samedi 8 février - par Patrice Bravo

La collision ukrainienne résulte d’une crise du système mis en place à Yalta

Le 80e anniversaire de la conférence de Yalta (4-11 février 1945), qui a jeté les bases de l'ordre international après la Seconde Guerre mondiale, tombe à un moment étonnant. Une révolution culturelle s'opère aux États-Unis, qui ont occupé pendant plusieurs décennies la position d'hégémon mondial. L'administration de Donald Trump ne se contente pas de modifier les approches conceptuelles, elle élargit également le champ des possibles en principe. Ce qui semblait impensable est désormais proclamé officiellement et même accepté comme ligne directrice. 

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La Russie, comme de nombreux autres États, exprime son mécontentement face à l'état des choses après la guerre froide. Après la fin de la confrontation bipolaire, le modèle de Yalta-Potsdam, formellement préservé dans le cadre de l'ONU, a en réalité pris fin, l'équilibre au sein du système a disparu. La tentative d'adapter les institutions issues des accords de la fin de la guerre mondiale à l'hégémonie américaine n'a profité ni aux institutions ni à l'hégémon. La prise de conscience de cette impasse est l'une des raisons des changements qui se produisent dans la manière dont l'Amérique perçoit sa place dans le monde. Les processus en cours à Washington permettent-ils d'espérer des accords sur les principes de la coexistence internationale ? Il se trouve que le dossier ukrainien est au cœur de ces discussions, et son règlement pourrait constituer la base d'une refonte mondiale. Ou peut-être pas. 

L'affrontement aigu entre la Russie et l'Occident en Ukraine est sans aucun doute significatif pour la situation internationale, mais il ne s'agit pas d'un conflit équivalent à une guerre mondiale. Le monde ne se limite pas à l'espace euro-atlantique et aux problèmes qui y sont liés. La collision ukrainienne est une conséquence de la crise du système mis en place à Yalta. Et ses principaux acteurs sont les mêmes qu'à l'époque. Mais un rôle de plus en plus important dans la politique et l'économie mondiales est joué par des États qui n'avaient pas voix décisive il y a 80 ans ni même il y a 35 ans. Le comportement de la Chine est révélateur : elle considère le dossier ukrainien comme suffisamment important pour marquer sa présence, mais évite de s'impliquer directement. 

Les accords hypothétiques dans le cadre d'un règlement ukrainien sont essentiels du point de vue des relations entre la Russie et les États-Unis/l'Occident, et cela en soi est un facteur d'importance mondiale, mais loin d'être le seul. 

Dans le langage public, il est courant de qualifier les négociations de Yalta de "grand deal", ce qui minimise leur importance. Ce "deal" a été précédé par la guerre la plus meurtrière de l'histoire. Bien sûr, la rivalité géopolitique a de tout temps impliqué des échanges de toutes sortes, souvent cyniques par nature. Mais le prix humain payé pour cette victoire est incomparable. 

Aujourd'hui, le mot "deal" est à nouveau à la mode, grâce au président américain. Et sa volonté fondamentale d'engager ce type de relations suscite l'intérêt, surtout face à l'entêtement dogmatique de ses prédécesseurs. Mais il ne faut pas oublier que l'interprétation de Trump du "deal" a peu à voir avec la manière dont il est compris dans le contexte socio-politique. 

En tant qu'homme d'affaires, Trump vise un résultat pratique et rapide, tout détour par les détails étant une perte de temps et une distraction par rapport à l'essentiel. Exprimer son intérêt ainsi que définir ce qu'il considère comme l'intérêt légitime de son partenaire (c'est-à-dire ce à quoi il est prêt à consentir), voilà quelle est son approche. Et ensuite, il s'agit de réaliser à la fois le premier et le second. Et surtout, le deal est en soi un objectif. Une fois conclu, on passe à autre chose. Cela s'applique à la politique internationale lorsqu'il s'agit de relations avec un partenaire manifestement plus faible et dépendant. Trump s'est entraîné avec la Colombie et le Panama. Dans une certaine mesure, cette approche peut être tentée au Moyen-Orient. 

En ce qui concerne les conflits anciens et complexes, aux racines culturelles et historiques profondes et aux enjeux géopolitiques, comme celui de l'Ukraine, l'approche de Trump est impuissante. Cela ne signifie pas, cependant, que ce qui se passe ne contient pas un potentiel utile. Il faut revenir au début de l'article, à la révolution culturelle. Trump rejette un élément clé : la conviction que l'hégémonie américaine consiste à contrôler le monde entier. Dans sa vision, l'hégémonie est la capacité à réaliser (par la force ou d'autres moyens) des intérêts spécifiques. La prise de conscience par l'establishment américain qu'il n'est pas judicieux pour l'Amérique d'être partout est une base pour un éventuel dialogue sur les sphères d'influence. C'était précisément l'objet des discussions à Yalta et à Potsdam. Aujourd'hui, un tel dialogue serait complètement différent et pourrait même ne jamais commencer. Mais la probabilité qu'il aura lieu a légèrement augmenté par rapport à il y a trois ou quatre mois. 

Fiodor Loukianov, journaliste et analyste politique

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Source : https://www.observateur-continental.fr/?module=articles&action=view&id=6629



10 réactions


  • Eric F Eric F 8 février 13:29

    Yalta actait d’un partage d’influence.
    Mais le partage d’influence en Europe entre empires date de bien des siècles auparavant.
    On peut aujourd’hui parler de ’’zones d’influence’’, mais ça conserve les caractéristiques des empires. L’histoire montre que tant que les empires ’’restent à distance’’ l’un de l’autre, il peut y avoir période de stabilité, mais que la collision des empires mène à la guerre.
    L’Occident a voulu confiner la Russie dans ses frontières en lui retirant l’influence sur sa périphérie. Eh bien voilà ; ça a conduit à un conflit. Les chefs d’état et diplomates de l’après-guerre ont disparu, les nouveaux ont oublié de lire les bouquins d’histoire et de regarder les cartes de géo, or tout s’y trouve !


    • Seth 8 février 14:20

      @Eric F

      Yalta a été un spectacle donné sur des décisions prises avant dont les « zones d’influence » et le partage de l’Europe. Avant Yalta il y avait eu Moscou, Téhéran et bien sûr Potsdam. L’Europe centrale pour l’URSS et l’Ouest pour les ricains, c’était clairement entendu. Et la Grèce pour la GB mais ça n’a pas donné grand chose.

      C’est en Orient que ça a été moins évident....


    • charlyposte charlyposte 9 février 09:32

      @Seth
      Et comme la chanson de SANTA... RECOMMENCE MOI smiley


    • charlyposte charlyposte 9 février 09:39

      @Eric F
      L’histoire humaine se répépète comme une imprimante en roue libre smiley


  • Laurent Brayard

    Le 7 février est le jour anniversaire de la mort d’un général russe blanc, finalement peu connu en Occident, l’amiral Alexandre Koltchak (1874-1920). Il était le fils d’un général du Tsar, avec des origines cosaques. Il fut cadet d’une école navale, et servit ensuite sur la flotte. Océanographe et hydrographe, membre de l’Académie des Sciences de Russie, il participa à 5 expéditions polaires et servit sur la flotte russe durant la guerre russo-japonaise (1904-1905). Il fut le fondateur du Cercle naval de Saint-Pétersbourg et entra dans l’État-major général de la flotte impériale (1906-1909, 1910-1912). Il s’illustra dans les combats de la Première Guerre mondiale, au commandement de divers navires, avant d’être promu contre-amiral, puis vice-amiral commandant la flotte de la Mer Noire (1916).

    Il réussit à maintenir l’ordre dans cette flotte, au moment des événements terribles de la Révolution russe de février (1917). Il préféra refuser des commandements sous le nouveau régime de Kerenski (1917-1918). Il fut envoyé dans une obscure mission d’observation en Occident, USA, Royaume-Uni, mais aussi au Japon, et fut vite pressenti par les Alliés comme un chef potentiel pour écraser les Bolcheviques (1918). Arrivé à Omsk, il accepta de prendre la tête d’un gouvernement provisoire de Sibérie autonome qui avaient éliminé les révolutionnaires modérés locaux, ou les bolcheviques. Avec des forces blanches, un soutien des Anglais (beaucoup d’armement), et théorique des Français, ainsi que celui de la Légion Tchèque, il lança une offensive vers l’Ouest en partant de la Sibérie (1919). Son armée vola de succès en succès, marchant finalement sur Moscou, alors que le territoire des Bolcheviques se réduisait comme peau de chagrin.

    Après des batailles confuses, son armée hétéroclite fut finalement vaincue et repoussée (novembre 1919), refluant dans le désordre vers la Sibérie. Abandonné par la Légion Tchèque, trahit par les Français (général Janin), la retraite se termina en déroute totale. Koltchak abandonné et acculé transféra son commandement au général Denikine (commandant les armées blanches en Crimée), et démissionna (6 janvier 1920). Il fut quasiment livré par le général Janin et les Tchèques aux Bolcheviques (21 janvier), ainsi que le trésor impérial transporté dans des wagons. Condamné à mort, il fut fusillé sous les ordres du commissaire politique Popov, et son corps jeté dans un trou de glace dans une rivière gelée (7 février). Maurice Janin (1862-1946), chef de la mission militaire en Russie, l’homme qui l’avait trahi, rentra en France, et fut ensuite mis eu placard. Il fut désavoué, dans un silence assourdissant par l’essentiel des cercles officiels français, mais dénoncé publiquement par son homologue britannique. Il nia et botta en touche, fut nommé à un poste insignifiant et termina obscurément sa triste vie.


  • GoldoBlack 9 février 08:38

    « La collision ukrainienne »

    Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !

    Quelle litote pour parler d’une agression impérialiste !

    Presque un aveu. Comme quoi, on se moque, mais c’est pas facile la propagande !


    • charlyposte charlyposte 9 février 09:15

      @GoldoBlack
      J’espère que MAC MACRON et toute la clique Européenne va déposer les armes au pied de Poutine en demandant pardon pour avoir un peu trop chatouillé un ours qui voulait défendre les faibles.... vive l’Europe...hum...


    • sylvain sylvain 9 février 17:44

      @GoldoBlack
      de deux agressions imperialistes ! je ne sais pas laquelle des deux vous oubliez..


    • GoldoBlack 11 février 08:25

      @sylvain
      Aucun des deux, n’étant pas hémiplégique contrairement aux soutiens du néonazi Putin.
      Mais les bombes ont été lancées par un des deux. Pas par l’autre.


  • titi titi 10 février 09:35

    @L’auteur

    D’après Churchill, il n’y a eu aucune décision importante à Yalta.

    Les seules avancées ayant été culinaires.


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