« La télé rend fou, mais je me soigne ! », avouait, Bruno Masure, dans le titre d’un livre. Des preuves de cette folie en sont données tous les jours. Mais est-il possible d’y résister, comme le prétend l’ancien journaliste de France 2 ? Parmi les indices matériels qui signent une activité professionnelle emportée sans retour dans un univers de déraison, il en est deux auxquels ont fini par ne plus faire attention. Or, leur extravagance atteint un tel degré qu’on voit mal comment des êtres sains et ceux qui les regardent, peuvent conserver une exigence de rationalité qui les préserve d’une dérive délirante. L’un est le décor des studios où journalistes et animateurs se pavanent, l’autre est la claque qui les accompagne désormais dans la plupart des émissions d’échanges ou de spectacle.
Le décor mégalomaniaque des studios
« Le médium est le message », dit Mac Luhan, c’est-à-dire, selon une des interprétations de ce paradoxe, que la relation qu’un médium instaure avec ses récepteurs, prime les informations qu’il diffuse. Qu’importe, par exemple, les inepties débitées par une star ! Les réflexes de sidération et d’identification qu’elle stimule, instaure une telle adhésion à sa personne qu'ils rendent imperceptibles les absurdités qu'elle profère.
- L’architecture, médium du pouvoir
Un prince comme Louis XIV l’avait compris en construisant le château de Versailles : le décor somptueux dont le souverain s’entoure, exprime autant sinon plus la magnificence de son pouvoir absolu que les décisions qu’il prend. Qu’on entre dans la Salle du trône ou la Galerie des glaces : ces lieux grandioses imposent aussitôt au visiteur la conscience de son humble condition et celle de la grandeur du prince.
Avant Louis XIV, l’Église catholique savait l’emprise qu’elle pouvait exercer sur les consciences grâce aux somptueuses églises qu’elle donnait en décor à l’accomplissement de sa liturgie. L’art Baroque est même né, lors du mouvement de la Contre-Réforme, d’une stratégie de reconquête des consciences par la mobilisation heureuse de toutes les illusions des arts.
- La télévision et l’illusion de la transparence
Les chaînes de télévision suivent la même règle. Elles mettent ainsi en scène leurs journalistes ou animateurs dans des studios ruisselant de lumières et de couleurs. Écrans multiples aux murs comme autant de prétendus témoins des événements survenant sur la terre entière, vastes bureaux aux formes improbables et même psychédéliques, sièges fantasques, allant du cube phosphorescent au fauteuil orthopédique, la scène brille de mille feux, balayée par instants de faisceaux multicolores la baignant par instants d’une aube bleue ou blanche de préférence.
L’illusion d’une transparence qui ne laisse rien dans l’ombre, est offerte quand au contraire si peu est mis en lumière et que tant est dissimulé, puisque le flot d’informations ne peut trouver place dans l’espace et le temps exigus offert à sa diffusion : le contenu d’un tonneau ne se transvase pas dans une bouteille. L’affaire DSK vient d’en donner un nouvel exemple : qu’en sait-on ?
Qui peut résister à un décor aussi mégalomaniaque où il officie chaque jour ou chaque semaine. Comment sous les feux de la rampe, exposé aux regards de millions de gens comme un diamant dans un écrin, ne pas se prendre soi-même, quand on n’est qu’un gravier, pour une pierre précieuse ? Et comment des téléspectateurs non avertis ne s’y laisseraient-ils pas prendre ?
- Le studio délirant de l’émission « Envoyé spécial »
En tête du palmarès des studios délirants, on inscrirait volontiers celui de l’émission hebdomadaire de France 2, « Envoyé Spécial ». Ses deux présentatrices, qu’on voit, quels que soient les sujets, chaque semaine, invariablement s’exhiber sur les programmes en corsage blanc, la main de l’une appuyée sur l’épaule de l’autre, se retrouvent face à face debout en chiens de faïence entre deux reportages dans un drôle de débarras.
À-t-on conçu studio moins fonctionnel et plus incongru ? Un pupitre étroit et longiligne en baïonnette traverse la salle de part en part, flanqué de deux poutres parallèles, aussi inutiles qu’inesthétiques. Et les deux journalistes pontifient avec affectation, perdues à une extrémité où les rejoint parfois un invité. S’agit-il d’inculquer, par intericonicité, l’image d’une paillasse de laboratoire d’avant-garde où s’élaborerait l’information entre leurs mains expertes ? On songe bien plutôt à un décor de prestigitateur qui détourne l’attention pour masquer ses tours de passe-passe.
La claque réhabilitée
Le second indice matériel d’une folie en liberté à la télévision est l’incroyable réhabilitation de la claque. Rares sont les émissions qui ne s’entourent pas dans ces studios mégalomaniaques d’un public obéissant à des consignes pour applaudir sur commande les numéros présentés ou les réparties.
- Un leurre grossier de promotion
La claque vient du théâtre et avait fini par disparaître tant le leurre est grossier : c’était un groupe de spectateurs payés pour applaudir au 19ème siècle les pièces de théâtre et entraîner la salle dans leur sillage pour, sinon leur faire un triomphe, du moins favoriser leur succès ou limiter leur échec. Ettore Scola la met encore en scène en Italie après 1945, au début de son merveilleux film, « Nous nous sommes tant aimés », paru en 1974 : Luciana, jeune fille modeste qui rêve de devenir comédienne, avant sa rencontre avec les trois amis de la Résistance, Gianni, Nicola et Antonio, entre gratuitement au théâtre en se mêlant à la claque.
- La pression exercée par le groupe sur l’individu
Dans des expériences célèbres à l’Université de Pennsylvanie entre 1953 et 1955, Solomon Asch a montré l’emprise exercée par le groupe sur l’individu. Nul ne sort indemne de cette confrontation : un désir profond d’adhésion à l’opinion du groupe pousse plus d’un tiers des sujets étudiés à l’approuver, fut-elle absurde, comme une prétendue égalité entre un segment de dix centimètres et un autre de vingt. Et les deux tiers restants qui résistent en se fiant avec raison au témoignage de leur sens, n’en restent pas moins troublés, ne pouvant concevoir avoir raison tout seuls quand tant de gens se tromperaient autour d’eux. Le groupe de la claque impose ainsi son point de vue élogieux sur le spectacle aux autres spectateurs qui, dispersés dans la salle, tendent à s’y rallier.
- L’éloge sur commande
Les émissions de télévision ont réintroduit ce leurre grossier pour influencer pareillement les téléspectateurs, comme les émissions de radio ponctuent les prétendus bons mots d’un humoriste par des salves de rires programmés. Seulement, comment des animateurs soumis à ce régime de claque permanente peuvent-ils encore garder un point de vue critique sur leur prestation quand, quoi qu’ils fassent, la foule autour d’eux les adulent sur ordre ? « Sans la liberté de blâmer, dit Beaumarchais dans « Le Mariage de Figaro », il n’est pas d’éloge flatteur ». Inversement, sans la liberté d’expression, il est des blâmes flatteurs. La claque qui sévit sur les plateaux inversent les valeurs, et les téléspectateurs abrutis sont les premières victimes.
Des studios féériques et mégalomaniaques avec clique à claque sur commande créent un univers délirant capable par l’accoutumance d’égarer l’être le plus sain d’esprit. On en voit les effets d’ailleurs sur les sujets traités comme sur les propos tenus. À en croire les audiences, le public n’a pas l’air de s’émouvoir de ces pratiques. Il faut dire que la télévision exerce sur lui une autorité usurpée devant laquelle il s’incline aveuglément. Un des arguments d’autorité sans réplique que la publicité en a tiré, n’est-il pas depuis longtemps : « Vu à la télé » ? Or que peut bien signifier cette certification délivrée par un organe qui présente de tels signes extérieurs de folie manifeste ?
(1) Bruno Masure, « La télé rend fou... mais j'me soigne ! », éditions Plon, 1987