samedi 3 mai - par Giuseppe di Bella di Santa Sofia

La guerre du Biafra (1967-1970) : quand le pétrole et la faim ont déchiré une nation

De 1967 à 1970, le Nigeria plonge dans l’abîme de la guerre du Biafra, un conflit fratricide où s’entremêlent rivalités ethniques, ambitions pétrolières et tensions religieuses. Cette tragédie, marquée par une famine télévisée qui bouleverse le monde, fait un à deux millions de morts.

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Le Nigeria fracturé

Le Nigeria, né en 1960 de l’indépendance arrachée à la couronne britannique, est un géant aux pieds d’argile. Ses frontières, tracées sans égard pour les réalités ethniques, enferment un mosaïque de peuples : les Haoussas musulmans au Nord, les Yorubas du Sud-Ouest, partagés entre islam et christianisme, et les Igbos du Sud-Est, majoritairement chrétiens. Cette diversité, loin d’être une richesse, devient une poudrière. Les Igbos, éduqués et dynamiques, dominent l’élite économique et administrative, suscitant jalousie et méfiance. En 1966, un coup d’État mené par des officiers igbos, suivi d’un contre-coup nordiste, allume la mèche. Des pogroms anti-Igbos dans le Nord font des milliers de morts, poussant un million de réfugiés vers l’Est.

La région orientale, riche en pétrole, devient le refuge des Igbos persécutés. Leur leader, le colonel Chukwuemeka Odumegwu Ojukwu, un homme charismatique formé à Oxford, incarne leurs aspirations. Face à lui, le général Yakubu Gowon, un chrétien du Nord, dirige le gouvernement fédéral. Gowon, jeune et déterminé, cherche à préserver l’unité nationale, mais son projet de diviser le Nigeria en douze États, privant les Igbos de l’accès aux champs pétrolifères, est perçu comme une provocation. En mai 1967, Ojukwu proclame l’indépendance de la République du Biafra, avec Enugu pour capitale. Ce geste, audacieux et désespéré, marque le début d’une guerre civile.

 

Centre For Memories - Ncheta Ndigbo on X: "General Chukwuemeka Odumegwu  Ojukwu Leader of the defunct Republic of Biafra (1967-1970). #15january1970  #NationalDayOfPeace #centreformemories https://t.co/eWgMqxPUqG" / X

 

Les tensions religieuses, souvent exagérées par la propagande, jouent un rôle secondaire mais symbolique. Les Igbos, catholiques ou protestants, se sentent opprimés par un Nord perçu comme musulman dominateur et conquérant. Pourtant, le conflit est avant tout politique et économique. Le pétrole, découvert dans le delta du Niger, attise les convoitises. Les grandes puissances, anciennes colonies et compagnies pétrolières, observent, prêtes à tirer profit du chaos. Le Nigeria, "l’éléphant de l’Afrique", selon l’expression de Charles de Gaulle, est sur le point de s’effondrer.

 

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Héros, opportunistes et victimes

Au cœur de la tempête, Odumegwu Ojukwu se dresse comme une figure tragique. Fils d’un riche homme d’affaires igbo, il rejette une carrière dans le luxe pour embrasser le destin de son peuple. Sa rhétorique enflammée galvanise les Biafrais, mais son intransigeance face aux négociations coûte cher. Ojukwu, conscient de la faiblesse militaire de son armée, mise sur une stratégie médiatique : il ouvre le Biafra aux journalistes étrangers, exposant la famine pour gagner la sympathie internationale. Ses détracteurs l’accusent d’avoir prolongé le conflit pour préserver son pouvoir, mais pour ses partisans, il est un visionnaire luttant pour la survie des Igbos.

 

Maps on Stamps : Biafra | A Database of Cartophilately

 

Yakubu Gowon, de son côté, incarne l’ordre fédéral. À seulement 32 ans, ce général au visage affable dirige un pays au bord de l’implosion. Chrétien, il cherche à désamorcer l’image d’un conflit religieux, mais son blocus impitoyable du Biafra, coupant routes et ports, précipite une catastrophe humanitaire. Gowon bénéficie du soutien de la Grande-Bretagne et de l’URSS, qui fournissent armes et mercenaires. Son slogan, "pas de vainqueur, pas de vaincu", prononcé à la fin du conflit, masque mal les cicatrices laissées par sa stratégie.

 

The leader as essence of Nigeria project

 

Mais les véritables protagonistes de cette guerre sont les civils. À Umuahia, une mère igbo, Nkechi, voit ses enfants dépérir sous ses yeux, leurs ventres gonflés par la faim. À Lagos, un commerçant haoussa, Musa, craint pour sa famille, prise entre les violences intercommunautaires. Les images d’enfants squelettiques, diffusées par les télévisions occidentales, choquent le monde. La guerre du Biafra devient la première "famine télévisée", révélant au grand jour la misère du tiers-monde. Ces victimes, anonymes mais universelles, donnent un visage humain à une tragédie orchestrée par des intérêts bien plus cyniques.

 

Pétrole, pouvoir et ingérences étrangères

Le pétrole est le nerf de la guerre. Les gisements du delta du Niger, exploités par Shell-BP, représentent une manne colossale. Lorsque Ojukwu exige que les royalties pétrolières soient versées au Biafra, le gouvernement fédéral riposte par un embargo sur les tankers. La chute de Port Harcourt en 1968, privant le Biafra d’accès à la mer, scelle son sort économique. Les compagnies pétrolières, tiraillées entre loyauté au Nigeria et profits potentiels avec le Biafra, naviguent en eaux troubles, tandis que les puissances étrangères choisissent leurs camps.

La guerre du Biafra échappe aux logiques classiques de la Guerre froide. La Grande-Bretagne et l’URSS soutiennent Gowon, soucieuses de préserver l’intégrité du Nigeria, un allié stratégique. La France gaulliste, en revanche, appuie discrètement le Biafra, voyant dans un Nigeria affaibli une opportunité pour contrer l’influence anglophone en Afrique. Charles de Gaulle, évoquant "le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", fournit armes et soutien diplomatique via des intermédiaires comme Jacques Foccart. La Tanzanie, la Côte d’Ivoire et le Gabon reconnaissent le Biafra, tandis que les États-Unis, embourbés au Vietnam, restent neutres. Ce jeu géopolitique transforme le conflit en un échiquier international.

Sur le plan intérieur, les enjeux sont ethniques et politiques. Les Igbos, marginalisés depuis l’indépendance, aspirent à l’autodétermination. Le Nord, dominé par les Haoussas, craint qu’une sécession réussie n’encourage d’autres régions à suivre. L’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), obsédée par la stabilité des frontières coloniales, soutient Lagos, redoutant un précédent. Au milieu de ces luttes, la dimension religieuse, bien que secondaire, est instrumentalisée. Les missionnaires chrétiens, catholiques et protestants, relayent l’image d’un Biafra martyrisé par un Nord musulman, amplifiant la mobilisation humanitaire en Occident.

 

Une guerre d’usure et de famine

Le 6 juillet 1967, les troupes fédérales lancent une offensive contre le Biafra. Les Biafrais, mal équipés mais déterminés, résistent initialement grâce à des armes improvisées, comme l’"ogbunigwe", un lanceur artisanal dévastateur. Sous la direction du comte suédois Carl Gustav von Rosen, une petite flotte aérienne biafraise mène des raids audacieux. Mais la supériorité numérique et logistique de l’armée nigériane prend le dessus. Enugu tombe en septembre 1967, suivie de Port Harcourt en 1968. Le Biafra, réduit à un "réduit" de 150 kilomètres, est asphyxié par le blocus.

La famine devient l’arme la plus cruelle. Le blocus terrestre et maritime coupe le Biafra du monde. Entre 3 000 et 5 000 personnes, surtout des enfants, meurent chaque jour de faim. Les images d’enfants aux yeux immenses, diffusées par des reporters comme ceux de l’AFP, bouleversent l’opinion publique. La Croix-Rouge et les églises organisent des ponts aériens, mais les vols humanitaires, souvent ciblés par l’aviation nigériane, sont risqués. Ojukwu, accusé d’exploiter la famine pour prolonger la guerre, maintient la résistance, espérant une intervention internationale qui ne viendra jamais.

 

L'enfer de la guerre du Biafra, tournant de l'action humanitaire moderne |  L'humanitaire dans tous ses états

 

En décembre 1969, une offensive fédérale de 120 000 hommes brise les dernières défenses biafraises. Le 11 janvier 1970, Ojukwu s’enfuit en Côte d’Ivoire, laissant son second, Philip Effiong, signer la reddition. Le 15 janvier, Gowon proclame la fin du conflit, insistant sur la réconciliation nationale. Mais les cicatrices sont profondes. Le Biafra, rayé de la carte, laisse derrière lui un peuple brisé et un pays divisé. La guerre, qui a coûté entre un et deux millions de vies, reste un tabou dans la mémoire nigériane.

 

 

Un traumatisme durable et l’émergence de l’humanitaire moderne

La guerre du Biafra marque un tournant dans l’histoire de l’aide humanitaire. Les images de la famine, relayées par les télévisions, suscitent un élan de solidarité sans précédent. En France, des médecins comme Bernard Kouchner, témoins de l’agonie biafraise, fondent Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971, prônant l’ingérence humanitaire. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), malgré les critiques pour son manque d’intégration des acteurs locaux, coordonne une opération massive, assistant des centaines de milliers de personnes. Pourtant, l’aide humanitaire révèle ses limites : instrumentalisée par les belligérants, elle prolonge parfois le conflit en alimentant les combattants.

 

 

Au Nigeria, la réconciliation promise par Gowon est fragile. Les Igbos, bien que réintégrés, se sentent marginalisés. Les drapeaux biafrais, brandis lors de manifestations, témoignent d’un ressentiment persistant. Le Mouvement pour les Peuples Indigènes du Biafra (IPOB), fondé en 2012, ravive les aspirations sécessionnistes, malgré la répression gouvernementale. Le conflit, absent des manuels scolaires, reste un "trou noir" dans la mémoire collective, comme le note l’historienne Egodi Uchendu. Les témoignages, collectés par des initiatives comme Biafran War Memories, révèlent des traumatismes non guéris : des familles déchirées, des villages détruits, des vies brisées.

Sur la scène internationale, la guerre du Biafra expose les ambiguïtés des ingérences étrangères. La France, accusée d’avoir prolongé le conflit pour des intérêts pétroliers, voit son image écornée. Le Nigeria, renforcé par sa victoire, devient une puissance régionale, mais les rivalités ethniques perdurent. Le conflit, en révélant la fragilité des États postcoloniaux, pose une question lancinante : comment construire une nation quand les blessures du passé refusent de cicatriser ?



6 réactions


  • juluch juluch 3 mai 14:57

    je me souviens de ce conflit et son cortège d’images à la télé en noir et blanc de l époque...et j’étais petit.

    Merci pour le rappel.


    • Bonjour @juluch,

      Je me souviens également de ce conflit qui m’avait terrifié lorsque j’étais encore enfant et que je voyais les images de la famine à la télévision, qui était en noir et blanc à l’époque.

      Je me souviens également que j’avais ramené à l’école, à plusieurs reprises, des denrées alimentaires pour aider les Biafrais. Je n’ai appris que, bien plus tard, que l’aide alimentaire avait été bloquée par le gouvernement fédéral nigérian...

      Cela fait 55 ans que cette guerre est officiellement terminée. Et il n’y a presque plus personne pour s’en souvenir, malgré le bilan humain très lourd...


  • https://x.com/TribunePop23/status/1918733090014339192

    Le saviez-vous ?  

    Entre 1946 et 1948, la CIA et des médecins américains ont infecté volontairement plus de 1 500 Guatémaltèques avec la syphilis et la gonorrhée, sans leur consentement.  

    Ce scandale a été reconnu officiellement par les États-Unis en 2010.


  • Modeste rappel, évité de vous tromper !

    <<

    La famine, un crime de guerre

    Les premières mesures significatives destinées à interdire ces stratégies ont été engagées après les famines causées par la guerre dans la région sécessionniste du Biafra, au Nigéria, à la fin des années 60, et au Bangladesh, en 1972 et 1974. Ainsi, en 1977, les nations ont ajouté deux protocoles d’accord aux conventions de Genève, qui incluent l’interdiction « d’utiliser la famine à l’encontre des civils comme arme de guerre ». Ces protocoles d’accord ont été signés respectivement par 174 et 169 États.

    En 1998, la Statut de la Cour pénale internationale a établi que l’utilisation de la famine dans les conflits armés internationaux était des crimes de guerre. L’amendement de 2019 a élargi cette doctrine aux conflits armés non internationaux : conflits entre États et groupes armés organisés, ou entre groupes armés organisés. Outre la nourriture, la définition juridique de la famine comprend également la privation d’eau, d’abri et de soins médicaux.

    Les tactiques de famines

    Malgré ces avancées juridiques, on observe toujours des crimes de famine dans les conflits récents ou actuels en Éthiopie, au Mali, en Birmanie, au Nigéria, dans le Soudan du Sud, en Syrie, au Yémen et aujourd’hui, en Ukraine.

    Les parties en guerre attaquent les travailleurs humanitaires et les agriculteurs, volent ou massacrent le bétail, et détruisent ou rendent inutilisables les récoltes, les terres et toutes les autres sources de nourriture.

    Elles empêchent également les gardiens de troupeaux de se déplacer librement avec leur bétail, les agriculteurs, de travailler sur leurs terres, et la population affamée, de chercher des fruits sauvages ou des plantes fourragères.

    Les effets sont dévastateurs. Entre 2020 et 2022, le nombre de personnes victimes de conflits armés et nécessitant urgemment une assistance alimentaire est passé de 99 millions à 166 millions. Cela inclut près des deux tiers de la population du Soudan du Sud, où environ une personne sur quatre vit en véritable situation d’urgence humanitaire.

    Quant à la population yéménite, isolée d’un côté par le blocus saoudien et émirien, et privée de nourriture et de médicaments par les Houthis, de l’autre, cela fait des années qu’elle subit l’une des crises humanitaires les plus sérieuses dans le monde.

    >>

    Puisque la France participe à ce crime de guerre, donc Macron est de fait un criminel de guerre. 


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