samedi 16 mai 2020 - par Jacques-Robert SIMON

Le bon vieux temps, c’est maintenant

 

 « De quelle couleur doit-être le feu pour pouvoir traverser ? » Le tout jeune gamin n’hésita pas et répondit « Ça dépend ! », ce qui déclencha une franche hilarité de ses camarades de classe. L’instituteur lui ne cacha pas son irritation : « Mais non, mais non, c’est au rouge qu’on peut traverser. ». Mais… insista le gamin. « Arrête de faire le pitre ou l’imbécile. ». Le gamin n’eut jamais l’occasion de dire que le pictogramme du piéton était vert lorsque le feu principal était rouge. Sans en être (encore) conscient, il avait découvert qu’il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul pour mettre les rieurs de son côté.

 Une boîte « Le petit Chimiste » lui permit de s’investir dans autre chose que l’école. Les expériences décrites devinrent vite fastidieuses et le gamin préféra faire des volcans : de la fleur de soufre, de la limaille de fer, un peu d’alcool pour permettre au feu de prendre et il obtenait un cône incandescent qui projetait au dessus de lui des nuages méphitiques. L’ensemble du petit appartement était imprégné de l’odeur asphyxiante de dioxyde de soufre. Les volcans devinrent tellement nombreux, qu’un ami de son père fut mandé pour lui demander le pourquoi cette frénésie. Le gamin discuta longuement, très longuement avec cet ami qui se révéla beaucoup plus tard être franc-maçon, assez militant pour qu’il refuse, ne serait-ce que quelques instants, de mettre les pieds dans une église. Le gamin connaissait déjà les militants communistes de son quartier, il ne vit guère de différences avec le franc-maçon. L’ami dit au gamin qu’il pouvait parfaitement devenir aide-chimiste, il existait des écoles pour ce faire : « aide-chimiste… et peut-être même plus ! ».

 Quelques années plus tard, le gamin entrait dans un Lycée Technique pour devenir aide-chimiste. Puis technicien-supérieur, puis Maître es sciences, puis Docteur de 3ième cycle, puis Docteur d’État, puis chercheur au CNRS, puis Professeur. Le parcours fut long, fastidieux mais pas particulièrement difficultueux. Il n’avait pas d’aptitudes particulières, il avait seulement tiré un Mistral gagnant. À peu près rien de ce que le gamin ingurgita puis régurgita à l’occasion des contrôles ne lui servit dans son métier de chimiste. Les ‘études’ servent surtout à sélectionner ceux qui sont aptes à intégrer le corps social dominant, avec ses codes, ses façons de penser ou de ne pas penser.

 Vint ensuite le moment des questions essentielles, celui où les trépidations de l’instant ne cachent plus ce qui sert de trame à la vie.

 « Tous les vieux sont pareils, le monde où ils vivent ne les intéresse pas, ils s'y trouvent mal, ils ne le comprennent pas, ils le sentent hostile, et par conséquent leur mémoire ne l'enregistre pas. C'est pourquoi ils se souviennent des événements anciens, et non des récents : ce n'est pas une question de sclérose, mais de défense. Leur vrai monde, c'est celui de leurs jeunes années, bon par définition : le bon vieux temps, même s'il a fait cadeau de deux guerres mondiales à l'humanité. » (Primo Levi)

 Primo Levi s'est donné la mort le 11 avril 1987 à l'âge de soixante-huit ans, en se jetant dans la cage d'escalier de l'immeuble où il a toujours vécu. Issu de la bourgeoisie juive de Turin, bien assimilé il considérait qu’être juif ne signifiait pas davantage qu'« avoir le nez de travers ou des taches de son ». Primo Levi fut et demeura chimiste toute sa vie durant. Il travailla tout d’abord à l'analyse de la teneur en nickel des résidus d’une mine ; puis il entrera dans une entreprise familiale de peintures et vernis (SIVA) où il devint directeur technique. Il y restera 12 ans. À l’âge de 43 ans, père de deux enfants, responsable d'un travail important, figure emblématique, il connaît des épisodes dépressifs et prend pendant longtemps des antidépresseurs.

 « Ce n'est pas que le suicide soit toujours de la folie. Mais en général, ce n'est pas dans un accès de raison que l'on se tue. » (Voltaire)

 Personne ne connaît dans le détail les circonstances de la mort de Primo Levi. Il est certain que son vécu l’avait conduit à une lucidité et à manque de complaisance sur les gens amassés en troupeaux. Il aurait probablement aimé que les Hommes lui ressemblent : fins, pacifiques, se régalant des joies de l’esprit, honnêtes avec les autres mais, et c’est bien plus important, honnêtes avec eux-mêmes. Et puis il peut advenir que l’on ait l’impression d’avoir vécu tout ce qu’il était intéressant de vivre et que le surplus serait fait d’une fatale soumission pour compenser des forces qui disparaissent alors que les désirs subsistent.

 Mais il doit être possible de conserver une certaine dose d’humour même en des moments décisifs. « Le comble de l'erreur géographique c’est de croire que les suicidés sont les habitants de la Suisse. » (Alphonse Allais). Pourquoi ne pas envisager d’affronter sereinement, méthodiquement, ce qui est de toute façon incontournable. « Avoir peur, c'est mourir mille fois, c'est pire que la mort. » (Stefan Zweig). Mais avoir peur de la mort, c’est aussi craindre de ne pas avoir obtenu une quelconque reconnaissance, c’est espérer cette admiration pour très bientôt, demain, avant qu’il ne soit trop tard. C’est dépendre encore des autres alors que le temps est venu de ‘devenir ce que l’on est’ indépendamment d’eux, contre eux s’il le faut, afin non pas de les dominer mais de les comprendre.

 « Méditer la mort, c'est méditer la liberté ; celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave » (Sénèque). Et cette méditation fait découvrir une chance inespérée, la personne âgée, le vieux, n’a plus à obéir aux innombrables contraintes que l’on lui imposait jusque là, dans sa vie professionnelle, dans sa vie privée, dans sa vie politique, dans sa vie morale, dans sa vie tout court. Le vieux n’a plus à prendre soin de ne pas dire ce qui est par peur des bonnes consciences, des convenances, des habitudes. Il peut enfin s’exprimer librement, en tout cas sans avoir à se soumettre. La personne âgée peut chercher sa propre vérité et l’exprimer sans haine mais sans compromission avec une vie d’expériences derrière elle. Si l’on fait le choix de la liberté, un autre monde s’ouvre dans lequel personne ne peut plus vous influencer. Rien ni personne ne peut contraindre celui qui sait que la fin est proche, il faut cependant se débarrasser de l’idée d’avoir existé. La vieillesse peut être une renaissance vers une conscience qui ne dépend plus que de soi et non plus des enseignements, des dogmes, du prêt-à-penser, des cultures, des religions, des idéologies et plus généralement des autres. Enfin à même de débusquer les tromperies, enfin libérer des pensées mimétiques faites pour plaire pas pour expliquer. Enfin soi-même, sans prétention mais sans complaisance.

 On n’est pas, loin s’en faut, plus intelligent lorsqu’on est vieux, mais, si l’on se débarrasse du passé et des références, on peut devenir moins con et atteindre un bonheur enfin accessible car on est conscient qu’il ne durera pas, quoi qu’il arrive, quoi qu’on fasse. Mais il faut prendre garde, éviter les tortureurs qui ne supportent pas le bonheur des autres lorsqu’il n’est pas conforme aux usages. 

 



23 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 16 mai 2020 08:59

    « .../...si l’on se débarrasse du passé et des références, on peut devenir moins con.../...   »

    Alors, c’est qu’« on » n’était déjà pas si con que ça !

    Parce que Brassens avait raison : lien


  • xana 16 mai 2020 10:02

    Bel article. Amusant aussi, j’ai suivi le même genre de carrière et j’ai aussi le même genre de pensées depuis que je me sens vieillir.

    La chimie est-elle une prédisposition au suicide ?


  • eau-mission eau-pression 16 mai 2020 12:09

    Souvenir d’un autre enfant, si vous permettez. Celui-la est un peu grand, il vient de quitter le primaire. Le ou la prof de maths commence par la géométrie, avec une forte dose d’incitation au sens critique. « Vous avez tous votre règle ? Comment peut-on vérifier qu’elle est droite ? » Il nous explique qu’il suffit de tracer un trait entre deux points d’une feuille de papier posée sur la surface plane de la table, puis de retourner la règle, tracer un trait entre les deux mêmes points. La règle est droite si les deux traits se superposent.

    Je crois avoir été le seul à écrire « ma règle est tordue ». Tous les autres se sont contorsionnés pour arriver à superposer les deux traits. Les copains avaient peur de ce qui allait m’arriver. Le prof a souri...


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 16 mai 2020 13:01

      @eau-pression
      Il est frappant de constater que de petits événements peuvent engendrer de grands souvenirs.


    • amiaplacidus amiaplacidus 16 mai 2020 15:49

      @eau-pression

      Je pense que vous avez eu la chance d’avoir un très bon prof de math.


    • eau-mission eau-pression 17 mai 2020 08:25

      @amiaplacidus

      Pour fixer les idées, c’était la rentrée 1964. Ce que je raconte illustre qu’on enseignait aux enfants la relation entre réalité et abstraction. On n’inculquait pas une norme, on donnait aux nouvelles générations un aperçu sur le chemin des anciens.

      Il y aurait beaucoup à développer. En particulier sur la relation élève-professeur. Sans affectivité, elle est assez stérile. Autant rester devant le livre. De cette année-là, je pourrais vous raconter mon amourette avec Véro, parfaitement compatible avec le souvenir affectueux mais dénué de désir physique de la prof de français. Je crois que les pervers aux commandes du confinement sont inaccessibles à cette distinction entre affectivité et sentiments orientés par la sexualité.
      Quand j’entends l’expression « sciences de l’éducation », j’ai l’impression qu’on demande aux professeurs de glyphoser la vie intérieure des jeunes en face d’eux.

      Pour revenir vers le propos de l’auteur, il faudrait parler du rôle des grands-parents, ou plus généralement des anciens, dans le développement des jeunes. En particulier leur discours et même leur simple présence offrent à l’enfant une autre perception de la norme sociale.


  • rogal 16 mai 2020 14:59

    Stoïcisme encore (de mémoire) : la mort n’est rien puisque avant elle n’est pas et qu’après on ne le sait pas [qu’on est mort] (Épictète ?).


  • tobor tobor 17 mai 2020 00:49

    Le concept de monde de demain a tout pour séduire les jeunes, du moins, peu importe le projet de société, ils/elles se sentent concernés et sont même foutus d’y mettre des espoirs...
    Pour les vieux/vieilles, non seulement tout changement de référence est déstabilisant (passage du franc à l’euro, changement des noms de partis politiques, , changements des numéros de lignes dans les transports en commun, passage du téléphone fixe au gsm puis au smartphone, ...) mais le monde d’après leur apparaît être un monde sans eux !

    Non seulement ils/elles sont pointés comme victimes premières du covid19 que le confinement tente de sauver (ils/elles sont la cause, donc « responsables » du confinement), mais encore ils/elles continuent à mourir « de ça » en ehpad et en hôpital et chez soi. Privés de voir leurs proches, familles et amis, pour leur propre bien mais surtout parce qu’il faut suivre les instructions. Bombardés d’informations catastrophistes et du projet d’un monde d’après totalement différent, avec distanciation, masques, gel, files et interdits. Qui a envie de ça ? C’est d’office un sentiment de fin de partie...

    Les vieux/vieilles se font gaver de médicaments par des généralistes, se font vacciner annuellement contre la grippe, dépriment ou perdent la boule en ehpad et ces facteurs sont peut-être bien plus aggravants que l’âge (?)


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 17 mai 2020 08:10

      @tobor
      Je ne fais pas de texte pour séduire mais pour donner à lire ce que je pense. Il est vrai que le sort des « aînés » ressemble souvent à ce que vous décrivez.


  • straine straine 17 mai 2020 04:10

    Le gamin n’eut jamais l’occasion de dire que le pictogramme du piéton était vert lorsque le feu principal était rouge.

    Mondial de l’auto : qui a inventé le feu tricolore ?⤵️
    La ville de Turin a donc été sapement en avance sur les feux tricolores.

  • Le421... Refuznik !! Le421 17 mai 2020 08:23

    Cet épisode aura permis de donner un pouvoir de police à un tas d’imbéciles sans compétences, créant ainsi une recrudescence des divisions entre citoyens. Pas plus tard qu’hier, je me suis collé une cirée avec le gars de la déchetterie pour une question de sens d’accès des véhicules, totalement stupide d’ailleurs.

    Résultat, je vais m’arranger à l’avenir pour y aller le minimum possible imaginable et me rabattre plus ou moins finement vers les containers beaucoup plus proches de chez moi...


  • velosolex velosolex 18 mai 2020 11:07

    Bon article qui donne matière à de multiples développements. Il commence à nous manquer ces hommes qui avaient une posture morale, et une expérience de l’indicible, issus de deux guerres. J’ai vu mourir ceux issus de la première, et l’on voit maintenant les survivants de la seconde disparaitre à leur tour, remplacés par les « OK boomers » terme méprisant un indigent. L’époque actuelle ne permet que très peu des parcours professionnels à la Primo Levi, tant la diplomite aigue, les parcours fléchés, les chausse trappes, ont balisé la société, pour le grand bénéfice d’une classe sociale, et la désespérance d’une autre. Epoque peu propre à entretenir ce climat de dynamisme, propice aux autodidactes et à ceux qui comme moi ont quitté, pour de multiples raisons, l’école à 16 ans, pour tout de même parvenir à se raccrocher aux branches plus tard, forts d’une expérience de traverse qui leur a été profitable, finalement. Ce type de parcours, relativement banal auparavant, est devenu très rare. Qu’arrive une vraie crise, comme celle que nous vivons, et il se pourrait bien que l’échelle des compétences et des qualités soit revue rapidement. La république a fait monter au front des généraux de 20 ans, qui par leur dynamisme et leur foi, remportaient des batailles sur les bien nés, à qui il ne manquait pas un bouton à leur vareuse. 

    Un jour j’ai entendu l’institutrice de mon gamin de maternelle, prétendre qu’elle se faisait fort de dire quels gamins de sa classe étaient capables de faire des études supérieures...J’en ai frémi, quand à la conséquence du regard projectif qu’elle induisait. On n’existe souvent que dans le regard des autres. C’est lui qui nous structure. C’est le sens de la pensée de Sartre « l’enfer c’est les autres ». L’homme qui vieillit possède de façon relative ce détachement issu de l’expérience, qui anesthésie les cruautés de la vie, qui le rendait malade de honte, de dépit, de déception, dans ses premières décennies, pour ces choses parfois anecdotiques. S’il ne parvient pas à cela, alors vivre ne lui aura pas servi à grand chose.

    On a en fait tous les âges qu’on a traversés. Pourvu qu’on entretienne ces mémoires, on en sort indulgent pour les plus jeunes, et compréhensifs. Par contre les jeunes ne peuvent pas connaitre cette expérience qui n’est pas livresque. C’est ce qui nous donne de la bienveillance et de l’empathie, un certains détachement, qu’on ne trouvait pas forcément à la lecture de la philosophie, tout jeune. Car comment comprendre que le désir est souffrance, quand les hormones nous commandent ?

    Ce que dit de façon désabusé Levi sur « les vieux » me semble très limité, et sans doute faudrait il mettre cette phrase dans son contexte, et même l’humeur de l’auteur, changeante. Sur le suicide, j’en ai tant vu qui voulaient s’en aller ainsi, mais qui parfois, une fois récupérés, et même la plupart du temps, avaient finalement changé de posture sur l’existence. Entendu qu’on est ici au delà du choix

    Le suicide est une expérience fondamentale de la vie, pourvu qu’on s’en tire évidemment. J’ai vu, pas un cas d’exception, une femme devenir tétraplégique ainsi, mais retrouver ensuite le gout de vivre. Il n’explique rien en lui même. On n’en sort pas grand chose dans l’intention de l’acte, pour tenter de saisir la vérité d’une personne, traversée de contrastes et de lumières, qui l’éclairent et l’assombrissent. On pourrait parler des rencontres déterminantes, aussi, et de la chance, simplement.

    La notion de hasard n’est jamais abordée, car elle nous ramène à la main aveugle de la vie, qui vous fait traverser la route simplement au mauvais moment. Voilà que je pense à Camus, qui eu la chance de rencontrer un professeur déterminant, mais fit le mauvais choix de monter dans la voiture du fils Gallimard pour rentrer à Paris, plutôt de prendre le train, comme il l’avait initialement prévu. Comment lutter contre le sentiment d’absurdité de la vie ?


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 18 mai 2020 18:07

      @velosolex
      La vie n’est pas absurde. Certaines choses sont magnifiques et donnent une idée d’éternité. Votre texte est très intéressant et j’en partage l’essentiel.


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