôt comme réactionnaire, tantôt comme raciste, au bout du compte comme juif et sioniste.
Il suffit d'utiliser, à défaut de débat véritable, la nitroglycérine du manichéisme de base propre au totalitarisme intellectuel, si bien défini par Sartre : "Quand l'ennemi est séparé de vous par une barrière de feu, vous devez le juger en bloc comme une incarnation du mal : toute guerre est un manichéisme." (Sartre, Situations II, 1948, p. 121)
Sa défense de la République fondée sur la seule appartenance citoyenne, de la transmission de la culture propre à l'humanisme, fait grincer des dents parmi les tenants du multiculturalisme, projet idéologique construit contre la France coloniale, qui veulent promouvoir, avec la revanche des soi-disant opprimés, le relativisme culturel et l'éclatement d'une société en communautés.