jeudi 6 août 2009 - par Emile Mourey

Le triomphe de César

Veni, vidi, vici... je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. C’est en ces termes que César relate la victoire éclair qu’il remporta sur Pharnace II, roi du Pont. Suétone ajoute que la phrase fut affichée en grand sur un des panneaux portés lors de son triomphe.

Nous ne possédons pas le récit chronologique et détaillé des trois jours pendant lesquels ce triomphe fut célébré. Dion Cassius est la principale source de notre information mais il ne met en exergue que ce qu’il lui semble important. En revanche, à partir d’autres récits de triomphe, il est possible d’imaginer ce que fut le grandiose spectacle de celui de César, même si ma reconstitution est en partie fautive.

Dans cet article, j’ai surtout voulu montrer l’image d’une société en pleine effervescence. Je n’ai retenu que ce qui concerne la Gaule. Je n’ai pas repris les faits pourtant véridiques de la roue du char de César qui se brise, signe funeste, ni sa montée à genoux des marches du temple de Jupiter, signe d’humilité dans la grandeur. Plutôt que de voir Vercingétorix étranglé dans le sinistre Tullianum, j’ai pensé qu’il était plus plausible qu’il ait été exécuté sur les marches de ce temple comme le fut, plus tard, le Juif Simon lors du triomphe de Titus.

  An 46 avant J.C., les légions de Jules César campent sur le champ de Mars. Dans une extraordinaire exaltation, elles se préparent au gigantesque défilé qui va marquer le triomphe de leur général en chef (1).
 On place au premier rang les plus décorés ; sur leur tête brille la corona castrensis, la couronne en or (2) pour laquelle le centurion Fabius est mort en voulant escalader les murs de Gergovie. Au deuxième rang, les corona muralis (3) miroitent au soleil.
 Devant eux, la future capitale du monde, la ville tant aimée pour laquelle ils ont souffert et qui les récompense aujourd’hui, ROME, ouvre ses bras aux soldats victorieux.
 Étonnée, admirative, subjuguée, la foule en liesse est venue au spectacle.

 Le cortège s’engage sur la voie sacrée (4). Drapés dans leur toge blanche, les sénateurs et dignitaires de tous ordres marchent en tête. Les joueurs de flûte et de trompette les suivent et leur musique se mêle aux cris du peuple.
 Voici les chariots chargés des dépouilles des vaincus, débordant d’or, d’argent et de pierreries. Toutes les richesses des Gaules, toute sa culture, toutes ses œuvres d’art sont là.
 Leur succède en trottinant une étonnante sélection d’animaux domestiques et sauvages vivant dans ces contrées nordiques plus ou moins inconnues : du bétail de différentes espèces, des volatiles au plumage éclatant.
 Voici les élans germains aux jambes raides que l’on capture en coupant — juste ce qu’il faut — les arbres contre lesquels ils s’appuient pour dormir (5). Voici les terribles urus dont les grandes cornes cerclées d’argent servent de coupes dans les festins (6).
  Énorme, l’ours helvète, les fers aux pieds, avance en dandinant la tête sous une grêle de pierres que lui lance la foule. Dans leurs cages exiguës, les sangliers gaulois, harcelés, se jettent sur les barreaux au risque de les rompre.
 Les lions et les tigres rugissent à côté des elfes et des sorcières enchaînées. Entourée des plus belles femmes des Gaules, une licorne statufiée, animal fabuleux d’outre-Rhin (7), soulève des cris d’admiration.(8)
 Viennent ensuite des légionnaires brandissant des boucliers sur lesquels sont inscrits les noms des principales victoires de César : Cenabum, Avaricum, Alésia. De grandes maquettes rappellent les scènes de bataille et le bilan d’une guerre : huit cents localités prises d’assaut, trois cents peuples soumis, un million d’hommes tués au combat, un million d’autres ramenés en esclaves (9).

Les taureaux blancs du sacrifice marchent d’un pas lourd.
 Vercingétorix, muet sous les quolibets de la foule, précède ses camarades de combat. Il y en a de toutes les cités des Gaules. Chargés de chaînes, les vêtements en lambeaux, ils dissimulent leur épuisement sous un air de fierté.
 Les yeux crevés, ils ne voient pas la foule. Ils ne voient pas les magasins multicolores, ni les guirlandes, ni les fleurs. Ils ne sentent ni l’encens des temples ouverts, ni la puanteur des égouts.
 Une immense rumeur secoue la foule. Précédé de soixante-douze licteurs, entouré de ses officiers à cheval en tenue d’apparat, César, trônant sur son char de général traîné par quatre chevaux blancs, immobile, surplombe le cortège, image d’un pharaon, image d’un dieu. Le triomphateur porte sur les épaules la tunique pourpre des anciens rois de Rome. Dans ses mains brille le sceptre impérial en forme d’aigle ; sur sa tête, une couronne de lauriers d’or. Dans le reflet de son regard, une ombre passe. Ses soldats, derrière lui, marchent en chantant.
 Au milieu des applaudissements et des cris d’enthousiasme, il traverse la ville entière. Il arrive en vue du temple où siège la triade de Jupiter.
  Le silence écrase la foule. On pousse les prisonniers gaulois sur les marches du temple. Les bourreaux s’approchent de leurs victimes. Ils leur passent le lacet autour du cou.
 Eux, regardent le soleil, la lune, les étoiles. Ils se rappellent les longues discussions de leur jeunesse autour des druides. Ils ont réfléchi souvent devant les sources, au fond des bois et au milieu des blés qui lèvent. Conscients de leur ignorance et de leur faiblesse, ils se sont rachetés en pratiquant le courage et la vertu.

La main du bourreau se resserre. La foule applaudit.(10)
 
 Soudain, ils se redressent, pleins de force et de vigueur. Ils sifflent leurs chevaux. D’un seul élan, ils les montent. Ils entrechoquent leurs armes en poussant des cris d’allégresse, et ils s’élancent, dans un tumulte étourdissant, vers les grandes prairies du ciel.
 
 
Note 1. Le triomphe était la plus haute récompense accordée à un chef militaire victorieux.
 2. Corona castrensis : couronne en or pour ceux qui avaient escaladé les premiers une muraille d’oppidum.
 3. Corona muralis : couronne en or pour ceux qui avaient escaladé les premiers un mur fortifié ennemi.
 4. La voie sacrée : longue de 800 mètres, elle traversait le centre de Rome. Elle se divisait en trois sections : la haute voie sacrée, la moyenne et la basse voie sacrée. Cette dernière traversait le forum jusqu’au Capitole (Historiens romains de la République - tome II - traduction et annotation de Gérard Walter).
 5. Description de l’élan germain par César (VII, 27) : Cela ressemble à une chèvre quant à l’aspect et au pelage, mais c’est nettement plus puissant. Ses cornes sont atrophiées et ses jambes dépourvues d’articulations. C’est la raison pour laquelle il ne peut ni se coucher pour dormir, ni se relever s’il tombe à terre… Pour s’en emparer, les chasseurs repèrent les arbres contre lesquels il s’appuie pour dormir. Ils les coupent au ras du sol, mais les laissent debout. Lorsque l’animal vient s’y appuyer pour prendre un peu de repos, l’arbre tombe, et lui tombe aussi.
 6. L’Urus. La description nous en est donnée également par César (VII, 28). Il s’agit probablement de l’auroch, énorme et redoutable taureau sauvage, dont l’espèce s’est éteinte au XVII ème siècle.
 7. Description de la licorne par César (VII, 26) : C’est un bœuf qui a l’aspect d’un cerf. Il porte entre les oreilles, au milieu du front, une seule corne, plus haute et plus droite que toutes les cornes connues. En haut, cette corne se diversifie en paumes et en branches (l’observation de César est fautive en ce qui concerne la corne unique. Cet animal fabuleux est probablement le renne).
 8. Ce cortège “animal” s’est-il passé ainsi ? Plutôt sous forme d’exposition.
 9. Plutarque, vie de César, 19.
 10. Nous ne pensons pas que Vercingétorix soit mort étranglé dans sa geôle, le fameux tullianum… en cachette… c’est une image peu digne de César.
 En revanche, en ce qui concerne les yeux crevés de Vercingétorix (ma thèse), un débat  pourrait être intéressant. N’oublions pas que Vercingétorix a fait crever le yeux des partisans de “l’amitié” romaine avant le soulèvement. César pouvait-il refuser aux familles des victimes l’application de la vieille loi du talion “œil pour œil, dent pour dent” ?
 
Ce texte est un extrait d’un de mes ouvrages que j’ai rédigé autour de l’année 1980. Comme je l’ai annoncé dans le prologue, je n’ai pas mis en scène les éléphants, girafes et autres animaux exotiques originaires d’autres régions que la Gaule, non plus les autres grands vaincus dont César a triomphé au cours de ses campagnes. A ce sujet, je m’aperçois aujourd’hui qu’en imaginant les vaincus insultés par la foule, j’ai inconsciemment transposé des images de notre modernité dans l’antiquité. Dion Cassius dit le contraire. Il évoque l’indicible pitié des citoyens à la vue d’Arsinoé dans les fers, femme autrefois reine .

 


6 réactions


  • Emile Mourey Emile Mourey 6 août 2009 11:08

    Je n’ai pas non plus évoqué l’aspect politique du triomphe de César. C’est pourtant un sujet riche d’enseignement qui devrait faire partie de la culture de tout homme politique : de la grande difficulté à concilier autorité et libertés. En cela, les discours que prononce César, avant son triomphe, pour rassurer les sénateurs de Rome sont des modèles du genre.


  • LE CHAT LE CHAT 6 août 2009 15:16

    Jules César a eu de la chance de faire toutes ses exactions avant l’invention des conventions de Genève , je te racontes pas les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité . Si les romains qualifiaient les autres de barbares , ils étaient eux même des barbares cruels !


  • Cascabel Cascabel 7 août 2009 01:10

    Superbe retranscription historique, merci l’auteur.

    PS :
    Au sujet de la licorne je ne n’ai pas compris comment Jules César aurait pu se tromper sur le nombre de cornes.


  • Massaliote 7 août 2009 09:01

    Magnifique !


  • Emile Mourey Emile Mourey 7 août 2009 09:43

    @ Cascabel et @ Massaliote

    Merci d’avoir apprécié. Dans son dernier interview accordé au Monde, François Mitterrand disait qu’il était très important pour un homme politique d’avoir une culture historique. J’ajouterais : pour les citoyens aussi.


    • Massaliote 7 août 2009 09:55

      Bien d’accord avec vous aussi je déplore que la place fait à l’histoire dans l’enseignement soit si faible alors que les jeunes sont très demandeurs. Quant aux hommes politiques : Charles PASQUA , chez F.O.G. : « On ne peut prétendre gouverner un pays lorsqu’on ne connaît ni son Histoire, ni sa culture ».


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