vendredi 19 juin 2020 - par Taverne

La règle ou l’émotion ?

La règle prévaut-elle sur l'émotion ? L'émotion est-elle plus légitime que la règle ? La question ainsi posée n'a aucun intérêt. La règle est tirée de la raison, l'émotion vient de la Vie. Elles créent toutes deux du sens. Elles appartiennent seulement à deux dimensions bien séparées, deux dimensions parallèles, qui ne se rencontrent jamais. La règle et l'émotion sont toutes vitales et utiles. L'important, ce qui supplante les deux et qui coiffe l'ensemble, c'est le Sens.

La règle crée du sens figé, l'émotion crée du sens vivant.

Manifestation de personnels soignants dans les rues de Paris. Soudain, une infirmière en blouse blanche est prise d'un sentiment de révolte. Elle se sent complètement gagnée par une émotion qu'elle ressent comme une force absolument légitime à ce moment précis qu'elle est en train de vivre. Elle est envahie à tel point qu'elle ne fait plus qu'une avec l'émotion. Son émotion et son être s'unissent et font un tout cohérent, indissoluble. L'infirmière comprend alors qu'elle doit agir sur la réalité, qu'elle doit permettre à son émotion d'exploser, sous la pression d'une invasion de sens qui s'impose à elle, d'une évidence supérieure. L'émotion dirige son bras, actionne sa main qui s'empare alors d'un caillou, qu'elle jette sur la police. Elle répètera son geste plusieurs fois.

L'émotion est une chose naturelle. Elle est un outil inné, donné par la Nature pour nous guider dans nos existences. L'émotion a donc un sens. Elle n'est pas absurde. Elle est encore moins illégitime. Au contraire. L'intelligence des émotions n'est pas à négliger. Elle vaut bien l'intelligence de la raison et de ses règles strictes.

Notre manifestante est à présent au poste de police. Elle comprend les règles que les policiers lui rappellent. Oui, les règles ont du sens. Elles permettent de vivre en société. L'infirmière est à présent consciente que le sens des règles a supplanté le sens de l'émotion. Cet exemple nous montre qu'une société bien faite et équilibrée accepte tout à la fois l'expression de émotions et l'imposition de règles de vie sociale. Deux sources de sens sont les moteurs de notre vie sociale. Elles se sont ici affrontées et contredites. C'est une chose qui arrive plus souvent qu'on ne le croit.

De même, quand l'émotion s'est déversée dans les rues aux Etats-Unis après le décès de George Floyd, quand elle s'est propagée dans le monde entier, qui peut oser affirmer qu'elle n'était pas légitime ? Quand en France, l'émotion autour de l'affaire d'Adama Traoré s'est mêlée à celle de cette affaire américaine, qui peut oser prétendre que cette émotion n'était pas mue par des émotions légitimes nourries d'une soif de justice, de transparence et de vérité et d'un meilleur vivre ensemble ? Et ce quelles que soient les mauvaises intentions de quelques individus, minoritaires...

La première revendication de l'émotion, c'est de pouvoir s'exprimer. Un pays qui interdit tout expression d'émotion publique spontanée est un état totalitaire. Un arrêté préfectoral - même justifié par des circonstances sanitaires exceptionnelles - peut-il, à lui tout seul, stopper un torrent d'émotion ? Si vous répondez que non, alors vous admettez que l'émotion est quelquefois supérieure (en force) à la règle. Ensuite, il faut toujours demander de quelle règle il est question. Est-ce la Constitution, une loi supérieure ? Si des principes puissants sont mis en cause, il y aura des raisons fortes d'être sourcilleux et protecteurs de ces règles. Mais il s'agit ici d'une interdiction préfectorale de manifester - interdiction que le Conseil d'Etat va d'ailleurs déclarer illégale quelques heures après. Bien fragile, en fin de compte, est la règle qui prétendait ici réprimer l'émotion !

Il y a l'intelligence des émotions et il y a l'intelligence des règles. Ces deux formes d'intelligence créatrices de sens ont leur place dans notre pays.

Lorsque l'émotion est dangereuse en elle-même (un déferlement de haine, par exemple), quand elle est actionnée par des groupes mal intentionnés qui veulent nuire à la société ou renverser le Pouvoir, alors elle doit être combattue par toute la force de la règle démocratique et républicaine qui nous unit et qui s'impose à tous. Alors la Règle est le bouclier qui permet de faire cesser l'abus d'émotion ou ses débordement illicites.

Mais, dans tous les autres cas, l'émotion doit pouvoir s'exprimer et ne requiert que d'être canalisée. Il est interdit d'interdire l'émotion ! Ceux qui en profitent pour commettre des exactions doivent rendre compte devant la loi mais pour tous les autres, la liberté est la seule loi. Le Pouvoir qui profite, par commodité, pour prolonger un confinement qui l’arrange bien commet une faute insupportable. Le gouvernement n’a aucun droit à interdire tout épanchement légitime dans la rue.

N'oublions pas que le confinement a figé la vie et a réduit le sens à une seule question sanitaire et de survie. Une fois quitté le confinement, le sens normal reprend ses droits. Il doit se réparer, se recréer, se réinventer même ! Le sens se construit avec des règles, il se nourrit par les émotions. Le Sens, qui est le produit de ses deux formes créatrices, est le gage detoute cohérence qui nous permet d'avancer.

"La vie, c'est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre" (Albert Einstein). Le vélo est la règle (technicité), mais l'émotion ("l'envie" au sens noble du terme : "en Vie !") est ce qui permet d'avancer. Les règles et les émotions doivent cohabiter pour permettre l'équilibre durable de la vie en société.



7 réactions


  • Francis, agnotologue JL 19 juin 2020 08:56

    ’’Notre manifestante est à présent au poste de police. Elle comprend les règles que les policiers lui rappellent ’’

     

    Non, les policiers n’ont pas à lui rappeler les règles. Quelles règles d’ailleurs ? Les policiers lui rappellent la loi.

     
    « Le contraire de la loi ce n’est pas l’absence de lois, c’est la règle ». (Baudrillard)

     

    La loi est la même pour les policiers et pour les manifestants, mais policiers et manifestants n’obéissent pas aux mêmes règles.


  • Clark Kent Séraphin Lampion 19 juin 2020 09:44

    Le logos était la technique argumentative préconisée par Aristote, mais rien n’a changé depuis 2000 ans, et au contraire, les arguments utilisés par les rhéteurs modernes que sont les professionnels des médias et les politiques dépendent toujours davantage du pathos et de l’ethos. La combinaison des trois est utilisée pour emporter la conviction et même le consentement de l’auditoire qui constitue aussi un électorat. Cette combinaison constitue le nœud stratégique des animateurs de débat. Les personnes qui les dominent ont la capacité de convaincre les autres d’effectuer une certaine action, d’acheter un produit ou un service ou de voter pour un candidat ou un mouvement.

    C’est le pathos qui a la plus grande influence à l’heure actuelle. Les discours des démagogues cherchent davantage à émouvoir qu’à fournir des arguments logiques, et ils sont plus faciles à développer.


    • Francis, agnotologue JL 19 juin 2020 09:57

      @Séraphin Lampion
       
      ’’Les discours des démagogues cherchent davantage à émouvoir qu’à fournir des arguments logiques, et ils sont plus faciles à développer.’’
       
      Dans les discours politiciens et mes éditoriaux thuriféraires du libéralisme, le compassionnel a remplacé l’analyse politique.
       
       
      nb. Si le libéralisme c’est l’endormissement de la raison, le collectivisme en est le cauchemar. Entre les deux il y a la démocratie, le plus mauvais système, mais après tous les autres.


  • rogal 19 juin 2020 10:26

    « La règle est tirée de la raison ».

    La règle normative exprime une volonté qui ne découle pas forcément de la raison. Volonté du Souverain (quel qu’il soit) quand on l’appelle Loi, il se peut qu’elle doive beaucoup à l’émotion (lois votées ’’sous le coup de l’émotion’’). Si le souverain est tyrannique (dictatorial dit-on maintenant), les sujets subissent éventuellement la loi de ’’son bon plaisir’’.


  • Inquiet 19 juin 2020 11:27

    Un juriste vous dirait que dans la loi il y a « la lettre » et « l’esprit ».

    La situation est beaucoup plus simple qu’il n’y parait : la lettre de la loi n’est plus reconnue, car la lettre ne reconnaît plus l’esprit.

    Dans une démocratie, la loi devrait être la loi du plus faible.

    Or, dans nos démocraties occidentales plus on est fort, plus on est défendu.

    Les lois de CETTE Justice au service des puissants n’est plus légitime, et c’est légitimement que certains « révoltés » finissent par avoir le comportement qui « bogue ».


  • Taverne Taverne 19 juin 2020 12:32

    La plus belle des émotions ? La joie !

    La plus belle des règles : « Fais ce que voudras ! »


  • paulau 20 juin 2020 17:14

    « « le ministre de l’Intérieur a déclaré : « L’émotion dépasse les règles juridiques. » »
    Il s ’agit là de la négation même de la civilisation qui est justement la capacité de se distancier de ses émotions et de s’imposer des lois rationnelles qui les supplantent.
    Obéir aveuglément à ses émotions, c’est l’état même de barbarie. Un état primitif, férocement égoïste car privé de toute distanciation envers ce qui blesse.. On est fâché, on tue. Sans réfléchir. Une société ne peut espérer prospérer et se complexifier avec une vision des choses aussi primaire.


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