L’impasse européenne
Depuis l’effondrement du bloc de l’Est il y a quinze ans, l’Union européenne maintient avec constance une politique de fuite en avant qui l’exonère de toute analyse (géo)politique.
Les 23 et 24 juin derniers, les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Union européenne (le Conseil européen) ont négocié d’arrache-pied une alternative au "traité constitutionnel" rejeté en 2005 par les Français et les Hollandais. Un week-end entier consacré au Meccano institutionnel, pour des résultats évidemment inégaux : voilà qui illustre parfaitement l’impasse dans laquelle s’est enfoncée une Europe à 27 réduite à l’impuissance. Ce qui définit en creux la nature actuelle du projet européen : privilégier une organisation interne complexe au détriment des motivations politiques et géopolitiques profondes.
Qu’était à l’origine l’Union sinon une coopération économique entre les pays de l’Europe de l’Ouest membres du bloc occidental, élargie géographiquement dans les années 1970 et 1980 aux pays d’Europe du Sud ayant adopté la démocratie (Espagne, Grèce, Portugal), et vouée, dès le départ, à devenir un super-État, plus centralisé que fédéral, par glissements insensibles de la gouvernance économique à la gouvernance politique (ce qui, entre parenthèses, est attentatoire à la vraie démocratie dont l’Europe se réclame [1]) ?
Cette définition, forgée durant la guerre froide, n’a semble-t-il pas été remise en cause jusqu’ici :
Pourquoi l’élargissement vers l’Est a-t-il été présenté comme "la réunification de l’Europe" si ce n’était pour concrétiser le triomphe du camp occidental sur l’ex-bloc de l’Est et rejeter dans les poubelles de l’histoire un passé honteux, dans une démarche revancharde et réactionnaire au sens premier du terme [2] ? Pourquoi les débats sur l’intégration de la Turquie ne se sont-ils pas conclus depuis longtemps par une fin de non-recevoir (comme ce fut le cas avec le Maroc dans les années 1970) si ce n’est parce que le périmètre de l’UE doit implicitement se calquer sur celui de l’OTAN en Europe ? À quel titre, sinon, la Turquie est-elle plus européenne que l’Algérie ou la Tunisie ? Est-ce un héritage du temps où l’Empire ottoman s’étendait jusqu’aux portes de Vienne ?
Depuis les années 1950, l’Europe ne semble pas avoir bougé, quand tout ou presque a changé : l’URSS n’existe plus, le pacte de Varsovie et le Comecon se sont dissous ; leurs alter ego, l’OTAN et l’Union européenne, eux, sont toujours là. Symboliquement, au moment où l’URSS disparaissait, les pays membres de la CEE adoptaient le traité de Maastricht qui transformait celle-ci en une union économique et politique de plus en plus étroite. Une fuite en avant, absorbant les énergies et dispensant de toute réflexion nouvelle, qui s’est poursuivie avec l’élargissement à l’est et l’intégration récente de la Bulgarie et de la Roumanie. Au moins imagine-t-on que l’OTAN et sa direction américaine poursuivent des buts plus en phase avec le monde actuel, même si c’est au service premier des USA.
L’UE ressemble ainsi à la caricature que dressait de Gaulle de la IIIe République, assemblée de notables sans cesse agitée des éclats de querelles byzantines tandis que les nuages menaçants du fascisme et du nazisme s’accumulaient à l’horizon. En s’inspirant de la métaphore de Jacques Chirac à propos de la protection de l’environnement, on pourrait dire que le monde brûle tandis que l’Union européenne discute... de son "traité constitutionnel".
Traitée avec condescendance par nos médias moutonniers, les propositions réitérées de Vladimir Poutine visant à associer la Russie à l’OTAN sont pourtant loin d’être insensées, si toutefois on veut bien admettre qu’il n’y a pas de guerre froide bis entre l’Ouest et la Russie. Vu les incidents quasi mensuels entre les deux ("révolutions" ukrainiennes et géorgiennes, affaire Litvinenko, bouclier antimissile...) on pourrait, il est vrai, en douter. De ce climat rappelant la guerre froide, les Européens sont donc eux aussi partie prenante. Il serait peut-être opportun de se rendre compte que les temps ont changé...
[1] Pour un historique complet de cette évolution et de cette méthode, voir J-P Chevènement, La Faute de M. Monnet, Fayard, 2006.
[2] Le mot "réactionnaire" est le plus souvent utilisé pour désigner le courant monarchiste hostile à la Révolution française, voulant revenir en bloc sur les acquis révolutionnaires en faisant comme s’il ne s’était rien passé du tout.