Cité grecque. L’expression garde une connotation positive. Elle est synonyme de mots qui sont à la racine de notre civilisation, tels que « démocratie », « théâtre », « philosophie », « citoyen » ou « Parthénon ». La Cité est associée à des concepts, toujours positifs, « miracle grec » voir « Salamine ». Ainsi, même la guerre qu’elle mène, reste toujours une référence à des valeurs de courage, d’abnégation, de solidarité et d’esprit citoyen. L’hoplite, ce citoyen soldat, symbolise toujours à la perfection « l’esprit citoyen » et on s’attarde à peine aux guerres fratricides, aux horreurs inhérents à tout conflit guerrier. La « Guerre du Péloponnèse », fait de Thucydide le maitre (en occident) de « l’art » de la guerre et le père de la géopolitique. Ainsi, la Cité grecque, qui était loin d’être parfaite - mais certainement en avance sur son temps -, reste un modèle, c’est à dire, idéalisée, ne véhicule que les valeurs positives.
Il en est de même pour les Cités - Etats italiennes, puis allemandes ou hollandaises. Même si elles voient naître en leur sein condottières et seigneurs de la guerre, même si elles participent pleinement à des guerres dévastatrices (quant elles ne les provoquent pas directement).
Si le sublime des Quatro et Quinto Cento fait bon ménage avec l’inquisition, Wallenstein, les guerres de religion et la peste, les Cités post médiévales sont toujours une référence à la « Renaissance », à la naissance de l’économie marchande et industrielle, à l’Art, au raffinement et à la culture aux quels on s’y ressource constamment.
Notre civilisation, assumant pleinement les horreurs et le cynisme qui n’étaient pas absents du cœur des Cités (faisant même partie du « savoir faire » et « savoir gouverner » comme l’écrit Machiavel), choisit cependant de se concentrer sur l’essentiel, c’est à dire au rôle fondamental qu’a joué le concept même de Cité dans notre histoire, en s’opposant à l’obscurantisme social et religieux, et en mettant en avant la notion même du citoyen. A tel point, que peu importe où l’on habite et d’où l’on vient, on est toujours « citoyen » c’est à dire « habitant de la Cité ». Ainsi, la réforme de Clisthène, qui transforma pêcheurs de la mer Egée et paysans de la Messogée en « citoyens de pleins droits » perdura. A travers le temps, elle a fait tâche d’huile, privilégiant un concept plutôt qu’une réalité socio - professionnelle ou géographique.
En opposant le citoyen à l’habitant de la cité, en opposant l’Occident à ses banlieues, notre civilisation tourne le dos à l’essentiel de sa propre histoire. En renversant le concept, elle condamne Caravage ou Jean Genet (privilégiant ce qu’ils sont), Michel Ange ou Eminem (privilégiant d’où ils viennent), aux dépends de ce qu’ils créent et de ce qu’ils lèguent. Lorsque poètes et autres artistes « chanceux » sont intégrés, récupérés, référencés, ils sont oubliés tout de même : ne gardant que la partie intégrable, refusant leur être et ne préservant que leurs créations, nous les transformons en étoiles lointaines brillant au firmament. La Cité, cuve commune, sociale, culturelle, déviante qui les a engendrés, niée, reste ainsi terra incognita.
« Quartier » (qui était souvent le patronyme et l’identité des « polîtes », tel Marco Polo) et « Cité » perdent ainsi leur valeur intrinsèque, leur force symbolique et historique, ainsi que la majuscule qui les définissait comme clé de voûte de ce que nous avons bâti et de ce que nous sommes.
Ce glissement sémantique s’est fait sans que l’on s’en rende compte, en douceur, tant l’abandon et la capitulation à ce que Paul Virilio appelle la « ville monde » participe, de ses propres dires, à la « dégradation de l’urbain » ne créant pas uniquement des friches immobilières et industrielles mais aussi éthiques et morales, des « trous noirs hors les murs de la Cité » pourtant situés en son cœur, comme l’indique si bien Marc Augé.
La Cité grecque possède plusieurs mythes fondateurs mais, pour le propos, ne retenons que deux : L’Iliade et l’Odyssée. Ils sont associés et complémentaires. L’Iliade « sanctifie » le héros, l’homme, Achille, qui, face au destin qu’il connaît ne désarme pas. Elle sanctifie aussi le désir, les qualités et les défauts qui vont avec. En concluant que nul ne peur résister à la passion. Pour le meilleur et pour le pire.
L’Odyssée, elle, reste une ode au voyage, à l’aventure, au contact et à la richesse que procure l’Autre. S’il faut atteindre Ithaque, que cela le soit le plus tard possible. Nausicaa et Lotophages, Styrènes et Cyclopes font partie d’un monde qu’il faut connaître avant de l’oublier dans les bras de Pénélope. Sinon, les prétendants l’emporteront et « Ithaque n’aura plus rien à t’offrir », comme le dit de manière sublime Constantin Kavafis.
Il dit aussi autre chose, en parlant des hommes et des cités à la dérive :
Il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire
Pas d’autre vie : en la ruinant ici
Dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.
Les grecs, prévoyants, avaient une divinité, Artémis, que nous connaissons surtout comme étant une déesse chasseresse. Mais elle était beaucoup plus. Elle régissait le monde de l’indéfini, les limbes, les marécages abandonnés jadis par les dieux et les hommes. Elle les civilisait en apprenant aux hommes de ne pas avoir peur de l’indéfini, à s’aventurer et ne jamais abandonner leur Terre, aussi terrible et inquiétante soit-elle. Elle abaissait les murs s’élevant entre nature et culture, entre le sauvage et le policé. Elle éloignait paysages et mentalités morbides. Elle inquiétait, mais était adorée plus que les autres, surtout là où des frontières indéfinissables, physiques ou ressenties ouvraient une voie à la sauvagerie menaçant la Cité.
Spinoza, bien plus tard, ayant bien connu dogmatisme et intolérance institutionnelle, pensait que la philosophie « n’est autre chose que la mise en place d’une éthique du bonheur ». Il en voulait aux hommes de vouloir « rassembler tous les individus en un même genre, à leur donner à tous les mêmes aptitudes, la même perfection et à en exclure ceux qui ne les avaient pas, en oubliant qu’ils en avaient probablement d’autres ».
Ceux qui vivent dans un « monde ville », pour reprendre une autre définition de Virilio, ceux qui dégradent la Cité avec les aéroports, les autoroutes, les leptop ou les cartes SIM, ceux qui s’installent dans la contraction du temps abandonnant en friche ce qui ne (leur) sert plus, perçoivent les cités comme des limbes inquiétants, qui exigent pour s’intégrer ce qu’ils ont de moins, le Temps. Et c’est en l’économisant qu’ils cherchent des solutions. Mais le temps des cités n’est pas le même. Il est abondant, pesant, indéterminé, perdu.
Dans leurs avions, en allant à New York ou Tokyo, ils devraient méditer sur un autre poème de Kavafis :
Sans égards, sans pitié, sans scrupule,
Ils ont élevé des hautes murailles autour de moi
Et maintenant je ne fais rien ici que me désespérer
D’un tel destin la pensée m’obsède et me ronge
Car j’avais beaucoup de choses à faire dehors
Pendant qu’on bâtissait les murs, ah, que n’ai-je pris garde
Mais jamais je n’ai entendu le bruit des maçons ni leurs voix
C’est à mon insu qu’ils m’ont enfermé hors du monde