Laure Waridel — Doctorante en anthropologie et sociologie du développement
- Laure Waridel
- Photo : Alain Roberge, La Presse
Vous connaissez le trille rouge, cette vivace extraordinaire à floraison printanière de nos sous-bois ? Elle peut demeurer dans le sol durant des années sans qu’on la remarque. Ses graines doivent survivre à plusieurs hivers rigoureux avant qu’elle puisse enfin germer. Elle ne fleurira que 10 ans plus tard.
Ne possédant pas de nectar, elle utilise des stratégies créatives de pollinisation. Son rouge intense et son odeur forte et résistante attirent les insectes qui assurent sa reproduction. Comme toutes les espèces, elle est le fruit d’un écosystème aux interactions complexes souvent invisibles à l’oeil nu.
Le trille rouge est à l’image du mouvement étudiant au sein de la société. Une [r] évolution au sein de notre [éco] système.
Les causes profondes
Il y a longtemps que le « printemps érable » se prépare, et pas seulement pour le trille rouge. D’autres espèces dorment encore, mais il semble que nous sommes à l’aube d’un grand réveil. Le nôtre.
Depuis plus d’une décennie, certains diront trois, de longs hivers rigoureux nous avaient comme endormis. Sous les bourrasques du libre marché, les priorités de la société ont été renversées. La croissance économique est devenue une fin en soi, au profit d’une minorité, plutôt qu’un moyen d’épanouissement individuel et collectif comme le promettaient tant d’économistes depuis la Seconde Guerre mondiale. Si nous pouvions jadis croire à cette utopie, il est aujourd’hui évident que nous nous sommes trompés. L’augmentation des inégalités, l’appauvrissement de la classe moyenne et la multiplication des crises sociales, environnementales et économiques sont les symptômes d’une crise devenue systémique. Nous savons que le roi est nu, mais le mensonge persiste.
De manière insidieuse, nous sommes devenus les variables d’un marché en tant que « ressource humaine », « producteur de biens ou de services », « investisseur », « consommateur » et « bénéficiaire ». Pour faire rouler la machine du consommer-jeter-consommer-jeter, si profitable à l’économie dominante, il faut des ressources. Toujours plus de ressources matérielles et humaines au moindre coût économique possible.
Ce « moindre coût » a pourtant un prix, tant environnemental que social. En économie, on parle d’externalités. Dans ce mot fourre-tout se trouve un ensemble de problèmes pouvant être générés par le modèle économique dominant : la pollution de l’air, de l’eau et du sol, la précarité et les pertes d’emploi, les maladies physiques et mentales (dont les dépressions et les suicides), les changements climatiques, la pauvreté des travailleurs à faibles revenus, la perte de biodiversité, etc.
Pour résumer la chose simplement, le système économique et politique dominant privatise les profits et socialise les coûts. Cette façon de faire a mené les États comme les ménages à des records d’endettement, et ce, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan social et environnemental.
La goutte qui a fait déborder le vase
Les porteurs de carré rouge, blanc ou noir que je connais ne sont pas dans la rue seulement à cause de la hausse des droits de scolarité. Loin de là. Ils y sont pour ce que cela symbolise comme choix de société. Ils croient encore en la valeur du mot « équitable », et pas seulement pour leur café.
Le gouvernement veut aller chercher 300 millions dans les poches des étudiants alors qu’en 2011, des allégements fiscaux de 3,6 milliards ont été accordés aux entreprises au Québec. D’autres milliards s’envolent dans des paradis fiscaux faute de rigueur et de volonté politique. Que dire du 25 % supplémentaire payé pour nos infrastructures ? On ne s’étonne plus d’entendre parler de collusion et de corruption tant les cas sont devenus nombreux. Tout cela pour dire que les ressources, nous les avons. Il s’agit de choisir nos priorités.
Ainsi, la loi 78 aura été la goutte qui a fait déborder le vase, mais force est de constater qu’il était déjà bien plein. Les Québécois ont beau chérir la paix sociale, ils ne sont pas dupes. Les arguments économiques lancés par nos gouvernements, tant à Québec qu’à Ottawa, sont une insulte à notre intelligence.
Démocratiser l’économie
Rappelons-nous que l’économie est une construction sociale. Elle opère grâce à des institutions que nous avons créées dans un cadre juridique et politique que nous pouvons contrôler. Ainsi, contrairement à ce que nos dirigeants actuels prétendent, nous avons le choix. Les voies sont multiples.
Les idées abondent dans le Québec moderne. Quand l’Histoire ouvre ses portes comme elle le fait maintenant, tout est possible. Nous avons l’intelligence, les ressources et le courage nécessaires pour entreprendre une transition. À nous de choisir laquelle, et comment.
Nous pourrions, par exemple, nous inspirer de l’Islande qui, à la suite de la crise financière de 2008, s’est dotée d’une nouvelle Constitution rédigée par et pour le peuple. Entamer un tel processus est tout à fait possible ici. Cette idée recueille d’ailleurs de plus en plus d’appuis. D’autant plus que le Québec, contrairement au Canada, n’a pas encore de Constitution. Ce serait l’occasion d’amorcer une réforme de nos institutions démocratiques, une contribution certaine à la démocratisation de notre économie puisqu’elle permettrait à une pluralité de voix d’être entendues. Pensons au potentiel d’un mode de scrutin proportionnel par exemple et à l’importance de revoir le financement des partis politiques afin d’éviter les dérives connues ces dernières années.
Résistants au changement
Certes, s’approprier la démocratie peut être insécurisant. Je pense à mon arrière-grand-mère qui s’est farouchement opposée au droit de vote des femmes. Elle avait ses raisons, comme en ont ceux et celles qui s’opposent à la démocratisation politique et économique actuellement. Les humains sont naturellement résistants au changement.
Il aura fallu à l’époque de mon aïeule une [r] évolution, un changement de paradigme pour légitimer le droit de vote des femmes. C’est à mon avis ce qui est en train de se passer au Québec concernant le conflit étudiant. Celui-ci cristallise un ras-le-bol général à l’égard d’un système qui carbure à l’exploitation sociale et environnementale.
Je pense que nous pouvons avancer la tête haute dans ce processus de transition qui s’amorce. Le Québec a fait maintes fois la preuve de sa capacité à mener de grands chantiers, avec sérieux et intelligence. Nos révolutions sont tranquilles. Mais elles sont de vraies révolutions. L’heure est venue de choisir ce que sera le Québec de demain.
Le trille rouge n’en est pas à son premier printemps. L’été finit toujours par arriver.