vendredi 21 octobre 2005 - par Argoul

Le capitalisme n’est pas un modèle de société

Ceux qui pensent qu’« un autre monde est possible » ont raison de le vouloir, mais ils se trompent d’ennemi. Le capitalisme n’est pas un « modèle de société » mais un « outil économique ». Une société peut décider de se passer de l’outil ? Elle ne peut alors s’en prendre qu’à elle-même, si les résultats ne sont pas au rendez-vous. L’expérience a été tentée dans la sphère soviétique, où une « autre idéologie » a imposé, dans les faits, une « économie de guerre » où l’échange libre a été remplacé par le rationnement administré. L’homme fut alors considéré non comme un travailleur-consommateur qu’il faut séduire, mais comme un rouage interchangeable d’une machine étatique qu’il faut faire produire.

Le capitalisme est une « méthode » d’efficacité rationnelle avant d’être l’« idéologie » des hommes qui en vivent. Mais cette efficacité rationnelle à échanger l’épargne stérile contre la série des profits futurs anticipés est bornée par les sociétés dans lesquelles la méthode se développe. Les outils ne s’actionnent pas tout seuls, ce sont des « ouvriers » qui les utilisent. Comme le disaient les anciens, manuels et réalistes, « un mauvais ouvrier a de mauvais outils » - le Littré précise même, en langue choisie, « un homme malhabile ne tire aucun parti de ce qu’il a sous la main ». Le capitalisme d’aujourd’hui est donc actionné par les hommes d’aujourd’hui, tout comme le capitalisme d’hier était mis en oeuvre par les hommes d’hier. C’est la raison pour laquelle il change sans cesse, et c’est cela qui fait sa force.

Le capitalisme comme technique « échappe » donc à la volonté de chacun, comme tout groupe échappe à chacun de ceux qui le composent, étant plus que la somme des parties. En revanche, cet outil n’est pas l’équivalent d’un phénomène météo, puisqu’il a été créé par les hommes pour servir les hommes, et que ce sont toujours « des hommes au présent » qui l’utilisent. Il a besoin, pour fonctionner, de la stabilité politique assurée les États, d’un système juridique qui définisse les droits et la propriété, d’un appareil bancaire et d’un marché financier qui recycle l’épargne et assure le crédit. Alors il est actionné par de la « politique », c’est-à-dire des rapports de forces, des négociations, des débats, dans lesquels la raison entre pour une bonne part, mais aussi l’émotion, et l’intérêt tout cru. Le « plus fort » ne l’emporte pas toujours, par exemple les États-Unis, bien isolés dernièrement sur la diversité culturelle (et ses conséquences économiques) que veut promouvoir l’UNESCO. Nous sommes tous usagers du capitalisme, comme de toute technique, économique ou autre, à notre disposition. Je pense que nous pouvons en faire un usage moins « froid » ou technicien, sans lui enlever sa qualité fondamentale d’outil d’efficience.

L’inflexion de son usage passe par le « gouvernement d’entreprise », poussé par le mouvement de la société dans ses aspects « politiques » (gestion des intérêts du groupe humain). Ce ne peut être par autoritarisme étatique, car l’outil serait abandonné au profit d’une gestion bureaucratique inefficace (pensez à la RDA, comparée à la RFA lors de la réunification) ni laissé à l’anarchie des productions locales (comme dans les débuts de l’industrialisation). Un usage qui englobe des considérations « humaines » plus larges de l’outil ne peut venir que de ceux qui l’utilisent. La société pousse en ce sens par sa réprobation morale par exemple, ou par ses exigences de meilleurs soins, de préservation d’un certain équilibre avec la nature. Mais seule l’intériorisation des priorités fera du capitalisme autre chose que l’application des seules « moeurs texanes » à l’économie dans le monde.

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Le capitalisme n’est pas un « réseau de contraintes » enserrant la société, mais une méthode qui vise à entretenir la dynamique économique par l’encouragement des échanges, la monnaie n’étant que la mesure arithmétique de l’efficacité. L’argent n’est pas un « trésor » à enfouir ou à conserver pour se baigner dedans, comme dans l’imagerie Oncle Picsou, mais l’instrument de l’investissement. La prise de risque est toujours présente, là où il y a capitalisme. Il s’agit, en effet, d’utiliser le capital pour lui faire rendre le meilleur profit, et tout bénéfice ne peut résulter que d’un risque pris (s’il n’y avait aucun risque, ce serait une répartition des choses, ce que pratique une bureaucratie). Il y a donc jeu, « aventure », pari raisonné, mais aussi plaisir d’entreprendre. Avec les excès, les échecs, et même les escroqueries inévitables dans toute entreprise humaine. Mais si l’on devait condamner le capitalisme à cause des affaires Enron, Vivendi ou Crédit Lyonnais, que ferait-on alors de la politique ?

N’accusons pas trop vite « les marchés financiers » de ne pas remplir leur rôle, car ils ne sont pas tous composés d’instruments privés. La dette des États fait l’objet de transactions fort importantes, et sa masse croissante (en raison de l’interventionnisme politique) pèse sur l’un des déterminants de la prise de risques capitaliste : le « taux sans risque ». Celui-ci est la rémunération, sur la durée d’un emprunt, à la meilleure garantie possible, par exemple celle d’un État puissant, comme les États-Unis, l’Allemagne ou la France. Or par la masse des « emprunts d’État », ce taux dépend surtout des besoins de financement politique, et beaucoup moins des entreprises. Il n’est donc pas gouverné par des facteurs « économiques », biaisant l’équilibre global des capitaux prêts à s’investir et incitant les actionnaires à demander aux entrepreneurs des rendements nettement supérieurs pour leur prêter de l’argent.

La société occidentale devenant plus repliée sur elle-même, (vieillissante, craintive, sécuritaire), les utilisateurs de l’outil capitalisme, plus fortement chez nous, mais aussi aux États-Unis depuis le 11-Septembre, ont moins l’envie de prendre des risques d’entreprise. Car c’est toute une société qui utilise les outils à sa disposition. Demain, le capitalisme sera chinois et indien. Il sera encore autre.




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