La voie du Juste - 2 - Le précepte « Connais-toi toi-même »
Le premier article consacré à la recherche du juste avait pour objet de montrer la nécessité de revenir à une conception pré religieuse de la morale de la justice. Cette suite est consacrée au premier précepte de Delphes : "connais-toi toi-même" dans son rapport avec l'idée du Juste. Ce précepte nous dit « regarde-toi et sois indulgent envers l’autre », reconnais que les causes sont en toi, en un mot "sois responsable de toi". En effet, le sentiment d’injustice que nous ressenton en nous-même souvent nous conduit à rejeter la faute sur le sort, sur les dieux, sur les autres, sur la société ou un système. Le précepte antique résonne comme un conseil de responsabilité et d’autonomie.
I - Considérations générales sur le précepte
Connaître son âme est impossible
Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, écrit : « Ce serait une belle chose de voir son âme. Connais-toi toi-même, est un excellent précepte, mais il n’appartient qu’à Dieu de le mettre en pratique : quel autre que lui peut connaître son essence ? » (…) « Nous appelons âme, ce qui anime. Nous n’en savons guère davantage, grâce aux bornes de notre intelligence. Les trois quarts du genre humain ne vont pas plus loin, et ne s’embarrassent pas de l’être pensant ; l’autre quart cherche, personne n’a trouvé ni ne trouvera. » (…)
Il faut la perfectionner
Voltaire poursuit : « O homme ! Ce Dieu t’a donné l’entendement pour te bien conduire, et non pour pénétrer dans l’essence des choses qu’il a créées. C'est ainsi qu'a pensé Locke et, avant Locke, Gassendi, et avant Gassendi une foule de sages ; mais nous avons des bacheliers qui savent tout ce que ces grands hommes ignoraient. » (…)
Selon Platon, Socrate exhortait les Athéniens à perfectionner leurs âmes : « …car toute mon occupation est de vous persuader, jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. » (…)
Même face à un choix entre la mort et la vertu, il n’y a pas à hésiter : « Mais quelqu’un me dira peut-être : N’as-tu pas honte, Socrate, de t’être attaché à une étude qui te met présentement en danger de mourir ? Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection : Vous êtes dans l’erreur, si vous croyez qu’un homme, qui vaut quelque chose, doit considérer les chances de la mort ou de la vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes ses démarches, si ce qu’il fait est juste ou injuste, et si c’est l’action d’un homme de bien ou d’un méchant. » (Apologie de Socrate)
L’autonomie est notre dignité
La dignité de l’homme est d’être juste et l’exhortation à la dignité d’homme se trouve dans le commandement « connais-toi toi-même » du dieu Apollon. Il faut l’interpréter ici dans le sens suivant : « hommes, soyez dignes de paraître devant moi. Et pour être dignes, observez-vous vous-même ».
La dignité nous rend responsables de nous-mêmes. Le précepte incite à l’autonomie, l’autonomie elle-même étant synonyme de responsabilité individuelle. Le « Connais-toi toi-même » guida la vie de Thalès de Milet (né vers -625 et mort vers -546 av JC) à une époque où la vénération des dieux était telle que l’on s’en remettait à eux pour tous les grands choix et évènements de la vie. Le « toi-même » du précepte invite à l’éveil de soi-même, à ne plus s’en remettre aux dieux pour tous les choix à faire et, par conséquent, à ne pas faire porter aux dieux la responsabilité de toutes ses erreurs.
Ainsi devenu autonome, et responsable de lui-même, l’homme se connaît enfin et il est digne de paraître devant dieu. La responsabilité implique la notion de justice, car nous ne sommes pas seulement responsables de nous-mêmes. Se montrer juste est avec la responsabilité liée à l’autonomie, l’autre pendant de notre dignité.
II - Le précepte et la question du Juste
L’action juste qui en découle renforce notre dignité
Dans l’action que nous devons mener pour être juste, nous devons fatalement prendre en considération la dimension de l’altérité. Le principe de réciprocité comporte plusieurs degrés qui vont du degré minimal (ne maltraite pas autrui) jusqu’à des degrés d’amour désintéressé.
Mais la réciprocité ne suffit pas pour être juste, il faut aussi savoir se regarder soi-même (autre sens ici du « connais-toi toi-même ») et savoir faire son autocritique.
A / Le principe de réciprocité
1er niveau de réciprocité : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent. »
Traite l’autre comme tu traiterais toi-même. A condition d’avoir le sens du respect de soi-même et de ne pas imposer à l’autre sa manière de voir les choses. Ce précepte du confucianisme, « ce que tu ne souhaites pas pour toi, ne l'étends pas aux autres. », on le trouve aussi dans le bouddhisme : « Ne blesse pas les autres de manière que tu trouverais toi-même blessante. » – Udana-Varga 5:18 (environ 500 av. J.-C.).
Ce premier niveau de réciprocité signifie que c’est par intérêt pour soi-même que l’on s’abstient de causer du mal à autrui. Comme dirait Kant, c’est un impératif hypothétique et non pas catégorique, à savoir que le premier repose sur l’évaluation des conséquences de son action (si je fais ceci alors je m’expose à cela…).
Il s’agit d’un principe négatif, puisque c’est un commandement d’abstention et non une injonction à agir de façon positive et charitable envers l’Autre. D’ailleurs, pour faire comprendre le sens de ce précepte, on se réfère à l’ego : c’est par égoïsme (par figuration du mal qui peut nous advenir) que l’on saisit la signification du précepte. C’est parce que nous sommes naturellement tournés vers notre ego que le premier principe de la morale s’adresse à notre ego pour lui inculquer un début de compréhension du juste :
2ème niveau de réciprocité : l’empathie
La Bible va plus loin en disant « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Matthieu 22:36-401). L’hindouisme et l’Islam ne disent pas autre chose : « Aucun d'entre vous ne croit vraiment tant qu'il n'aime pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même. » (Islam : Hadîth 13 de al-Nawawi - Mahomet). Il s’agit ici de dépasser son seul égo pour véritablement entrer dans la bienveillance active. Le verbe « aimer » a un sens plus fort que la simple abstention de commettre le mal par seule référence à son propre ego.
Le respect de soi-même est indispensable à la bonne application de ce commandement. D’où le précepte bien connu « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Cette loi morale insiste sur le respect préalable de soi avant de pouvoir prétendre porter assistance convenablement à autrui. Il ne doit en aucun cas être entendu comme un empêchement ou une excuse pour s’abstenir de faire preuve d’empathie.
L’esprit se focalise sur la dernière partie de la phrase, soi-même. C’est l’ego qui parle. Or, ce qui compte le plus dans cette proposition c’est l’idée exprimée par le mot « ordonnée ». Le bon ordonnancement des choses place la justice avant la charité l’amour propre et le soin de soi-même avant la charité envers les autres. Deuxième erreur possible de l’esprit : ne pas comprendre que si la charité commence par soi-même, elle ne doit pas s’y limiter.
Pour appliquer le précepte de façon juste, il convient donc de contrôler son ego et de faire preuve d’un certain altruisme. Le proverbe ne doit pas servir d’alibi à l’abstention de porter secours. La plus grande charité est de préserver la personne dans ce qui lui est dû : son intégrité physique et morale, ses droits, ses créances…
Les niveaux les plus élevés de la réciprocité sont le désintéressement, le sacrifice de soi. Ce sont des degrés de réciprocité qui excèdent le niveau juste. Ils sont cités seulement ici à titre d’indications.
B / L’autocritique
Le bilan pythagoricien
Les Vers Dorés, attribués à Pythagore (né aux environs de 580 av. J.-C. mort vers 495 av. J.-C.), qualifiés de « dorés » parce qu’ils renferment la doctrine la plus pure aux yeux des Anciens, recommande à chacun de faire le bilan quotidien de sa journée :
Que jamais le sommeil ne ferme ta paupière
Sans t’être demandé : Qu’ai-je omis ? Qu’ai-je fait ?
Si c’est mal abstiens-toi, si c’est bien persévère. (…)
Il ne s’agit pas d’un bilan moral au sens religieux mais plutôt d’un bilan pratique.
Le regard de l’ami du soi
Depuis l’Antiquité, il est recommandé de se choisir un ami franc et sincère pour échanger avec lui des conseils utiles. C’est déjà dans ce but que la quatrième loi du décalogue de Solon disait « Ne vous hâtez point à choisir vos amis. » Les Vers Dorés des pythagoriciens préciseront « Choisis pour ton ami, l’ami de la vertu ; / Cède à ses doux conseils, instruis-toi par sa vie… » La sixième loi de Solon dit « Ne donnez pas le conseil le plus agréable, mais le plus utile. » C’est bien ainsi que l’on doit entendre une amitié réciproquement utile, une relation franche qui permet de se corriger l’un l’autre. Plus près de nous, Voltaire l’explique dans son Dictionnaire philosophique, « Catéchisme chinois » (5ème entretien) :
Cu-Su : ... « Vous aurez sans doute des amis ?
KOU. J’en ai déjà, et de bons, qui m’avertissent de mes défauts ; je me donne la liberté de reprendre les leurs (...). »
C / Ne pas juger autrui
« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. » (Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu chapitre 7, versets 3 à 5) Une variante se trouve dans l’Évangile de Luc, 6, versets 41 à 45.
Avant de juger l’autre, il faut s’examiner soi-même. Il arrive bien souvent que l’on désigne l’autre et qu’on le dénigre pour apaiser sa propre culpabilité ou son propre doute.
Le second principe de Delphes, "rien de trop", est l'autre précept pré religieux qui aide l'être humain dans sa quête du juste (à suivre).