mardi 17 janvier 2023 - par Christophe CH

Le Pérou s’embrase

Plusieurs régions péruviennes sont en état d’urgence depuis la mi-décembre tandis que de nouvelles manifestations de masse se multiplient contre la présidente Dina Boluarte. Cette mesure, en vigueur pour 30 jours supplémentaires, autorise l’armée à intervenir pour maintenir l’ordre et entraîne la suspension de plusieurs droits constitutionnels comme la liberté de circulation et de réunion et l’inviolabilité du domicile.

Les heurts entre forces de l’ordre et manifestants ont fait au moins 42 morts en cinq semaines. Dimanche dernier, plus d’une centaine de barrages routiers continuaient de bloquer la circulation dans 11 des 25 régions du Pérou, notamment dans le sud, épicentre de la contestation.

(Huffington Post -15/01/2023)

Ce à quoi nous assistons actuellement conjugue deux phénomènes de fond, dont les évènements dramatiques de ces toutes dernières semaines constituent un pénultième épisode catalyseur de crises extrêmement profondes, dont l’issue, à plus ou moins long terme, ne peut que déboucher vers une révolution démocratique. Révolution à laquelle aspire un peuple profondément uni contre un ensemble de pouvoirs arrivés en bout de course.

Soient :

1/ Une profonde crise institutionnelle et politique trouvant ses racines dans le prisme idéologique néo libéral survivant à la constitution mise en place dans les années 90 par le régime ultra autoritaire de Alberto Kenya Fujimori. Néo-libéralisme dont les effets sociaux et économiques néfastes sur les populations ont créé une déflagration pendant la crise sanitaire du COVID.

2/ Une histoire républicaine tumultueuse faite d’inégalités sociales criantes, de racisme d’état envers les populations indigènes, d’injustices au profit de la capitale Lima et de corruption. Sur fond d’influences du FMI et de la Banque Mondiale et d’ingérences récurrentes des États Unis.

Sept présidents se sont succédés ces six dernières années au Pérou, signe tangible que quelque chose ne tourne plus rond au sein d’un système qui semble vivre ses derniers soubresauts en s’appuyant dorénavant exclusivement sur l’armée. Sept présidents, dont seulement deux avaient été élus par le suffrage populaire. La dernière en date, Dina Boluarte, honnie par le peuple, ayant été désignée par le Parlement juste après l’arrestation de son prédécesseur Pedro Castillo, sur lequel nous reviendrons.

La constitution élaborée par Alberto Fujimori dans les années 90, calque en plus dur de celle de Pinochet au Chili, avait désarmé le bras de l’État de toute action sur le plan économique, abandonnée à des intérêts oligarchiques privés, notamment étrangers. Cette caractéristique si chère à Milton Friedman et à l’École de Chicago fut conservée depuis lors, conduisant, à l’épreuve du temps, à un lent pourrissement des différents pouvoirs en place, législatif, judiciaire, médiatique et économique. Lesquels pouvoirs, suite à l’élection surprise de l’outsider Pedro Castillo, se sont constitués en forteresses luttant pour la préservation de ses prébendes. A des années lumière de l’intérêt collectif.

La crise sanitaire et ses conséquences sociales désastreuses firent imploser aux yeux de l’opinion le narratif néo libéral en vogue depuis trente ans. Soudain confronté à un système de soins défaillant et à un nombre de décès particulièrement important (200 000 morts pour un pays comptant 33 millions d’habitants, sur un territoire grand comme trois fois la France), le petit peuple péruvien fut à cause des longues périodes de confinements saigné à blanc. 70 % des péruviens étant indépendants et vivant au jour le jour de leurs commerces se découvrirent subitement sans ressources, sans que l’État ait prévu quelque compensation que ce soit pour leur permettre de survivre. Un État confortablement installé dans la capitale où se concentrent les richesses et le tiers de la population, à des années lumières du vécu des populations indigènes et des plus pauvres, et ayant autorisé des multinationales à faire fortune avec l’exploitation des gisements des ressources naturelles présentes dans le sud du pays.

Non seulement le système néo libéral pilotant l’état péruvien s’était montré incapable de bâtir un système de soin capable de prendre en charge la santé de ses concitoyens, mais en plus il les envoyait autoritairement dans la pire des misères sans bouger le petit doigt. La coupe était pleine.

Survenue en pleine pandémie, l’élection présidentielle de 2021 vit donc triompher Pedro Castillo, maître d’école et agriculteur en zone rurale, porteur d’un discours réhabilitant l’état dans ses services publics de base, et promettant la rédaction d’une nouvelle constitution ainsi que la nationalisation des ressources énergétiques du Pérou.

Autant dire un virage à 180 degrés, qui avait tout pour préoccuper la totalité des pouvoirs en place.

Lesquels pouvoirs, dès le premier jour de son mandat, firent tout ce qui était possible pour le renverser. Ce qui donnera lieu à quatre gouvernements successifs, au défilé de 80 ministres, à trois tentatives d’impeachment et à une motion de censure en moyenne tous les quatre mois. Sur une période d’un an et demie.

Entravé de toutes parts et empêché de mettre en œuvre la quasi totalité de ses promesses électorales, Castillo parvint tout de même à conserver symboliquement la confiance de tous les laissés pour compte des décennies précédentes, et à leur rendre une dignité en se rendant, lui et son gouvernement, à de nombreuses reprises en région à la rencontre des représentants du pays profond.

Le feu aux poudres prend racine le 2 décembre 2022, lors de la troisième tentative de destitution de Castillo par le Congrès, puis s’embrase le 7 décembrelorsqu’en représailles Castillo, voulant renverser la table lors d’une sorte d’auto-coup d’état, tente de dissoudre le parlement et d’appeler à la création d’une assemblée constituante. Ce que la constitution ne permet pas.

Dans l’heure suivant sa déclaration, 12 de ses ministres démissionnent. Et sa propre Vice-Présidente Dina Boluarte, dont on découvrira plus tard qu’elle complotait depuis des mois pour le faire tomber avec les pouvoirs oligarchiques de Lima, se retrouve désignée par le Congrès à la tête du pays.

Où comment exploiter une faute politique pour revenir au statut quo. En passant outre le vote suprême.

Toujours aussi proches des peuples, les autorités états-uniennes comme celles de l’Union Européenne ne mettront évidemment pas 24 heures à reconnaître la destitution de Castillo et son remplacement immédiat par Boluarte. Arrêté dans les embouteillages de Lima par les forces de police avant même que le parlement ne le destitue, Castillo sera aussitôt placé sous les verrous. Où il croupit toujours.

De là l’embrasement du peuple péruvien. Lequel peuple, à hauteur de 94 % quand même, rejette le parlement ainsi que tous les partis politiques qui le composent. Et s’organise organiquement de régions en régions avec pour mots d’ordre communs la libération de Castillo, la destitution de Boluarte, l’appel à des élections immédiates et la convocation d’une assemblée constituante.

Dans les 15 premiers jours, le nouveau gouvernement envoie des hélicoptères de police tirer sur la foule des manifestants des gaz lacrymogènes et des flashballs, ce qui laisse augurer de la violence d’état générée. Puis devant l’embrasement dépêche l’armée tirer à balles réelles. Cette répression aveugle, digne de scènes de guerre, ne fit que nourrir l’immense indignation populaire, à mesure que les corps tombaient. Laquelle indignation, depuis, se nourrit de plus belle sans faillir.

En deux semaines, la nouvelle présidente renouvelle son cabinet puis change de premier ministre au profit du ministre de la défense, envoyant ainsi un signe clair quant à ses intentions de ne rien céder d’essentiel. Puis accepte du bout des lèvres de quitter le pouvoir non plus en 2026, mais en avril 2024. Puis face à l’amplification des manifestations, en décembre 2023.

Trop tard. Certains gouverneurs des états du sud demandent sa destitution, renforçant ainsi le mouvement insurrectionnel. Et des voix s’élèvent pour demander la sécession du sud du pays, là où se situent toutes les réserves en lithium, en uranium et en gaz, administrées depuis deux siècles par les élites de Lima.

Les semaines et les mois qui viennent laissent augurer la poursuite des manifestations monstres comme de la répression sanglante qui les accompagne. Préambule à une constituante, le processus destituant semble avoir réussi à fédérer une proportion écrasante de peuples et peuplades éparpillés sur le plan géographique, fermement décidés à reprendre le manche d’une démocratie en loques qui leur fut toujours confisquée.

On peut espérer face à pareilles mobilisations et déterminations populaires qu’un mouvement est en marche qu’aucune manipulation extérieure ne parviendra à éteindre de sitôt. Tout en redoutant que de nouveaux pièges ne s’ouvrent sous ses pieds pour tuer dans l’œuf cette aspiration dont les pouvoirs en place et leurs alliés occidentaux ne veulent à aucun prix.

En Amérique Latine, le soulèvement péruvien est soutenu par le Mexique, la Colombie, le Vénézuela, l’Argentine et la Bolivie, tous unis pour dénoncer la répression sanglante et demander la libération de Castillo. Le gouvernement péruvien, quant à lui, vient d’expulser l’ambassadeur du Mexique, dont le gouvernement s’est dit prêt à accorder l’asile politique à l’ancien président incarcéré.

Quant aux États-Unis, pour lesquels le Pérou avec ses 8 bases militaires et son bio-laboratoire ne compte pas pour rien … La veille de la destitution de Castillo, l’ambassadrice des États-Unis, ancienne vétéran de la CIA et ex ambassadrice en Ukraine jusqu’en 2019, s’était réunie avec le ministre de la défense et actuel Premier Ministre. Où que l’on pose le regard, on trouve ici et là quelques ombres de la main de Washington. Les dés, comme toujours, sont pipés.



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