vendredi 3 juin 2011 - par Paul Villach

La claque et le décor, ou la folie en liberté à la télé

« La télé rend fou, mais je me soigne  ! », avouait, Bruno Masure, dans le titre d’un livre. Des preuves de cette folie en sont données tous les jours. Mais est-il possible d’y résister, comme le prétend l’ancien journaliste de France 2  ? Parmi les indices matériels qui signent une activité professionnelle emportée sans retour dans un univers de déraison, il en est deux auxquels ont fini par ne plus faire attention. Or, leur extravagance atteint un tel degré qu’on voit mal comment des êtres sains et ceux qui les regardent, peuvent conserver une exigence de rationalité qui les préserve d’une dérive délirante. L’un est le décor des studios où journalistes et animateurs se pavanent, l’autre est la claque qui les accompagne désormais dans la plupart des émissions d’échanges ou de spectacle.

Le décor mégalomaniaque des studios
 
« Le médium est le message  », dit Mac Luhan, c’est-à-dire, selon une des interprétations de ce paradoxe, que la relation qu’un médium instaure avec ses récepteurs, prime les informations qu’il diffuse. Qu’importe, par exemple, les inepties débitées par une star ! Les réflexes de sidération et d’identification qu’elle stimule, instaure une telle adhésion à sa personne qu'ils rendent imperceptibles les absurdités qu'elle profère.
 
- L’architecture, médium du pouvoir
 
Un prince comme Louis XIV l’avait compris en construisant le château de Versailles : le décor somptueux dont le souverain s’entoure, exprime autant sinon plus la magnificence de son pouvoir absolu que les décisions qu’il prend. Qu’on entre dans la Salle du trône ou la Galerie des glaces : ces lieux grandioses imposent aussitôt au visiteur la conscience de son humble condition et celle de la grandeur du prince.
 
Avant Louis XIV, l’Église catholique savait l’emprise qu’elle pouvait exercer sur les consciences grâce aux somptueuses églises qu’elle donnait en décor à l’accomplissement de sa liturgie. L’art Baroque est même né, lors du mouvement de la Contre-Réforme, d’une stratégie de reconquête des consciences par la mobilisation heureuse de toutes les illusions des arts. 
 
- La télévision et l’illusion de la transparence
 
Les chaînes de télévision suivent la même règle. Elles mettent ainsi en scène leurs journalistes ou animateurs dans des studios ruisselant de lumières et de couleurs. Écrans multiples aux murs comme autant de prétendus témoins des événements survenant sur la terre entière, vastes bureaux aux formes improbables et même psychédéliques, sièges fantasques, allant du cube phosphorescent au fauteuil orthopédique, la scène brille de mille feux, balayée par instants de faisceaux multicolores la baignant par instants d’une aube bleue ou blanche de préférence.
 
L’illusion d’une transparence qui ne laisse rien dans l’ombre, est offerte quand au contraire si peu est mis en lumière et que tant est dissimulé, puisque le flot d’informations ne peut trouver place dans l’espace et le temps exigus offert à sa diffusion : le contenu d’un tonneau ne se transvase pas dans une bouteille. L’affaire DSK vient d’en donner un nouvel exemple : qu’en sait-on ?
 
Qui peut résister à un décor aussi mégalomaniaque où il officie chaque jour ou chaque semaine. Comment sous les feux de la rampe, exposé aux regards de millions de gens comme un diamant dans un écrin, ne pas se prendre soi-même, quand on n’est qu’un gravier, pour une pierre précieuse ? Et comment des téléspectateurs non avertis ne s’y laisseraient-ils pas prendre ?
 
- Le studio délirant de l’émission « Envoyé spécial  »
 
En tête du palmarès des studios délirants, on inscrirait volontiers celui de l’émission hebdomadaire de France 2, « Envoyé Spécial  ». Ses deux présentatrices, qu’on voit, quels que soient les sujets, chaque semaine, invariablement s’exhiber sur les programmes en corsage blanc, la main de l’une appuyée sur l’épaule de l’autre, se retrouvent face à face debout en chiens de faïence entre deux reportages dans un drôle de débarras.
 
À-t-on conçu studio moins fonctionnel et plus incongru ? Un pupitre étroit et longiligne en baïonnette traverse la salle de part en part, flanqué de deux poutres parallèles, aussi inutiles qu’inesthétiques. Et les deux journalistes pontifient avec affectation, perdues à une extrémité où les rejoint parfois un invité. S’agit-il d’inculquer, par intericonicité, l’image d’une paillasse de laboratoire d’avant-garde où s’élaborerait l’information entre leurs mains expertes ? On songe bien plutôt à un décor de prestigitateur qui détourne l’attention pour masquer ses tours de passe-passe.
 
La claque réhabilitée
 
Le second indice matériel d’une folie en liberté à la télévision est l’incroyable réhabilitation de la claque. Rares sont les émissions qui ne s’entourent pas dans ces studios mégalomaniaques d’un public obéissant à des consignes pour applaudir sur commande les numéros présentés ou les réparties.
 
- Un leurre grossier de promotion
 
La claque vient du théâtre et avait fini par disparaître tant le leurre est grossier : c’était un groupe de spectateurs payés pour applaudir au 19ème siècle les pièces de théâtre et entraîner la salle dans leur sillage pour, sinon leur faire un triomphe, du moins favoriser leur succès ou limiter leur échec. Ettore Scola la met encore en scène en Italie après 1945, au début de son merveilleux film, « Nous nous sommes tant aimés », paru en 1974 : Luciana, jeune fille modeste qui rêve de devenir comédienne, avant sa rencontre avec les trois amis de la Résistance, Gianni, Nicola et Antonio, entre gratuitement au théâtre en se mêlant à la claque. 
 
- La pression exercée par le groupe sur l’individu
 
Dans des expériences célèbres à l’Université de Pennsylvanie entre 1953 et 1955, Solomon Asch a montré l’emprise exercée par le groupe sur l’individu. Nul ne sort indemne de cette confrontation : un désir profond d’adhésion à l’opinion du groupe pousse plus d’un tiers des sujets étudiés à l’approuver, fut-elle absurde, comme une prétendue égalité entre un segment de dix centimètres et un autre de vingt. Et les deux tiers restants qui résistent en se fiant avec raison au témoignage de leur sens, n’en restent pas moins troublés, ne pouvant concevoir avoir raison tout seuls quand tant de gens se tromperaient autour d’eux. Le groupe de la claque impose ainsi son point de vue élogieux sur le spectacle aux autres spectateurs qui, dispersés dans la salle, tendent à s’y rallier.
 
- L’éloge sur commande
 
Les émissions de télévision ont réintroduit ce leurre grossier pour influencer pareillement les téléspectateurs, comme les émissions de radio ponctuent les prétendus bons mots d’un humoriste par des salves de rires programmés. Seulement, comment des animateurs soumis à ce régime de claque permanente peuvent-ils encore garder un point de vue critique sur leur prestation quand, quoi qu’ils fassent, la foule autour d’eux les adulent sur ordre ? « Sans la liberté de blâmer, dit Beaumarchais dans « Le Mariage de Figaro », il n’est pas d’éloge flatteur  ». Inversement, sans la liberté d’expression, il est des blâmes flatteurs. La claque qui sévit sur les plateaux inversent les valeurs, et les téléspectateurs abrutis sont les premières victimes.
 
Des studios féériques et mégalomaniaques avec clique à claque sur commande créent un univers délirant capable par l’accoutumance d’égarer l’être le plus sain d’esprit. On en voit les effets d’ailleurs sur les sujets traités comme sur les propos tenus. À en croire les audiences, le public n’a pas l’air de s’émouvoir de ces pratiques. Il faut dire que la télévision exerce sur lui une autorité usurpée devant laquelle il s’incline aveuglément. Un des arguments d’autorité sans réplique que la publicité en a tiré, n’est-il pas depuis longtemps : « Vu à la télé  » ? Or que peut bien signifier cette certification délivrée par un organe qui présente de tels signes extérieurs de folie manifeste ?
 
(1) Bruno Masure, « La télé rend fou... mais j'me soigne !  », éditions Plon, 1987


12 réactions


  • easy easy 3 juin 2011 12:35

    J’imagine que tous ceux qui ne sont pas bricoleurs partagent peu ou prou votre impression.

    J’ai réalisé des installations de mobilier de laboratoire, des décors de cinéma, des aménagements intérieurs, des bureaux et des décors de plateau de télé. A mes yeux, ça n’a rien de grandiose, rien qui verse dans du Vatel en dépit des musiques d’annonce qui versent dans Lully.

    Le décor d’envoyé spécial est effectivement un peu grandiose au regard du peu de gens qui s’y agitent. Mais techniquement, c’est une plaisanterie.

    En plateau télé (pas celui qui se mange !) un des premiers paramètres dont on doit tenir compte, c’est la périodicité, l’amortissement, la location du studio, la possibilité ou non de conserver le décor fixe...( Ce qui n’empêche pas que pour de grandes occasions, par exemple les élections européennes, on aille jusqu’à faire un décor qui ne servira qu’une seule fois. Ce surcoût étant amorti par la grande valeur des espaces pub) 
    Ensuite, c’est la question public or not public. S’il ne faut pas de claque, le budget non seulement du décor mais de l’émission entière tient dans une tirelire de gosse. S’il faut du public, c’est énorme de complexité et les coûts explosent.

    Ensuite, il y a la régie image qui parle et qui impose ses paramètres, ses plans, ses distances. Et là, il y a des géométries qui s’imposent automatiquement (en fonction de l’évolution des matériels d’éclairage, de prise de vue et de son.

    Après, vient une discussion sur : on montre ou on ne montre pas la technicité du plateau, l’ampleur des moyens techniques engagés (pour que les téléspectateurs et les annonceurs mais aussi les invités aient l’impression d’en avoir pour leur argent)

    Lorsque la Luma était sortie, chaque télé tenait à la montrer. Aujourd’hui, on ne la montre plus puisqu’elle est devenue banale. Idem pour les écrans géants (de type vidéo rétroprojecteur) puis pour les écrans plats, les caméras gyroscopiques, celle suspendue sur câbles à Roland Garros, les hélicoptères.

    Ensuite les effets : Lasers, fumées, bulles, neige, changements de couleurs, plateaux tournant...
     
    Après viennent les discussions sur le style. Et là, bof, ça ne change pas la facture.

    Bien entendu qu’un mobilier en résine translucide avec éclairage intérieur vaut plus cher qu’une chaise de cuisine m’enfin, si on ne fait pas ce minimum, on ne fait plus rien.
    Et le décor de On n’est pas couché, en facture de décoration pure, c’est le prix d’un vélo de supermarché. Alors que le décor de Potemkine de Hossein a coûté les yeux de la tête.

    Au passage, sont examinées toutes les questions de sécurité.




    Alors non vraiment, le décor en lui-même, cette chose dont vous parlez ici en termes grandiloquents, ne pèse pas grand chose sur la facture. Mais tant mieux si ce contreplaqué mince, jamais poncé, peint à la va vite, aux raccords monstreux, fait avec des récupérations d’anciens décors vous semble coliséen. Tant mieux. C’est là tout l’objectif des décors, en jeter plein la vue, épater les gens, avec du papier peint et des cotillons.


    • Scual 4 juin 2011 00:23

      Oui mais la facture n’a aucun rapport avec le sujet traité.

      Il s’agit uniquement de l’impact du décor sur nos esprit et là la facture et lourde, mais c’est à nous de l’adresser...


    • michesive 4 juin 2011 11:18

      Eh bien je me dis que malgré toutes ces impératives innovations techniques, et leur coùt, dans certains studios c’est comme dans tant d’autres, au commun, les chiottes sont bien trop près de la table à manger !


  • silversamourai silversamourai 3 juin 2011 13:30

    Bonjour Paul ,

    en résumé la télé « jette de la poudre aux yeux » du téléspectateur .

     


  • LE CHAT LE CHAT 3 juin 2011 16:43

    c’est bien à ce que je pense quand je vois Arthur aux enfants de la télé , le Prince et sa cour............

    Ces plateaux sont plus conçus pour mettre l’animateur ( dont pas mal feraient mieux de moins se la péter ) en valeur que l’invité qui est face au tribunal du roitelet et de ses fidèles parasites .


    • Scual 4 juin 2011 00:54

      Le plus incroyable c’est la transition...

      Au début on a presque un manque du au changement d’habitude mais si on a accès à d’autres médias, on n’y pense que rarement. Surtout par nostalgie mais sans regrets.

      Puis c’est le choc, ça fait presque un an ou deux qu’on ne regarde plus et là PAN DANS LES DENTS !!! On regarde une émission et on se rend compte que c’est pire que tout ce qu’on avait osé imaginer !

      Il suffit d’affranchir son esprit une petite année pour ne plus être soumis aux nouveaux codes imposés entre temps, éléments de langage, insinuations sur la durée etc ... on ne se fait plus balader et le spectacle est terrifiant.

      La moindre émission de politicovariété parait aussi violente et mensongère qu’un film propagandiste des années 30 et on voit avec horreur nos amis adhérer aux immondices qui sont dites. On se souvient de soirées où ils vous répétaient des trucs absurdes on comprend d’un coup brutal où ils les avaient péché, abasourdi par le fait qu’ils n’ont peut-être même plus de personnalité et d’opinion propre.

      Et le pire c’est qu’on se sent isolé, marginalisé, voir presque désocialisé ou archaïque simplement pour ne plus participer à cette grande messe, transformée le court temps de notre absence en sabbat. A moins qu’on y participât sans le savoir avant d’avoir eu le recul nécessaire.

      Je préviens ceux qui pourraient nous lire : attention !!!! Il n’y a pas de retour en arrière possible. Éteindre la télé, c’est révéler la grosse tache dictatoriale que ses lumières éblouissante cachait. Votre vie se transformera en un de ces films historiques dont vous ne souhaitez pas être le héros.


    • lauraneb 4 juin 2011 10:28

      au tout début du rmi, les assistantes sociales avaient dans leur questionnaire un point important : Avez vous la télévision ???...
       c’est pour que vous puissiez avoir acces à la culture...


  • Scual 4 juin 2011 01:25

    Excellent article !!!

    Pour vous donner une idée du travail réalisé sur ces plateaux et leur objectif regardez les images à la fin de l’article. Vous voulez comprendre pourquoi ces tables sur les plateau 1, 3 et 5 sont si longues ? Paul Villach, l’auteur de l’article s’en interroge même d’ailleurs, mais l’explication de la mégalomanie n’est pas la bonne, c’est pire...

    Ces tables se prolongent jusque... chez nous !!! Vers l’écran.

    Une vison qui nous rend les intervenants proches, familiers, mais aussi qui nous fait croire qu’on participe. Ils sont juste de l’autre coté de notre table basse. Je suis quasiment sur que des tas de gens n’hésitent même plus à leur répondre ou a exposer leur points de vue à voix haute alors qu’ils sont seuls devant leur téléviseur.


  • jacques lemiere 4 juin 2011 02:08

    Dans la poudre aux yeux il y a aussi les avatars....souvent agressifs ou dominateurs, rarement humoristique ...un puissant bestiaire, des heros de legendes, des vedettes de cinéma.....ça appelle un article aussi....


  • velosolex velosolex 4 juin 2011 08:49

    Article pertinent dans ce monde de racolage et de consommation cathodique.
     Bravo à monsieur Villach, constant dans son travail d’analyse, pour dénoncer ces grandes messes tapageuses.
    En particulier celle d’envoyé spécial que je saisis parfois par brides, lors des bandes promotionnelles, et dont le ton grand cirque sur « les sujets essentiels de société », et l’allure de grands prêtres ou prêtresses ( des pythies modernes ?) me fait fuir.
    Vient ce malaise diffus dont on recherche la cause. Il y a des accointances avec ces vieilles orgues du cinéma nazi, celui de Leni Rifefenstahl mettant en scène ces films de propagande, que ces soit à Nuremberg, ou pour les jeux olympique de Munich.
    Où veut on nous mener en nous mettant le cœur au pas ?
    Le tapage n’exclut pas d’ailleurs la frilosité des débats orchestrés, ni de ceux, essentiels, que l’on ignore complètement. 


  • lauraneb 4 juin 2011 10:50

    c’est le triptyque de la manipulation de masse : media, politique, economie

    1 - l’économie a besoin des medias pour vendre ses produits. les medias ont besoin de l’economie pour avoir de la publicité....
    - avez vous remarquez que dans tous les medias traditionnel : Plus rien n’invite à la reflexion.

    2 - l’economie a besoin des politiques pour acquerir de nouveaux marchés par les lois. Les politiques ont besoin de financer leur campagne.
    - Donc quand un président se transforme en VRP de l’economie......

    3 - les politiques ont besoin des medias pour se faire elire. Les medias ont besoin des politiques pour donner du sens, pour faire passer le suppositoire...

    Aujourd’hui quand on regarde qui sont ceux qui ont les plus gros salaires : Les gens des medias, les patrons de l’economie et les politiques....

    Media vient de mediateur non ?....mediateur entre l’economie et les politiques...

    Tous les autres sont bien ficelés, tels un roti de veau a qui il ne manque plus que le persil dans les naseaux.... bienvenu au festin.... Ce soir celui qu’on bouffe c’est vous.....


  • lauraneb 4 juin 2011 11:05

    Et donc attendre de ceux là qu’ils changent la société est une uthopie profonde.... Au mieux, adoucir la mort des veaux quand ils le menent à l’abattoir....comme le rmi ou rsa qui certes améliorent la fin de carriere du veau (j’en fais parti), mais ne resoud en rien le fait qu’il est quand meme manger à la fin : ce que 3 trois comperes du début ne veulent pas que vous sachiez .... Le probleme du veau est qu’il se refuse a le croire jusqu’à ce qu’il est le cul dans la casserole (j’y passe actuellement)....
    Imaginez ce que serait le monde si le veau, la poule, ou le cochon prenait conscience que la seule raison pour laquelle il existe c’est pour d’etre manger.....


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