mardi 3 novembre 2009 - par
J’ai lu le bouquin, j’ai vu le film. Au-delà de la folle passion amoureuse et de son déclin. Que je peux comprendre. Totalement. Mais j’ai toujours gardé une frustration diffuse quant au titre, tellement intime et intangible à la fois, comme une pensée qui plane à la lisière de la conscience, comme ce mot exact que l’on a au bout de la langue et qui s’effiloche dans le néant juste au moment où les lèvres s’enroulent pour le murmurer. Quelque chose de profondément futile et essentiel à la fois, le raccourci mental qui résume en quatre mots la substance d’une vie entière.
Ne jamais rien prendre au sérieux pour ne pas se faire engluer dans les pesanteurs de l’âme humaine, rire de tout, surtout de soi-même et de ce qui nous blesse le plus, distancier la douleur, relativiser les sentiments, s’échapper de tout d’une pirouette ou d’un trait d’esprit, trouver la voie du juste du milieu, de l’abandon, du lâcher-prise. Mais ne jamais renoncer, non, jamais. Dépasser ses propres limites, celles auxquelles on s’enchaîne pour ne pas perdre pied, tendre vers le mieux, mais avec une grande indulgence. Ne pas se complaire dans la chute, dans la douleur, dans l’échec. Balayer les fâcheux dans un grand rire. Continuer. Savourer chaque instant, les bons, les doux, les tendres, les joyeux, mais aussi les âpres, les rugueux, les difficiles, les médiocres, ceux qui font mine d’être insurmontables et partir en quête du suivant, de l’autre côté de la moraine.
J’ai compris qu’il s’était passé quelque chose en regardant le vide entre mes pieds. Six mètres, ce n’est rien, mais pour moi, ça a toujours été bien trop. Je suis concentrée, arrivée en haut de la voie en quelques secondes. Vachée. Toujours rien. Ramener la corde vers son milieu. Ne pas laisser filer le brin. Équilibrer et passer dans le huit. Encore rien. Enrouler le machard. Validé par mon binôme. Remonter au-dessus de mon matériel et dévacher. Là, j’aurais vraiment dû ressentir quelque chose, mais non. Toute ma vie tient dans ma main droite et le double brin qu’elle ramène contre ma cuisse et je n’ai pas peur. Je n’ai même pas cette vague sensation d’apesanteur qui fait remonter la bile vers la glotte et tourner la tête. Rappel. Je glisse. Fluide. Libératoire. Comme je n’ai ressenti ni peur ni vertige, la semaine prochaine, je pourrai enfin monter en tête. Mais j’aurais dû sentir quelque chose, même un vague malaise.
Au moment où mes dents tirent sur le goulot rétractable de ma gourde, le couvercle cède et je me ramasse une large giclée de flotte en plein visage. L’effet de surprise me fait tanguer et je perds ma trajectoire rectiligne dans la descente caillouteuse. Ce n’était pas une bonne idée de boire dans la descente, mais je l’ai fait. Le vélo oscille d’autant plus dangereusement que c’est ma main gauche qui serre instinctivement le frein, ce qui est un très mauvais réflexe. Là, ça doit être la chute, je vais aller au tas et je vais bien trop vite pour que ça se passe bien. Les millisecondes s’étirent pendant que j’attends la fusion froide de la frousse qui tétanise les muscles et se fiche au creux des reins. Mais rien de rien. Le corps répond tout seul, la main relâche son étreinte en mode automatique, pendant que les jambes font balancier. Le vélo prend encore de la vitesse et les oscillations s’atténuent. Je ne m’arrête même pas. Je range la gourde entre mes jambes et je note mentalement que je n’aurais pas dû m’en sortir. Et je continue ma route.
J’ai toujours voulu tuer ma peur. La peur immonde qui empêche de vivre, qui broie les tripes et nous laisse, faibles et haletants, comme au réveil d’un cauchemar d’autant plus effrayant que l’on ne s’en souvient plus. Peur de faire, parce que peur de se planter. Peur de plaire, parce que peur du rejet. Peur d’exister, parce que peur du néant. Peur de vivre, parce que peur de mourir. La plus puissante des peurs, celle qui coupe le souffle et donne envie de hurler. La conscience ultime de notre finitude et de ce que ça implique : la fin de tout, l’absolue insignifiance de nos existences, de nos efforts dérisoires, de ce que nous faisons et de ce que nous évitons. Tous ces moments qui finiront dans le néant, comme s’ils n’en étaient jamais sortis. La chair, tiède et parfumée, la chair qui s’embrase ou se meurtrit, la chair qui nous connecte au reste du monde commence par nous trahir avant de nous lâcher. La chair qui pourrit et qui, ce faisant, amende le sol pour la génération suivante.
Même plus peur de crever. Ni peur de se tromper. Ne reste plus que cette insoutenable légèreté de l’être. Précisément. Cet état de grâce où s’ouvrent tous les possibles parce qu’il n’y a plus de freins. L’inconséquence ultime de l’humain qui ne pense même plus son lendemain. À force de me dépouiller de tout, il ne me reste même plus l’instinct de conservation. Et même ça, ça ne m’inquiète plus. Trop de temps sans avenir, trop de chemin sans horizon. À force de vivre comme l’oiseau sur la branche on se détache de tout ce qui nous alourdit, de tout ce qui nous entrave et nous maintient captifs des autres, du monde, de l’ordre social et de nous-mêmes.
N’avoir plus rien à perdre, c’est ne plus avoir peur et c’est être libre, forcément.
Les gloutons du monde qui s’accaparent toujours plus au dépens de tous ont oublié cette vérité humaine profonde.
Leur trouille doit être immense et son poids incommensurable doit les écraser au sol comme des ombres sous le soleil de midi.
L’insoutenable légèreté de l’être
Juste une poignée de mots, quelques inflexions de voix qui tintent aux
oreilles et résonnent longuement en notre for intérieur comme une petite
musique de l’âme, l’intimité incroyable d’une formule, d’un titre avec ce qu’il
y a de plus secret en nous, une familiarité étrange et insaisissable, une
pointe de jalousie pas franchement assumée face à l’un des plus beaux titres de
la littérature mondiale, une quête intérieure et puis, un jour, la
synchronisation parfaite, l’éclat de la compréhension, le moment où l’on
acquiert la certitude que l’on sait exactement à quoi pensait l’auteur en
écrivant ce titre à la puissance évocatrice incomparable :
l’insoutenable légèreté de l’être
.

Ne jamais rien prendre au sérieux pour ne pas se faire engluer dans les pesanteurs de l’âme humaine, rire de tout, surtout de soi-même et de ce qui nous blesse le plus, distancier la douleur, relativiser les sentiments, s’échapper de tout d’une pirouette ou d’un trait d’esprit, trouver la voie du juste du milieu, de l’abandon, du lâcher-prise. Mais ne jamais renoncer, non, jamais. Dépasser ses propres limites, celles auxquelles on s’enchaîne pour ne pas perdre pied, tendre vers le mieux, mais avec une grande indulgence. Ne pas se complaire dans la chute, dans la douleur, dans l’échec. Balayer les fâcheux dans un grand rire. Continuer. Savourer chaque instant, les bons, les doux, les tendres, les joyeux, mais aussi les âpres, les rugueux, les difficiles, les médiocres, ceux qui font mine d’être insurmontables et partir en quête du suivant, de l’autre côté de la moraine.
J’ai compris qu’il s’était passé quelque chose en regardant le vide entre mes pieds. Six mètres, ce n’est rien, mais pour moi, ça a toujours été bien trop. Je suis concentrée, arrivée en haut de la voie en quelques secondes. Vachée. Toujours rien. Ramener la corde vers son milieu. Ne pas laisser filer le brin. Équilibrer et passer dans le huit. Encore rien. Enrouler le machard. Validé par mon binôme. Remonter au-dessus de mon matériel et dévacher. Là, j’aurais vraiment dû ressentir quelque chose, mais non. Toute ma vie tient dans ma main droite et le double brin qu’elle ramène contre ma cuisse et je n’ai pas peur. Je n’ai même pas cette vague sensation d’apesanteur qui fait remonter la bile vers la glotte et tourner la tête. Rappel. Je glisse. Fluide. Libératoire. Comme je n’ai ressenti ni peur ni vertige, la semaine prochaine, je pourrai enfin monter en tête. Mais j’aurais dû sentir quelque chose, même un vague malaise.
Au moment où mes dents tirent sur le goulot rétractable de ma gourde, le couvercle cède et je me ramasse une large giclée de flotte en plein visage. L’effet de surprise me fait tanguer et je perds ma trajectoire rectiligne dans la descente caillouteuse. Ce n’était pas une bonne idée de boire dans la descente, mais je l’ai fait. Le vélo oscille d’autant plus dangereusement que c’est ma main gauche qui serre instinctivement le frein, ce qui est un très mauvais réflexe. Là, ça doit être la chute, je vais aller au tas et je vais bien trop vite pour que ça se passe bien. Les millisecondes s’étirent pendant que j’attends la fusion froide de la frousse qui tétanise les muscles et se fiche au creux des reins. Mais rien de rien. Le corps répond tout seul, la main relâche son étreinte en mode automatique, pendant que les jambes font balancier. Le vélo prend encore de la vitesse et les oscillations s’atténuent. Je ne m’arrête même pas. Je range la gourde entre mes jambes et je note mentalement que je n’aurais pas dû m’en sortir. Et je continue ma route.
J’ai toujours voulu tuer ma peur. La peur immonde qui empêche de vivre, qui broie les tripes et nous laisse, faibles et haletants, comme au réveil d’un cauchemar d’autant plus effrayant que l’on ne s’en souvient plus. Peur de faire, parce que peur de se planter. Peur de plaire, parce que peur du rejet. Peur d’exister, parce que peur du néant. Peur de vivre, parce que peur de mourir. La plus puissante des peurs, celle qui coupe le souffle et donne envie de hurler. La conscience ultime de notre finitude et de ce que ça implique : la fin de tout, l’absolue insignifiance de nos existences, de nos efforts dérisoires, de ce que nous faisons et de ce que nous évitons. Tous ces moments qui finiront dans le néant, comme s’ils n’en étaient jamais sortis. La chair, tiède et parfumée, la chair qui s’embrase ou se meurtrit, la chair qui nous connecte au reste du monde commence par nous trahir avant de nous lâcher. La chair qui pourrit et qui, ce faisant, amende le sol pour la génération suivante.
Même plus peur de crever. Ni peur de se tromper. Ne reste plus que cette insoutenable légèreté de l’être. Précisément. Cet état de grâce où s’ouvrent tous les possibles parce qu’il n’y a plus de freins. L’inconséquence ultime de l’humain qui ne pense même plus son lendemain. À force de me dépouiller de tout, il ne me reste même plus l’instinct de conservation. Et même ça, ça ne m’inquiète plus. Trop de temps sans avenir, trop de chemin sans horizon. À force de vivre comme l’oiseau sur la branche on se détache de tout ce qui nous alourdit, de tout ce qui nous entrave et nous maintient captifs des autres, du monde, de l’ordre social et de nous-mêmes.
N’avoir plus rien à perdre, c’est ne plus avoir peur et c’est être libre, forcément.
Les gloutons du monde qui s’accaparent toujours plus au dépens de tous ont oublié cette vérité humaine profonde.
Leur trouille doit être immense et son poids incommensurable doit les écraser au sol comme des ombres sous le soleil de midi.