jeudi 6 octobre 2022 - par Clark Kent

La Bosnie, nouvelle république bananière ?

Pour ceux qui n'auraient pas suivi les péripéties du dépeçage le l'ex Yougoslavie, il n'est pas inutile de planter le décor, présenter les personnages et faire un flash-back de ce roman-feuilleton qui n'est pas une fiction.

M. Christian Schmidt est un citoyen allemand qui avait été nommé secrétaire d'État parlementaire du ministère fédéral de la Défense le 22 novembre 2005, puis secrétaire d'État parlementaire du ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement Huit ans plus tard, le 17 décembre 2013, il était devenu Vice-président de la CSU, puis il avait été choisi le 17 février 2014 comme nouveau ministre fédéral de l'Alimentation et de l'Agriculture du cabinet Merkel III. Fin novembre 2017, il avait été fermement critiqué par la chancelière elle-même pour avoir soutenu le renouvellement du glyphosate, contre l'avis du gouvernement, ce qui avait provoqué une polémique.

Depuis le 1er Aooût 2021, ce personnage qui n'a jamais été élu est le "Haut Représentant des Nations-Unies pour la Bosnie-Herzégovine", fonction créée le 14 décembre 1995, dont le rôle est de "sauvegarder" les accords de Dayton, et en particulier pour ce qui concerne le volet civil de l'état..

Initialement, la mission de cette fonction n'était pas très précise, mais la conférence de Bonn des 9 et 10 décembre 1997 a donné une nouvelle interprétation des dispositions de l'accord de Dayton, ce qui a renforcé son rôle : le Haut Représentant dispose d'une compétence qui lui permet de prendre des décisions contraignantes et des mesures provisoires (annuler toute décision de l'exécutif ou de l'assemblée parlementaire ou, au contraire, décider de quelque chose auquel s'opposent les représentants élus). Le haut représentant a ainsi imposé des plaques d’immatriculation communes, un passeport unique, une monnaie (le mark convertible) alignée sur le mark allemand puis sur l’euro, une loi sur la citoyenneté, un nouveau drapeau, sans compter les révocations de plusieurs responsables locaux élus. Il est nommé par le Conseil de mise en œuvre des accords de paix et rend compte de sa mission chaque semestre au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Le haut représentant a également occupé, de février 2002 à septembre 2011, les fonctions de représentant spécial de l'Union européenne, avant qu’elles ne reviennent au délégué européen en Bosnie-Herzégovine. Voilà pour le côté "tutelle".

Côté "démocratie", la vie politique bosniaque d'"après-guerre" a été rythmée par des bagarres entre partis nationalistes aux caractéristiques mafieuses qui ont maintenu leur pouvoir et leur emprise sur la population en contrôlant de vastes réseaux de "clientélisme", mais les élections générales du 2 octobre 2022, les huitièmes depuis la fin de la guerre de Bosnie de 1992-1995, ont vu les citoyens du pays infliger une défaite cuisante à cette oligarchie nationaliste, et attribué la victoire à une coalition disparate d'acteurs réformistes.

Mais voilà que ces résultats sont remis en cause par la décision soudaine de M. Schmidt, d'imposer des amendements rédhibitoires à la loi électorale bosniaque quelques minutes seulement après la fermeture des bureaux de vote dimanche dernier, ce qui a permis de conférer un monopole de fait sur le pouvoir à l'un des partis nationalistes évoqués ci-dessus.

La constitution bosniaque (en fait une annexe des accords de paix de Dayton négociés par les États-Unis, qui ont mis fin à la guerre dans les années 1990), est souvent qualifiée de système politique le plus complexe au monde, un régime caractérisé par des mécanismes de partage du pouvoir selon une clé "ethno-sectaire" rigide. Plutôt que de créer des incitations à un système rationnel et pacifique, le régime constitutionnel de Dayton a de fait attribué des privilèges clientélistes aux nationalistes extrémistes.

Soi-disant mise en place pour maintenir la parité politique entre les trois principales "communautés ethniques", la constitution bosniaque est en fait discriminatoire et provoque des divisions insolubles plutôt que d'assurer un "équilibre" que rien ne justifie en matière d'institutions dites "démocratiques", terme galvaudé avec lequel se gargarisent les donneurs de leçons occidentaux quand ça les arrange. Cette situation était tellement contradictoire avec le discours conventionnel des institutions internationales que de nombreux articles ont été annulés à la fois par la Cour constitutionnelle du pays et par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), principalement pour des motifs de discrimination, en particulier à l'encontre des citoyens de Bosnie qui ne s'identifient pas à l'un des trois principales "communautés" (sic) ethniques – les Bosniaques, les Serbes et les Croates – désignées comme le «  peuple constituant  » de la Bosnie dans la constitution du pays.

Il s'en est suivi que la vie politique bosniaque du pays s'est trouvée dominée par une lutte entre les partis réformateurs à orientation "civique" et les forces nationalistes radicales qui entendent maintenir, sinon aggraver la situation" ethno-sectaire" en place.

Le principal parti nationaliste bosniaque, le SDA, a été battu par le parti social-démocrate pour le siège bosniaque à la présidence tripartite de l'État. Le chef du parti du Front démocratique à orientation civique, a été réélu pour le poste croate sur le corps, battant un candidat du plus grand parti croate, le HDZ. Leurs victoires signifient que pour la première fois dans l'histoire, la majorité de l'exécutif bosniaque sera composée de membres d'organisations politiques anti-nationalistes.

Côté serbe, pour la troisième composante, la Republika Srpska, le parti serbe SNSD, qui gouverne l'entité depuis 2006, a remporté haut la main sa course pour le poste serbe à la présidence de l'État.

Or, selon les accords de Dayton, le Bureau du Haut Représentant (OHR) existe pour sauvegarder l'accord, ainsi que la souveraineté et l'intégrité territoriale du payset, à cette fin, le Haut Représentant est doté d'autorités exécutives étendues, et ce sont ces pouvoirs que M. Schmidt a utilisés pour modifier la loi électorale du pays le 2 octobre. Il s'agit là de quelque chose qui ressemble davantage à un putsch comme les USA en ont organisé en leur temps dans les "républiques bananières" qu'à ce qui commençait à ressemble vaguement à la mise en place d'une réforme "démocratique" dans un pays européen au 21e siècle.

Alors que la Cour constitutionnelle bosniaque et de la CEDH prônaient une réforme de la loi électorale, M. Schmidt a imposé des changements juridiques sans même donner l'occasion à la nouvelle majorité (relative) de l'assemblée parlementaire du pays de proposer sa propre feuille de route. Un observateur électoral néerlandais a qualifié les méthodes utilisées par M. Schmidt de « gifle pour beaucoup de gens » en Bosnie. Mais ce n'est pas tout ! C'est le contenu même de ses amendements qui est le plus grave.

Le "Haut Représentant" a tout bonnement modifié la formule de nomination des délégués à la chambre haute du parlement de l'entité de la Fédération, la Chambre des peuples. Bien que son intervention ait été présentée comme un changement qui donnerait aux minorités plus de droits à être représentées, elle a en fait attribué un monopole permanent au HDZ dans le groupe parlementaire croate de la chambre, et donc dans toute la chambre puisque les deux tiers d'un groupe parlementaire sont suffisants pour exercer un droit de veto.

Ce monopole est déterminant car il permettra à ce parti, qui n'a remporté qu'environ 15% des voix nationales, de bloquer pratiquement toutes les législations et la formation du gouvernement - comme il l'a fait pendant la majeure partie des quatre années précédentes. Mais si le HDZ disposait déjà d'une position dominante sur la chambre, la formule de constitution des groupes parlementaires était telle qu'il y avait au moins la possibilité théorique de contourner un monopole complet du HDZ, ce sur quoi les partis "modérés" et civiques s'étaient appuyés pour déloger ce parti du pouvoir. Cette possibilité été aujourd'hui éliminée puisqu'une super-majorité des sièges dans le nouveau groupe parlementaire croate sera en fait l'émanation du HDZ.

De son propre aveu , le gouvernement de Croatie a travaillé en étroite collaboration avec M. Schmidt pour réaliser ces amendements au profit de ses affidés du HDZ en Bosnie. Les médias ont indiqué que Zagreb avait écrit une grande partie du projet initial de ces amendements. Du coup, bien qu'ils aient perdu leur course à la présidence de Bosnie, les dirigeants nationalistes croates en Bosnie et les responsables du gouvernement croate étaient ravis des développements de la nuit : les citoyens bosniaques avaient voté pour un changement mais M. Schmidt a décidé de consolider le statu quo.

Le haut représentant a-t-il outrepassé ses attributions ou a-t-il appliqué les directives des Nations-Unies ? Il est non seulement allé à l'encontre des dispositions de la constitution du pays en ce qui concerne la primauté de la Convention européenne des droits de l'homme, mais en plus il a intentionnellement renforcé" un parti extrémiste piloté depuis l'étranger. En faisant cela, il a renforcé la position de ceux qui sont les plus responsables de la situation cahotante du pays.

Les retombées de ce coup d'état téléguidé passeront certainement aussi inaperçues que le fait lui-même au milieu de l'hystérie médiatique actuelle, mais ce qui est triste pour ses habitants, c'est que la Bosnie est désormais déstabilisée par les tripatouillages du Haut Représentant.

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Et il a fait ça une nuit, pour invalider le choix de citoyens qui s'étaient opposés à un establishment nationaliste artificiellement enraciné dans le pays.

 



11 réactions


  • leypanou 6 octobre 2022 09:55

    Quand il s’agit d’accepter des pseudo-élections, l’empire et ses laquais sont spécialistes.

    La Bosnie sera un peu comme le Liban, jamais stable, les Croates ont toujours été les chouchous.

    Ce serait bien si Fatima peut intervenir donner son avis.


    • Clark Kent Clark Kent 6 octobre 2022 14:50

      @leypanou

      En gros et « culturellement », mais surtout historiquement, les Croates sont plutôt catholiques, les Serbes orthodoxes et les Bosniaques musulmans (les seuls en Europe). Tout ça crée des affinités, mais surtout, chaque territoire était rattaché à un empire différent avant l’attentat de Sarajevo (justement) et la guerre de 14-48 qui a débouché sur le traité de Versailles (paix pour les uns, diktat pour les autre ; ça laisse des traces.
      Tito doit se retourner dans sa tombe.


    • Jelena Jelena 7 octobre 2022 08:59

      @leypanou : Cette décision de l’obersturmführer Schmidt fait suite à une querelle datant de plusieurs mois entre les croates et bosniaques, si bien que « fatima » n’a pas grand chose à dire. smiley


    • Clark Kent Clark Kent 7 octobre 2022 09:55

      @Jelena

      Combien faudra-t-il de temps pour de les plaies du charcutage du traité de Versailles se cicatrisent ? On dirait sue le cadavre de l’empire austro-hongrois a encore des spasmes !


    • Jelena Jelena 7 octobre 2022 11:15

      @Clark Kent : La situation actuelle en Bosnie résulte davantage des accords de Dayton qu’au traité de Versailles... Moi ce que je vois c’est que les serbes de la RS jouissent d’une certaine forme d’autonomie ainsi que d’un certain pouvoir politique, après que les bosniaques et croates de la FBiH se débrouillent entre eux.


    • Clark Kent Clark Kent 7 octobre 2022 13:13

      @Jelena

      Vous voyez les choses comment pour l’Alsace, la Bretagne et le pays basque dans une dizaine d’années ?


    • Jelena Jelena 8 octobre 2022 11:45

      @Clark Kent : Des futures régions africaines ?... Plus sérieusement, je vois ce que vous voulez insinuer, mais la situation en Bosnie n’est pas comparable.


  • Florian LeBaroudeur Florian LeBaroudeur 6 octobre 2022 11:21

    D’après certaines prophéties eschatologiques, l’assassinat d’un dirigeant des Balkans serait un des points de départs de la troisième guerre mondiale.

    Avec les poudrières Kosovars et Bosniaques qui sont sur le point de s’embrasser en période de menace nucléaire montante, on n’a jamais été aussi proche de ce moment de vérité.


    • Clark Kent Clark Kent 6 octobre 2022 15:06

      @Florian LeBaroudeur

      On a surtout un laboratoire expérimental dans lequel l’UE teste les capacités de résistance des peuples pour rester des nations et la rapidité à laquelle on peut les faire revenir en arrière en détruisant des véritables états pour les éclater en « régions européennes » soumises aux lobbies (finances, big pharma, GAFAM, etc.). En Bosnie, le laborantin Schmidt a été mis en place par l’Allemagne, ailleurs les charcutages électoraux donnent l’illusion aux peuples concernés d’avoir choisi eux-mêmes le gérant du labo.


    • L'apostilleur L’apostilleur 9 octobre 2022 09:51

      @Clark Kent
      « ...l’UE teste les capacités de résistance des peuples pour rester des nations.. »

      En l’occurrence la Bosnie n’est pas une nation (*) mais un État artificiel. Il ne suffit pas d’enfermer des communautés aussi disparates que celles Bosnie pour les rendre miscibles. 

      (*) à propos de l’idée de nation..
      https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-effritement-de-la-laicite-187133


  • L'apostilleur L’apostilleur 9 octobre 2022 10:12

    @ l’auteur 

    Il est difficile de croire que la Bosnie-Herzégovine pourrait développer une démocratie. Les antagonismes s’y opposeront dans une société qui ne s’est pas voulue comme elle est.

    Les stigmates sont inoubliables (*) Si l’intervention de C Schmidt peut nous choquer, laissez la Bosnie-Herzégovine sans surveillance c’est oublier une cocotte-minute sans surveillance. 

    Comment croire que ces populations accepteront de vivre ensemble quand la Tchécoslovaquie moins hétéroclite n’a pas pu ?

    (*) https://onenpensequoi.over-blog.com/2017/11/les-balkans-peuvent-t-ils-echapper-a-la-recommandation-de-houellebecq.html


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