samedi 5 octobre 2019 - par Monolecte

Le bocal à mouches

Depuis quelques jours, en superposition d’un monde qui m’écœure profondément, je revois avec une acuité terrible le bocal à mouches de Maman Barrières. Maman Barrières est le vestige d’une époque révolue, celle où le travail avait encore faim de main d’œuvre et concédait plus qu’un peu d’argent pour votre temps de vie, mais aussi un statut, une place dans la société et parfois même un toit sur la tête.

Maman Barrière était donc préposée au passage à niveau d’Ambilly, celui qui s’abaissait régulièrement sur le tortillard rouge et blanc qui transbahutait toute la journée ses frontaliers jusqu’à Genève. C’est à elle que revenait d’assurer notre sécurité à tous en illuminant la bouille rouge et ronde des feux clignotants, en déclenchant la sonnerie aigrelette de l’alarme que j’entendais jusque chez moi et surtout en manivellant de ses bras solides les deux énormes barrières assorties à la Micheline, jusqu’à ce que leur barbe de métal touche la route. Mais encore plus que tout cela, Maman Barrière rythmait les journées des riverains avec encore plus d’à propos et de précision que l’horloge atomique de Francfort :

— « Dépêche-toi, voilà l’express de 7 h 15, on va être en retard pour l’école… »

Il m’échappait à l’époque toute l’ironie contenue dans la simple appellation « express », mais j’avais parfaitement intégré l’importance centrale de Maman Barrière dans la vie du quartier, même si elle était chère à mon cœur de petite fille pour une raison nettement plus prosaïque : elle était ma nourrice, c’est-à-dire un havre de paix dans une enfance sombre.

À l’époque, il ne fallait pas des agréments et des contrôles à n’en plus finir pour accueillir des mômes, aussi, il y avait toujours une petite armada de gosses qui gravitait autour de la minuscule maison à un étage qui se serrait le long de la voie ferrée. Une partie d’entre eux devait être à elle, j’étais juste la plus petite du lot, toujours à la remorque de jeux que je ne comprenais que partiellement, comme celui du bocal à mouches. Ce devait être un sport familial de longue date auquel les plus grands des garçons excellaient. Ils arrivaient à capturer les mouches vivantes d’un revers de la main, ce qui était à mes yeux (et reste encore !) un exploit assez stupéfiant. Les mouches étaient enfermées dans grand bocal transparent où elles tournaient en se cognant aux parois de verre en attendant l’étape suivante. Il s’agissait en fait d’ouvrir le bocal et de le retourner prestement sur la plaque brulante de la cuisinière à charbon qui trônait dans la cuisine de la garde-barrière. Là, les mouches luttaient frénétiquement pour leur vie avant de finir par tomber sur la plaque et de s’y racornir en grésillant avec ce tout petit bruit insignifiant et sinistre sous les cris et les rires des enfants.

J’avais beau vouloir partager les jeux de la meute, celui-ci m’isolait plus que jamais, non pas parce que j’étais trop jeune pour attraper des mouches, mais surtout parce que je ne prenais aucun plaisir à assister à ces mises à mort cruelles et inutiles. Je ne savais vraiment rien des mouches, mais dans ces quelques instants que ma mémoire a gravés de préférence à tant d’autres, je sais que je me sentais plus proche de ces insectes à l’agonie que de mes semblables dont la joie mauvaise déformait les traits.

On m’a raconté bien des années plus tard que j’avais un jour provoqué la panique de la famille de la garde-barrière en libérant tous les lapins de leur clapier. Je me souviens très vaguement d’une petite demi-douzaine de silhouettes parcourant en trébuchant le ballast qui surplombait l’étroit jardinet et de leurs efforts pour rattraper les fuyards avant le passage de train suivant. Je ne suis, par contre, absolument pas convaincue d’avoir été à l’origine de la libération de ces boules de poils véloces, ne serait-ce parce que les cages les plus hautes étaient hors de ma portée, mais ce n’est pas ce qui compte le plus. Ce qui importe, c’est que tout le monde avait pris cela pour un geste humanitaire et qu’à cause de cela, tout le monde avait pensé à moi.

On m’avait reconnu implicitement la capacité à m’émouvoir du sort des autres, y compris quand ces autres n’étaient que des civets ou de la vermine.

Et maintenant, je vis dans un monde où ce sont les gamins du bocal à mouches qui ont gagné.



20 réactions


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 5 octobre 2019 11:14

    le beau mâle accouche ?


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 5 octobre 2019 11:17

    le beau cache à moule (string)


  • Aimable 5 octobre 2019 12:01

    La mouche était et est toujours vecteur de maladies puisqu’elle adore se nourrir de tout les cadavres de préférence bien faisandés elle était donc un ennemi a zigouiller , encore aujourd’hui je ne supporte pas une mouche dans ma maison , je suis maintenant un vieux gamin .

    Quant a ceux qui ont pris le pouvoir , ils n’ont jamais connu le bocal ils sont de l’époque du DDT et comme vous pouvez le constater ils sont pire encore .


  • JPCiron JPCiron 5 octobre 2019 12:04

    Émouvant témoignage.

    Et analyse glaçante,

    Bien que lucide.

    .

    L’image du panier de crabes évoque l’action. Le récit des mouches montre l’horreur du résultat de l’action.

    .

    Depuis que je suis gamin, j’attrape les mouches. Il y a une technique et surtout une psychologie de la mouche.

    .


  • Clocel Clocel 5 octobre 2019 12:09

    Je souviens... Des guirlandes qui tombaient du plafond de la cuisine, du vrombissement des mouches engluées dedans avec les cheveux blonds de ma sœur...


  • filo... 5 octobre 2019 12:33

    Beau et poétique et in fine un constat quelque peu désabusé.


  • quijote 5 octobre 2019 13:13

    Oooooh... Que vous êtes bonne, vous ! J’ai les yeux mouillés ! Quelle humanité ! Quelle générosité ! La Greta Thunberg des mouches ! Prix Nobel ! Prix Nobel !

    Allez, un peu de sérieux... Pour répondre à madame « Poil à gratter du web depuis 2003 ». Je crois deviner, mais je me trompe peut-être, vous me direz, que vous regrettez d’être dans une société où les notions de « générosité sans condition », d’universalité de principe et sans frontières ne sont plus, depuis peu, majoritaires. Donc « les gamins du bocal à mouches », « dont la joie mauvaise déformait les traits », seraient la métaphore des anti-immigration d’aujourd’hui. J’ai bon ? Ou pas ?

    Si c’est le cas, vous faîtes bien partie de la secte. Malhonnêteté foncière à tous les étages, qu’elle soit consciente ou inconsciente. Avant de dire pourquoi, je vais vous faire la grâce de penser que, chez vous, elle est inconsciente. Par principe. Mais, quoi qu’il en soit, malhonnêteté, pourquoi ? Penser qu’on est anti-immigration par pur sadisme, je me demande dans quelle mesure cela n’est pas une projection des propres motivations cachées des membres de la secte du « Bien ».

    Car pour moi, et dorénavant pour la majorité des Français, les « migrants », à qui on fait miroiter un eden en occident, ne sont autres que les objets de notre nouvelle traite négrière : celle qui a été initiée au nom des droits de l’homme« . Très malin ! Et suprêmement manipulateur... Votre »Bien« , c’est la souffrance de ce nouveau bois d’ébène. Bien joué ! Et comme si ça ne suffisait pas, il faut ajouter à cette douleur-là, celle de nos compatriotes ! A qui on n’a jamais demandé leur avis... Au nom de l’antiracisme ! Et qui doivent donc supporter sans broncher toute cette richesse importée d’Afrique : vols, viols, agressions diverses et variées à l’arme blanche ( ça doit être ça, »l’enrichissement« ) et, last but not least, assassinats... Jour après jour... Jour après jour... Jour après jour...

    Dans le meilleur des cas, ces gens sont inutiles, dépendants mais inoffensifs. Dans le meilleur des cas ! Donc, fumiers de Français, au nom du dieu de la secte, la divinité vengeresse »Padamalgame« , vous êtes priés d’accepter d’être dépossédés, violés ( vous ou vos enfants ), agressés ou même assassinés. Acceptez, putain de racistes que vous êtes : c’est le prix à payer pour progresser sur la route vers le »Bien«  ! Soyez heureux et fiers : vous êtes des victimes collatérales sur la voie de l’élévation spirituelle de l’humanité. Quoi ? Ta fille a été violée par un migrant ? Qu’a pas les codes ? Putain, après ce que je viens de t’expliquer, tu me sors ça ? Fumier de Français...

    D’authentiques sadiques revendiqués ne feraient pas mieux : accepte de souffrir, on te dit que c’est le Bien ! Magique !

    Alors ? Alors la secte dont vous faites partie, je l’ai quittée. Non merci. Votre »Bien", il est ignoble. Vous avez perdu. Et c’est heureux.


  • Croa Croa 5 octobre 2019 14:34

    Aujourd’hui il vaut mieux ne plus compter sur le passage des trains pour avoir idée de l’heure qu’il est.  smiley


  •  Adibou Adibou 5 octobre 2019 14:43

    Bel article, qui m’évoque Queneau :

    Les mouches d’aujourd’hui
    ne sont plus les mêmes que les mouches d’autrefois
    elles sont moins gaies
    plus lourdes, plus majestueuses, plus graves
    plus conscientes de leur rareté
    elles se savent menacées de génocide
    Dans mon enfance elles allaient se coller joyeusement
    par centaines, par milliers peut-être
    sur du papier fait pour les tuer
    elles allaient s’enfermer
    par centaines, par milliers peut-être
    dans des bouteilles de forme spéciale
    elles patinaient, piétinaient, trépassaient
    par centaines, par milliers peut-être
    elles foisonnaient
    elles vivaient
    Maintenant elles surveillent leur démarche
    les mouches d’aujourd’hui
    ne sont plus les mêmes que les mouches d’autrefois



  • Radix Radix 5 octobre 2019 14:53

    Bonjour

    Ah les mouches ! Compagnes fidèles de l’élève qui s’ennuie au fond de la classe.

    Souvenir de courses de mouches palpitantes avec mon voisin de table.

    Pour faire une course de mouche prenez deux mouches, deux épingles et trois règles de buis, alignez les trois règles pour délimiter deux espaces parallèles, ensuite enfoncez délicatement une épingle dans l’abdomen de la mouche afin de l’empêcher de s’envoler.

    Il suffit de les aligner pour le départ dans leur couloir respectif.

    On tuait le temps en tuant des mouches !

    Radix


  • Samson Samson 5 octobre 2019 17:42

    en oui ! Même si la règle connaît des exceptions, l« innocence » enfantine peut s’avérer des plus cruelles.
    Perso, je prenais plaisir à fournir des proies aux araignées, ...
    Je me souviens n’avoir clairement pris conscience de cette cruauté que vers 8 ans à la cour de récréation, lorsque j’ai refusé le jeu consistant à harceler avec mes condisciples un garçon souffrant d’obésité : le jeu consistait à passer près de lui à tour de rôle en le traitant de « gros plein de soupe ».
    Il ne se défendait pas et je me suis alors demandé ce qu’il ressentait ! N’ayant alors eu ni le courage de lui demander, ni à fortiori de m’en rapprocher, plus de 50 ans après je me le demande toujours !
    Dois-je préciser que quand ils n’en rajoutaient pas en classe pour se gagner la sympathie du groupe, les instituteurs se contentaient le plus souvent de soigneusement fermer les yeux !

    Hors très rares exceptions, j’ai suite à un sévère burn-out fini par renoncer à l’alimentation carnée, ce qui - non content de mettre terme à l’implacable logique nécessitant pour me nourrir la mise à mort d’animaux - a largement ouvert mon goût à toute la richesse et la subtilité des saveurs végétales.
    Au moins, j’ai plaisir à saluer les vaches en pature sans en éprouver une obscure culpabilité !

    « Et maintenant, je vis dans un monde où ce sont les gamins du bocal à mouches qui ont gagné. »

    Gagné quoi ???
    Hors le pouvoir d’exterminer ou cruellement soumettre « mieux » que des mouches, que savent-ils de ceux et celles qu’ils écrasent, que comprennent-ils de existence ???
    Même en trimbalant mes doutes, mon mal de vivre et mes angoisses, je me sens infiniment mieux dans mes pompes que dans les leurs !


    • Samson Samson 5 octobre 2019 17:48

      @Samson
      PS : Toujours un plaisir de vous lire, merci pour votre article !
      En vous présentant mes cordiales salutations ! smiley


    • Samson Samson 6 octobre 2019 14:23

      @Eric Havas
      C’est à mon ressenti que je me fie !
      Je ne suis pas militant, mon choix n’est en rien soumis à une quelconque idéologie ou slogan, et je ne cherche à l’imposer à personne !
      Simplement, libre à chacun(-e) de manger ce qu’il (elle) veut et moi, je me sens mieux comme çà ! smiley


    • Samson Samson 6 octobre 2019 14:44

      @Eric Havas
      Libre aussi à chacun(-e) d’étaler sa connerie comme il (elle) l’entend !
      J’ai sûrement trouvé la mienne, et - très manifestement - vous avez trouvé la vôtre !
      Dont acte ! smiley


  • cétacose2 5 octobre 2019 20:10

    ...et maintenant ce sont des mouches tsé-tsé venues de là bas , via Lampedusa ,qu’il faudrait mettre dans un bocal...un grand bocal....


  • Un des P'tite Goutte un des p’tite goutte 6 octobre 2019 00:33

    Oui, un article qui sort de l’ordinaire, qui a un je ne sais quoi d’à la fois frêle et puissant. Si vous n’êtes pas la caricature du 2ème paragraphe de Quijote, alors, j’apprécie énormément,.

    J’ai rencontré des hommes ou des femmes bons, délibérément, volontairement le plus souvent. J’ai vu aussi des médiocres devenir excellents. Rien n’est perdu, mais peu de ces possibilités se savent, peu sont visibles ou rendues telles.

    Lorsqu’une personne de grande qualité est médiatisée, elle est capable de rester humble (pourquoi ce mot a-t-il parfois une connotation de faiblesse ? ça va changer) La soeur Teresa par exemple, rencontrée -entre autres- pour offrir mes services de traducteur à une Bulgare francophone, entame une conversation chaleureuse avec moi. (?)

    Je comprendrai ensuite que j’étais simplement présent d’une part, et que tout être humain avait pour elle égale importance. J’étais présent, donc j’existais, donc j’étais digne d’échanger. Je connais de même un homme, français, qui est, dans son rapport à autrui, arrivé à ne plus sentir de distinction, car à un stade au-dessus de l’origine sociale, la sexualité, l’âge, etc. Quelque chose de difficile à exprimer (ici imparfaitement) mais qui existe.


  • L'Astronome L’Astronome 6 octobre 2019 12:17

     

    On appelait bien Belzébuth le Seigneur des mouches...

     


  • quijote 7 octobre 2019 20:25

    J’ai écrit, dans mon commentaire plus haut, la « scandaleuse » phrase suivante : « Dans le meilleur des cas, ces gens sont inutiles, dépendants mais inoffensifs. » Nos amis « progressistes » s’en arrachent encore les cheveux de rage...

    La preuve, s’il en fallait une, de ce que j’avance :

    https://www.breitbart.com/europe/2019/10/05/sweden-90-percent-2015-migrants-residency-status-are-unemployed/

    Toute cette richesse qu’ils nous apportent... Que deviendraient-on sans eux, je vous le demande ? C’est simple : plus riches et plus heureux ! Une paille...

    Et je répète ( arrachez-vous les quelques cheveux qui vous restent ! ) : ils ne sont inoffensifs que dans le meilleur des cas. Autrement dit, dans le meilleur des cas, ils ne nous coûtent QUE DU POGNON... OUAIS ! QUE DU POGNON ! La Suède a quasiment découvert grâce à eux à la fois la délinquance de masse ( trafics de drogue, vols divers et variés ) et la criminalité ( agressions, viols, meurtres et autres joyeusetés ).

    Mélenchon vient de se griller définitivement, si ce n’était déjà fait, auprès du peuple français par son discours de cet après-midi sur l’immigration. Un con parmi d’autres. De plus en plus minoritaires. C’est pas dommage...


  • quijote 7 octobre 2019 20:27

    « Que deviendrait-on » et non pas ce que j’ai écrit.


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