lundi 5 décembre 2016 - par Desmaretz Gérard

Le poste moscovite du SDECE durant la guerre froide

La France n'a ouvert son antenne du SDECE à Moscou qu'en 1951, y étaient en service à la même époque : les Affaires étrangères - le deuxième bureau (renseignement militaire) - le Secrétariat Général de la Défense Nationale avec le Centre de recherche et d'exploitation du renseignement, et le centre du renseignement scientifique et technique. Tandis que l'attaché militaire travaille au bénéfice de l'état-major, l'attaché militaire adjoint opère pour le compte du Service de Documentation Extérieur. Les attachés militaires sont en contact avec le bureau militaire soviétique et l'OTAN et aucun axe de recherche n'est indiqué à l'Attaché adjoint qui se livre à du renseignement d'initiative. L'attaché militaire et l'attaché adjoint se rencontrent chaque lundi et chacun adresse sa production par courrier diplomatique séparé.

Le personnel en poste est passé par le Centre d'Études Slaves de Paris (créée en 1954) ou par l'Ecole des Langues orientales vivantes plus connue sous le vocable de « langues O », qui formait également les agents de la Direction et de la Surveillance du Territoire (cursus de trois ans). L'école interarmées française située à Strasbourg chargée de former les linguistes appelés à servir en état-major ou en ambassade est d'apparition plus récente, elle donnera naissance en 2006 au Centre de formation interarmées au renseignement. Pour se familiariser avec la vie en URSS, l'impétrant est invité à lire ou relire « lettres de Russie  » du marquis Astolphe de Custine, un ouvrage publié en 1843 dont des pages entières étaient toujours d'actualité...

Tous les diplomates, techniciens, journalistes, etc., présents en URSS à la demande de leur pays ou employeur sont logés dans des immeubles dédiés dans lesquels tous les étrangers venus des quatre de la planète s'y côtoient. Durant les années cinquante-soixante riches en événements de portée internationale : création de l'OTAN (49), l'insurrection en Allemagne de l'Est, complot des blouses blanches (53), le coup de Prague et la crise de Suez (56), l'affaire des missiles de Cuba (62), retrait de la France de l'OTAN (66), Budapest (68), les Français représentaient une petite communauté d'une quarantaine de personnes.

L'histoire de la Russie a marqué la société à jamais et influence fortement les comportements. De nombreux événements, même anodins..., restent encore inconnus des étrangers. La population y était contrôlée comme nulle part ailleurs, pas question pour le citoyen soviétique de séjourner dans une ville sans propiska (permis de séjour), et lors d'un déplacement, il devait s'engager à quitter sa chambre d'hôtel Intourist pour la céder à un hôte étranger de passage. Le citoyen soucieux d'échapper au « flicage », louait une chambre chez un particulier, ce qui lui permettait de dépasser les trois jours au-delà desquels il avait l'obligation se faire enregistrer. L'individu ne compte pas et le peuple est couleur passe-murailles, il est hors de question d'attirer l'attention, voire de se singulariser. Le Russe n'est pas discipliné par nature, il est habitué à obéir à la force et à l'autorité depuis des siècles, la personne ne représente aucune valeur. La liberté individuelle est perçue comme antisociale (hooliganisme), voire de désordre. Les Russes qui n'ont jamais connu, fusse une ébauche de démocratie, acceptent leur quotidien avec résignation, « nitchevo » (à quoi bon) revient souvent dans les conversations. A l'arrivée de Nikita Khrouchtchev et de son discours contre Staline, le pire était passé, aussi les Russes placèrent-ils beaucoup d'espoir dans le nouvel arrivant. Ils allaient vite déchanter avec le fiasco des réformes agricoles et l'échec de sa politique étrangère (affaire de Cuba). Il sera démis de ses fonctions en 1964 et remplacé par Leonide Brejnev au poste de Premier secrétaire du Parti jusqu'en 1982.

Chaque institution d'importance : militaire, scientifique, industrielle, commerce extérieur, etc., dispose d'un service chargé de filtrer les demandes de contacts avec des étrangers. Il vaut mieux ne pas trop compter sur leurs représentants pour obtenir des informations fiables, la plupart se comporte en véritable propagandiste. Même chez les communistes « radis » (rouge à l'extérieur et blanc à l'intérieur), l'autocensure est un trait commun très vivace. Rares sont les Russes à s'opposer ouvertement au système, pas seulement en raison de leur désaccord avec le système, mais par orgueil national. L'homosoviéticus est un patriote dévoué à la Mère patrie qui sait transformer le négatif en positif pour jeter de la poudre aux yeux des étrangers. Ce devoir de discrétion s'atténue proportionnellement avec la distance, plus on s'éloigne des grandes villes, plus les langues se « délient », surtout dans les républiques dans lesquelles persiste un fort sentiment antisoviétique.

La vie d'un étranger présente bien des singularités : réveil au milieu de la nuit sans personne à l'autre bout du fil ! courrier remis avec une semaine de retard..., le temps, probablement de passer par la censure, et il s'y murmure que les murs ont des oreilles (micros), en tout cas, le personnel en poste en a été prévenu lors de son briefing de sécurité. Le groupe d'immeubles, type HLM, est ceint d'une clôture dont l'entrée est contrôlée par un milicien en arme relevant de l'OU.PDK (Direction pour le service du Corps diplomatique). Tout visiteur doit présenter une pièce d'identité (dokumentiki) et voit son identité relevée. Le citoyen soviétique n'est pas autorisé, sauf nécessité..., à entretenir des contacts avec les étrangers. Si le résident désire employer une femme de ménage, faire effectuer une réparation, etc., il lui est fait obligation de passer par l'OU.PDK dont les tarifs sont trois fois supérieurs à ceux en vigueur, les autorités entendent bien profiter de la moindre rentrée de devises étrangères.

La libre circulation y est inconnue, l'attaché militaire ne peut circuler que dans un rayon d'une quarantaine de kilomètres autour de Moscou, le Kremlin étant l'équivalent de Notre-dame de Paris, point de départ du kilomètre zéro, sauf qu'en URSS, les cartes sont rares et comportent de fausses indications... Certaines villes sont déplacées ou non mentionnées ! Pour s'éloigner de la banlieue moscovite, il faut déposer une demande d'autorisation avec : la date, le point de départ et d'arrivée, l'itinéraire projeté, l'identité des accompagnateurs, le numéro minéralogique du véhicule. Si le déplacement est inférieur à 24 heures, l'accord peut être obtenu par téléphone, au-delà, un tampon sur le permis de séjour est requis. Il est interdit de s'arrêter en route ou de changer d'itinéraire... Des postes de contrôles espacés d'une quarantaine de kilomètres et situés à des points de ralentissement, jalonnent les routes, chaque passage d'un véhicule étranger est répertorié et signalé au poste suivant. La plaque d'immatriculation est facilement identifiable par sa couleur (fond blanc), la première lettre qui indique le statut diplomatique (Ambassadeur, Consul, personnel administratif, technicien), un numéro de série qui indique le pays (07 pour la France) suivi un numéro individuel.

Le ministère des Affaires étrangères adresse semestriellement une note répertoriant les lieux interdits à toutes les délégations, l'Ambassade américaine étant la mieux pourvue, elle adresse à ses homologues occidentaux une carte établie à partir de la fameuse liste. Une zone peut être interdite mais dans laquelle figure une ville « ouverte » ! obligeant à de nombreux détours et a emprunter un itinéraire indirect rallongeant la distance à parcourir. Gare ! une zone « ouverte » peut soudainement être frappée d'interdiction. A la seconde incartade c'est l'expulsion ! Le train ou l'avion est parfois conseillé.

L'URSS comptait alors peu de véhicules en circulation, seuls les apparatchiks possédaient un véhicule avec chauffeur. Les hommes appartenant à la nomenklatura (privilégiés) relèvent de l'Administration des affaires (Oupravlénie Delami) chargée de gérer les : immeubles, datchas, maisons de repos, cliniques, le parc automobiles, le personnel de maison, etc., ceux autorisés à voyager à l'étranger utilisent exclusivement l'aéroport de Vnoukovo. Le vlasti (puissant) peut envoyer ses enfants dans les meilleures écoles, bénéficier des meilleures place pour le Bolchoï, etc., et bénéficier d'un réseau relationnel qui lui permet d'étendre son influence, un service en valant un autre... Le « travailleur » est conscient de l'ampleur incommensurable de ces passe-droits, mais pas question de soulever la moindre question, on préfère fermer les yeux, car tous espèrent secrètement pouvoir en bénéficier un jour... L'économie souterraine est très active, le petit cadeau ou blat (disques occidentaux, radio, bas-nylon, etc.,) et le pot-de-vin (vziatka) sont « monnaies courantes » de substitution, tandis que les devises et roubles certifiés peuvent se revendre quatre fois le cours officiel ! Savez-vous que l'expression « mettre à gauche » vient du russe na lievo  ? Il n'est donc pas étonnant que l'URSS d'alors était le seul pays où une voiture d'occasion pouvait se revendre plus cher qu'un véhicule neuf dont le délai d'attente se comptait en années !

L'attaché militaire ne peut se livrer qu'à la récolte du renseignement ouvert, lecture de la presse, observation lors de ses déplacements, entretiens personnels. Le citoyen semble vivre dans un monde paisible, « dormez camarade, le parti veille sur tout », et il ne faut s'attendre à voir les grands événements faire la une des journaux qui enregistrent cependant des tirages records. Le crash d'un appareil avec des membres du Politburo à bord ne fait pas un entre-filet..., un avion soviétique ne saurait connaître une défaillance technique. S'il en est fait mention, c'est à mots couverts et mieux vaut savoir lire entre les lignes. Le peuple ignore tout des événements internationaux, par contre il n'ignore rien de l'inauguration d'un barrage dont on lui cache qu'il ne fonctionne pas ! Contrairement à ce qu'affirme la presse qui ne cesse d'encenser le travailleur, ce dernier est peu productif et les matériaux sont souvent manquants...

L'Atlas, un journal hebdomadaire réservé aux militants est plus informatif, quant aux hautes personnalités, elles reçoivent le « rapport rouge », une compilation rédigée par l'agence Tass. En dehors de la Pravda, des Izvestia, de Troud, etc. (les courriers anonymes adressés aux rédactions finissent entre les mains du KGB), il existe une très abondante littérature consacrée à la chose militaire, et une littérature clandestine (samizdat) diffusée sous forme de feuilles carbonées circulant à travers le pays. L'attaché militaire peut assister aux parades du 1er mai et celle du 7 Novembre sur la place Rouge avec présentation du matériel militaire dont il relève le code OTAN pour rédiger son rapport. L'observation étant difficile et jamais sans risque..., l'attaché ne peut qu'espérer les confidences d'une source humaine (Le guide de l'officier traitant ne sortira qu'en 1966).

De nombreux urbains vivent dans des appartements communautaires dont il est difficile d'éviter la matrone (déjournaïa) qui fait office de gardienne et d'informatrice. Le Russe rencontré peut donner un numéro de téléphone qui se révèlera faux... A-t-il voulu se protéger ? ou s'agit-il d'un numéro surveillé destiné à piéger l'étranger imprudent ? Les standards téléphoniques sont rares, chaque poste ayant son numéro direct... Dans les années soixante, l'annuaire privé n'existait pas, pour obtenir un numéro, il fallait commencer par se rendre dans un bureau d'information et indiquer : le nom, l'année et lieu de naissance de l'abonné...

Les russes adorent la nature, dès qu'une occasion se présente, ils sont nombreux à prendre un « tortillard » pour aller flâner dans les espaces verts. La rencontre avec lui doit toujours donner l'aspect du hasard, parler avec un étranger n'est jamais sans risque aucun, et celui-ci est souvent repérable à ses vêtements, à son accent, son comportement, voire à son faciès. Le citoyen soviétique ne se méfie pas seulement des étrangers, il craint encore plus l'indicateur (stoukatchi) ou le collaborateur (seksoti) d'un organe de sécurité. Posséder un appareil photographique suffit à attirer la suspicion, s'il s'agit de photographier : une installation militaire, un terrain d'aviation, des militaires, un port, une gare, etc., cela reste interdit, mieux vaut opérer avec un appareil correctement dissimulé.

Le 6 novembre 1970, le Comte Alexandre de Marenche (alias Pervenche) remplaçait le général Gibaud à la tête du SDECE. Ce virulent anticommuniste allait entreprendre au nom de ce que l'on nomme dans le civil le principe de précaution, et dans le jargon de la « boîte », un doute insupportable, une « épuration » des services et décider de fermer le poste de Moscou jugé peu productif (cette décision a très probablement joué un rôle dans le suivi de l'affaire Farewell). Avec la révolution survenue dans les affaires militaro-industrielles : bombe A (1949), premier satellite artificiel (spoutnik 1957), premier vol habité (Gagarine 61), sortie extra-véhiculaire (Vostok 65), robot téléguidé sur la lune (Lunokhod 71), la perte de la domination de l'USAF au-dessus du Viêtnam, le succès des armes anti-chars et des missiles AA soviétiques lors de la guerre du Kippour (1973), les Honorables Correspondants étaient mieux placés que les attachés adjoints pour recueillir du renseignement en provenance des entreprises d'armement, des contrats d'armement et des exportations.

En 1970, le sociologue Andrei Amalrik publiait en Occident : L'URSS survivra-t-elle à 1984 ? L'auteur, à travers une étude et une projection sociologique portant sur la période 1952 à 1984 prévoyait la chute du régime et l'implosion de l'« empire »..., livre prophétique qui valu plusieurs années de camps à son auteur... Une étude de sociologie, discipline longtemps interdite d'étude en URSS..., peut-elle se révéler un meilleur « instrument » que certains officiers de renseignement ? Le poste sera rouvert en 1982.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°



1 réactions


  • WALD 5 décembre 2016 23:19

    Merci, la lecture était très intéressante et change du triste ordinaire du site.


Réagir