vendredi 4 avril 2008 - par Henri Diacono

La civilisation de l’aïeule

Le témoignage qui va suivre, vécu sur une terre d’Afrique du Nord, terre des contrastes, est en droit de nous interpeller sur les éventuels bienfaits d’une nouvelle civilisation vers laquelle, mondialisation et « faux modernisme » imposés, tous les prédateurs de la planète désirent conduire la planète.

Elle était pauvre et ne savait ni lire ni écrire. Elle avait toujours ignoré la religion, mais perpétuait les traditions, refusait le téléphone, la télévision et les radios, préférant les visites des siens ou des voisins, ses amis.

Courbée ou plutôt cassée en deux, par les travaux de la terre, toujours sur le même lopin proche d’une petite ville vers laquelle elle s’était rarement dirigée, elle avait su éviter, à une centaine de kilomètres de chez elle, le fracas de la capitale, encombrée par plus de trois millions d’habitants désordonnés. Elle n’y avait jamais mis les pieds.

Sa vie entière avait été vouée à sa toute petite ferme, tout en mettant au monde puis d’éduquer treize enfants, sans se souvenir des grossesses qui n’étaient pas arrivées à leur terme. C’est là, sans rien changer à sa vie, qu’elle avait traversé les guerres, la dernière mondiale, puis celle de la décolonisation. Loin des affrontements qui ne la concernaient pas, elle n’avait pas eu à en souffrir. Dès lors, à l’écart avec les siens, elle ne s’y était jamais intéressée.

Après la mort de l’époux, voilà longtemps, elle a continué, dans la solitude, de prendre soin de ceux qui avaient toujours nourri la famille, à savoir une dizaine d’oliviers centenaires qu’elle vénérait, une petite basse-cour, un mini-potager, une demi-douzaine de pieds de vigne, une vache et quelques moutons.

Devenus adultes, ses fils, au nombre de six, aussi pauvres que leur mère après avoir fréquenté l’école, n’avaient jamais envisagé d’émigrer. Ils s’étaient installés tout près d’elle. A leur compte. Pour labourer la terre des autres, à l’aide d’une vieille charrue rouillée et d’un mulet. La dernière de ses filles, toujours célibataire, était restée à ses côtés, et les six autres, toutes mariées, lui rendaient souvent visite avec leur marmaille. Malgré le poids des ans, chaque fois qu’un membre de la smala se trouvait cloué au lit pour une maladie ou un simple malaise, couverte de son traditionnel voile blanc, elle se rendait aussitôt à son chevet, assise sur le porte-bagages du vélomoteur de l’un de ses fils et les bras chargés de victuailles comme le voulait la coutume.

Et lorsque toute la tribu se réunissait chez elle à l’occasion des fêtes, pas loin d’une cinquantaine de personnes, arrière-petits-enfants, belles-filles, gendres, tantes, cousins et cousines compris, s’asseyaient dans la joie, à même le sol sous les oliviers, non loin du four à pain de terre cuite, autour des moutons sacrifiés, s’abreuvant d’eau pure et de thé à la menthe.

Il y a quelques mois, en la conduisant de médecin en médecin, j’avais senti que l’aïeule, épuisée et se croyant devenue inutile, avait décidé d’arrêter de se battre. Un après-midi, à une amie qui s’inquiétait de savoir si, dans ces circonstances, elle s’était mise en ordre vis-à-vis d’Allah, la vieille femme lui répondit de sa voix douce et fatiguée qu’elle n’avait jamais « prié de sa vie ». Juste avant de lui demander si, chez elle, dans son jardin, « ... les fleurs qu’elle avait plantées avaient commencé à sortir de terre ».

Vers la fin de l’automne dernier, entourée de toute sa famille et alors que le soleil déclinait, elle s’en est allée vers la sortie comme elle avait vécu. A petits pas feutrés et sans la moindre plainte.

Après avoir séché mes larmes, l’éternel migrant que j’avais été, abreuvé de tant de voyages, en quête de bonheur, de modernisme ou d’une autre vie, je me suis posé la question essentielle. Avait-elle été heureuse ?

J’ai très vite été rassuré. Car, tout au long des années pendant lesquelles j’avais appris à la connaître, et l’aimer sans m’en apercevoir, elle avait, sans jamais élever la voix, irradié autour d’elle, le courage et la générosité, la paix et la discrétion, l’amour et le respect, la dignité et la tolérance, le souci de l’harmonie, et une attention démesurée pour la nature, bêtes, plantes, hommes, femmes et enfants confondus.

Soudain j’ai pris conscience qu’avec elle disparaissait le dernier pan d’une société à échelle humaine, pilier de toute civilisation.

Aujourd’hui, depuis la colline où je vous observe tous les matins, quelque part sur la rive sud de la Méditerranée, non loin de la mer et tout près de chez elle, nourri de son souvenir, j’ai alors décidé de donner son nom au vieil olivier qu’elle m’avait offert et qui s’était mis soudain à refleurir depuis peu.

Elle se prénommait Salouha et elle était sur le point de fêter ses... 88 ans.



18 réactions


  • Emile Mourey Emile Mourey 4 avril 2008 16:09

    @ l’auteur

    Très beau témoignage.


  • Ran 4 avril 2008 16:25

    Oui, très beau témoignage. Ce sont des gens comme cela qui font que, finalement, l’humanité ne mérite peut-être pas d’être jetée aux orties... Pour un dictateur, pour un requin de la finance, combien y a-t-il de ces saints laïcs, qui ont passé leur vie entière à faire le bien sans rien demander ?


  • gaiaol 4 avril 2008 16:51

     

     

    ton aieule a simplement cessé d’étaler sa beauté sur sa terre. son silence était son langage intérieur pour faire le lien entre elle et le monde. ainsi, elle a refusé à l’histoire avec un grand h et ce qu’elle tentait de lui faire subir . c’est ma grand mère aussi... merci de m’avoir permis de m’asseoir quelques instant sur la margelle du vieux puits et de sentir les feuilles parfumées des oliviers en fleurs.


  • Lucie Vivien 4 avril 2008 19:10

    Très beau témoignage qui peut nous faire réfléchir sur le sens de nos vies.


  • Francis, agnotologue JL 5 avril 2008 10:29

    Ce témoignage m’a profondément ému.

    Puisque l’auteur a commencé son article par quelques lignes mettant en cause notre "civilisation occidentale imposée aux pays déjà pauvres, je me permets de signaler ici, par contraste, cet autre témoignage :

    "Marche des femmes contre la flambée des prix en Côte-d’Ivoire : mourir de faim ou mourir d’une balle dans la tête ?"

    On peut y lire : "Le lundi 1er et le mardi 2 avril 2008, des femmes ont pris d’assaut les grandes artères des quartiers populaires de Yopougon et de Cocody en scandant des « On veut manger, on veut manger, on veut manger ». "


  • Alberjack Alberjack 5 avril 2008 11:04

    Votre texte m’a bouleversé.

    Si nous ne sommes pas frère ni cousin par le sang nous avions les mêmes grand-mères.

    Merci.


  • alceste 5 avril 2008 13:40

    Vous avez rendu un très bel hommage à votre aïeule, et votre texte me touche profondément.


  • [email protected] 5 avril 2008 23:24

     

    Elle était pauvre et ne savait ni lire ni écrire. Elle avait toujours ignoré la religion, mais perpétuait les traditions, refusait le téléphone, la télévision et les radios, préférant les visites des siens ou des voisins, ses amis.

    tiens çà me fais penser à rousseau !lui aussi refuse à certains égards l’évolution, car çà détruit tout. plus tu investit, plus tu détruis !
    c’est le cas ein ! c’est l’industrie qui détruit l’environnement. or on loue tant l’industrie !

    c’est un choix. pourquoi tous les hommes de la terre de tous les temps ne se comportaient pas comme elle ? Pourquoi elle se sentaient heureuse alors que nous il nous faut bouger, découvrir, améliorer notre sort parait il ?
    à tes enfants, souhaitent tu une vie comme la sienne ou comme la notre ?
    inculquerait tu la bataille, la compétition comme un petit bourgeois capitaliste ou l’amour de la nature comme un écolo ?
    moi je te dis je suis dépité, je choisi la bataille par défaut, puisque le système socialiste ne marche pas ! (celui de la solidarité dans l’individualisme (humanisme), celui de l’égale répartition des richesses...) et à chacun selon ses besoins. or : il faut marcher sinon crever...par dépit, il faut être compétitif, battant, batailleur etc.

     


    • Henri François 6 avril 2008 08:29

      Il nous faut s’éloigner, refuser, tourner le dos, agir en individu, uniquement en individu en protégeant ses proches comme le fait une chatte avec ses chatons. Il faut fuir jusqu’à trouver ce même lopin de terre où l’aîeule, ma belle-mère que je vénère tant, par amour de la paix originelle, s’était construit son univers à l’écart des fracas. La nature, et non pas l’Au Delà, nous a crée ainsi et il nous respecter sa décision. Comme vous j’ai lu Rousseau et les autres et hélas je n’ai compris, inconsciemment, le vrai sens de la vie humaine qu’une fois arrivé au seuil de la sagesse, une fois l’âge de la maturité dévoré. Et j’ai fini par trouver "mon lopin de terre", tout en continuant, quelquefois, à souffrir au spectacle de l’Humanité toute entière. Amitiés.

      Je vous conseille de lire "L’Eloge de la Fuite" de Henri Laborit.


  • [email protected] 5 avril 2008 23:28

     

    Elle était pauvre et ne savait ni lire ni écrire. Elle avait toujours ignoré la religion, mais perpétuait les traditions, refusait le téléphone, la télévision et les radios, préférant les visites des siens ou des voisins, ses amis.

    tiens çà me fais penser à rousseau !lui aussi refuse à certains égards l’évolution, car çà détruit tout. plus tu investit, plus tu détruis !
    c’est le cas ein ! c’est l’industrie qui détruit l’environnement. or on loue tant l’industrie !

    c’est un choix. pourquoi tous les hommes de la terre de tous les temps ne se comportaient pas comme elle ? Pourquoi elle se sentaient heureuse alors que nous il nous faut bouger, découvrir, améliorer notre sort parait il ?
    à tes enfants, souhaite tu une vie comme la sienne ou comme la notre ?
    inculquerait tu la bataille, la compétition comme un petit bourgeois capitaliste ou l’amour de la nature comme un écolo ?
    moi je te dis je suis dépité, je choisi la bataille par défaut, puisque le système socialiste ne marche pas ! (celui de la solidarité dans l’individualisme (humanisme), celui de l’égale répartition des richesses...) et à chacun selon ses besoins. or : il faut marcher sinon crever...par dépit, il faut être compétitif, battant, batailleur etc.

     


  • COLRE COLRE 6 avril 2008 10:36

    Bonjour Henri François, et merci de sauver un prénom et une bribe de vie, celle de votre aïeule, comme celle de tant de milliards d’humains qui passent, sont passés et passeront avec discrétion sur notre terre et se fondront dans l’oubli éternel.

    Je ne voudrais pas troubler ce beau moment d’émotion (que je partage) mais vous demander de ne pas relier ce témoignage à une revendication de civilisation. Si votre aïeule a pu vivre heureuse loin des fracas du monde, de l’histoire et des diktats de la religion, c’est bien qu’elle vécut dans un pays dont les lois autorisaient cette liberté. Votre aïeule n’aurait pas vécu ainsi dans d’autres contextes moins tolérants (pour ne pas politiser mon propos, je pense simplement aux idéologies et massacres du Xxème siècle qui ont ensanglanté la planète, Europe, Asie, Afrique, Proche Orient…)
     


  • dalat-1945 6 avril 2008 12:55

    @ François Henri,

    Difficile d’écrire une aussi belle histoire (qu’elle soit authentique ou non) !. Je pense que l’on pourrait en écrire beaucoup d’autres de ce type dans de nombreux pays.Mais encore faudrait il prendre le temps de les écrire.

    Merci


    • Henri François 6 avril 2008 18:50

      Dalat, cette histoire est authentique. Il s’agissait de ma belle-mère. J’en profite pour vous remercier, vous ainsi que tous ceux qui ont réagi, d’avoir partagé l’émotion qui a été mienne, il y a quelques mois lorsque cet être d’exception s’en est allé. Voyez-vous, arrivé à l’âge qui est le mien et après avoir bourlingué ici et là (pour le boulot) à travers le monde, je suis près de croire qu’au fil des ans, pour ne pas dire des mois, cette race d’individus rares est en voie de disparition. Hélas, trois fois, mille fois hélas.


    • dalat-1945 6 avril 2008 19:58

      @ l’auteur,

      Je pense que le fait d’avoir voyagé (pour le boulot ou autre) vous aide à mieux apprécier de nombreuses choses dans la vie. C’est bien. J’ai aussi beaucoup voyzagé pour le bouilot et le plaisir et j’en arrive aux mêmes conclusions que vous.

      Dommage que de trop nombreux "commentateurs" sur Agoravox, ne soient sortis pas de l’Hexagone" un "certain temps", car cela leur permettrait d’avoir une meilleure objectivité.


  • dalat-1945 6 avril 2008 13:44

    SABENA


  • La Zélie 6 avril 2008 22:12

    Merci

     

    Merci pour cette émotion.Chaque fois que je pense à ma grand’mère, j’ai la même émotion.

     

    Sur mon site ( non encore référencé) j’ai une page consacrée à ma grand’mère : je vais y mettre le lien pour cette page .

     

    Merci encore.


  • Bobby Bobby 7 avril 2008 01:10

    Beau texte, fort bien écrit ! qu’il est agréable de joindre une bonne plume poétesse à un drame famillial pourtant intense... Bravo !

     


  • Dame Jessica Dame Jessica 7 avril 2008 09:20

    @ L’auteur,

    Merci Henry François, pour Elle qui ne se sera pas courbée en vain, qui n’aura pas aimé en vain puisque aujourd’hui votre mémoire parle d’Elle à nos coeurs et merci pour nous qui en vous écoutant voyons se dresser cette silhouette frêle et pourtant robuste qui est toutes les méres, toutes les grands-mères, toutes celles qui humbles anonymes ont semé toute leur existence les graines d’amour sans se soucier de la moisson...D’Afrique ou d’ailleurs, peu importe, cette femme je l’ai reconnu, aimé, pleuré et au pied de l’olivier, mon offrande, bouquet de souvenirs, j’ai déposé...


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