Les assurances de monsieur Bulot - Fabliau
Les Bulot sont des gens organisés et prévoyants. Pour leur grand départ vers l’éternité, ils s’assurèrent auprès de leur assureur de conditions optimales, en optant pour une assurance-obsèques. C’est Bernadette qui après avoir vu une publicité à la télévision décida de le contacter. Deux commerciaux rappliquèrent ventre à terre pour exhiber sous leur regard ébaudi les dépliants et tout ce que la société d’assurance était capable d’offrir comme service garanti. Les meilleurs tarifs, les meilleures prestations, les Bulot étaient ravis. Ils signèrent sans coup férir et les voilà partis pour des années de sérénité morale. Lors de leur décès, dans longtemps, très longtemps, les enfants n’auraient donc rien à débourser, ou si peu. Les voilà rassurés par l’assureur.
Quand je dis que tout était prévu, du moins sur le papier, c’est tout ! Même la couleur du drap du cercueil qui les recouvrirait. Le choix de la musique pendant la messe : profane ou religieuse. Comme ils étaient chrétiens, ils choisirent du Gounod, avec le célèbre Ave Maria. Leur voisin, lui, qu’ils avaient convaincu d’opter pour la convention-obsèques avait choisi un petit air d’accordéon pour accompagner le cercueil, car disait-il au lieu de chialer on danserait la java entre deux ave et trois pater noster ! Leur voisin, Herbert Lamentin, qui portait si mal son nom, c’était un plaisantin, toujours la gambette impatiente pour la gigue et la salsa. C’était pour cela qu’on l’aimait bien ce sacré farceur. Mais un beau jour, il rejoignit bien trop tôt la mer de la tranquillité, tombé raide de son pommier dont il taillait les branches, la tête ouverte comme une grenade. On l’enterra, et la convention fut de la partie. Le curé ouvrit la marche funèbre, un petit air profane de Piazzola, guilleret en diable, si bien que dans la nef l’on se mit à se tremousser et devant le cortège qui n’avait plus de funèbre que le nom, le père et les enfants de choeur se mirent à danser, trois pas de ci, trois pas de là, pendant que le grand-christ en croix tanguait dangereusement. Et puis piazzola mit deux accord finaux à son piano du pauvre, et l’on reprit le sérieux qui convient à un tel événement si triste qu’à nouveau l’on entendit les mouchoirs se remplir des larmes des parents et des amis du pauvre Lamentin, jusqu’à ce qu’il disparut six pieds sous terre. Ce fut beau et les assureurs avaient assuré quant aux prestations. Les Bulots étaient ravis, la veuve un peu moins, les enfants encore moins, car avec l’inflation, entre la date de signature et celle de l’accident de Lamentin, les assureurs avaient réaligné leur tarifs, de quoi cette fois-ci se lamenter doublement. De plus la couleur du drap qu’ils avaient choisie bleue, n’était pas du tout au goût de madame veuve Lamentin, il oscillait entre le beige et le gris sale. De plus le choix du cercueil n’était pas tout à fait respecté. Il brillait un peu trop, comme s’il était de plastique.
Quoi qu’il en soit, les Bulots sûrs de leur fait, se disaient que leur éplorée voisine n’avait que ce qu’elle méritait, bien trop radine pour avoir choisi le haut-de-gamme. Eux, n’avaient pas du tout lésiné. Bien au contraire, les obsèques de la reine d’Angleterre ou du Pape à côté c’était de la gnognotte. Grandiose ce serait ! Bois d’ébène, draps de satin, bleu pour lui, blanc et virginal pour elle, quant à la musique de l’orgue à faire pâlir toutes les cathédrales de France et de Navarre, et avec l’orgue, la venue d’un petit orchestre de cors de chasse, car Bulot avait toujours rêvé de chasse à courre. Et les joueurs en tenue écarlate, le Piazzola de Lamentin, à côté, n’est-ce pas, c’était du grand-guignol.
Les années passaient. Les Bulot continuaient à banquer auprès de leur assureur, car ils s’étaient endettés,- pour le contrat renouvelable par tacite reconduction.
Ils avaient le temps, leurs voisins continuaient à crever, chacun à leur tour petit à petit et madame Bulot, matoise, disait à son mari,
- Ben ! C’est pas pour dire, mais ça se vide !
- C’est normal, ma biche ! C’est que des vieux !
Oubliant, qu’eux aussi n’étaient plus tout jeunes, et que le temps passe…
Le temps passait et leur assureur passait de temps à autre à leur domicile pour leur proposer des variantes de prestations, histoire d’avoir toujours un œil sur leur clientèle et la fidéliser comme ils disaient. La banque continuait son petit tapin tranquille, taper dans leurs éconocroques avec des taux d’intérêts d'année en année plus élevés que ce que le contrat avait prévu, car ils avaient opté pour un prêt à taux variable ! Mais qu’importe, l’invariance de leur destin commun vers l’éternité et la belle cérémonie de clôture de toute une vie de labeur bien remplie, ils se disaient qu’ils le valaient bien.
Le temps et l’âge redoublèrent de vitesse et ils se mirent de plus en plus à penser à la grande faucheuse.
Un soir, à la télévision, nos deux braves Bulot alors que Bernadette tricotait et recomptait les mailles, une information la fit sursauter. Désormais, les journalistes parlaient d’une nouvelle façon d’envisager les obsèques. Elle interrompit son comptage, et les yeux en orbite, se mit à crier à son mari qui s’affairait à la cuisine.
- Mon lapin ! Viens voir ! Viens voir !
Le journaliste dissertait d’un ton macabre de « l’humusation ». Quès acquéo, l’humusation ?
- Ben oui ! Au lieu d’être enterré, tu finis en humus.
- En humus ? Comme dans la forêt ?
- Oui, ma biche ! Quand t’es bien pourri, et que ton corps s’est transformé en terreau, on te composte et on se sert de toi pour faire pousser les légumes. Mon grand-père disait que pour faire pousser les blettes géantes, rien ne vaut la m… de chrétien !
- Oh ! Sois poli !
- Ben, le fumier, qu’il soit humain ou du canasson, c’est pareil, non ? Des chevals, y’en a plus ! Des chrétiens…
- Fais attention à ce que tu vas dire, ne blasphème pas !
- Bon, y’a les engrais. Comment qu’y s’appelle celui qu’on pulvérise sur les bégonias ! La marque américaine, tu sais !
- Celui qui a fait crever les grenouilles du petit bassin ?
-Ma biche, on aura plus besoin de ça, on aura les humains humusés.
- Oooohhhh ! Qu’est-ce que tu es intelligent, quant-même mon bichon !
- C’est pour ça que tu m’as épousé, non ?
- Explique-moi bien que je comprenne.
- Voilà… Le croque-mort vient chez toi si tu meurs chez toi, il vient à la morgue si tu meurs en dehors de chez toi !
- Jusque là, je comprends…
- Ensuite, les pompes funèbres te placent dans un cercueil. Si tu demandes à être enterré chrétiennement ou pas, messe ou pas, direction le cimetière. Tu me suis toujours, ma biche ?
- Jusque là, ça va…
- Si tu veux être incinérée, on te place dans un cercueil spécial, tu sais celui que nous a montré l’assureur, en bois blanc.
- Pouah ! Ca c’est pour les fauchés ! Ou bien les estravagants ! Brûlé, tu te rends compte ? Y’en a même qui font jeter leurs cendres dans un endroit de leur choix !
- Ah ! Oui, comme la tante Odette ! Avec sa tête à l’envers, elle a fait jeter les cendres de l’oncle dans la niche de son chien, tellement qu’il l’aimait… Mais avec l’humusation, t’auras plus rien à jeter. Tout recyclable, qu’ils ont dit !
- Ah ! Oui, c’est comme les poubelles du tri sélectif. On jette plus, on sélecte ! Tu sais mon lapin, y zont pas fait des études pour rien !
- Oh ! Ca ça veut rien dire ! Regarde moi avec mon certificat d’études je me suis haussé tout seul dans l’administration, et regarde le résultat, quand-même !
- Mon lapin, tu es admirable ! J’ai fait un vœu, partir avant toi parce que je supporterai pas ton absence.
- Ma biche, moi non plus. Mais c’est le destin qui décide.
-J’ai un idée, demain on appelle l’assureur et on lui demande des renseignements sur l’humusation. Combien ça coûte, qu’est-ce qu’on met dans le cercueil avec nous, des fougères, des crocus, des branches de cerisiers, des branches de palmiers ou des gratte-culs ? j’ai vu à la télé qu’il recouvraient le mort de végétals. Après tout on recouvre bien le cercueil d’une gerbe de fleurs qui fanent. Là, au moins, on sait que ça va servir à la pourriture et que plus tard, on t’admirera sous la forme d’un champ, d’un arbre, d’un rang de poireaux, de navets, de carottes !
- Et nos arrière-arrière petits enfants pourront venir nous cueillir, tiens, qu’y diront, allez venez, on va cueillir du pépé et de la mémé pour la soupe ! Et chaque fois qu’ils mangeront leur soupe, ils auront l’impression de nous manger à nous. C’est formidable, non ?
- C’est comme la réincarnation, en somme !
- En quoi que tu voudrais être réincarné après l’humusation, bichette !
- Je me verrai bien en champignonnière. En truffière, c’est encore mieux ! Et en plus ça rapporterait de l’argent à notre descendance !
- C’est pas con ! Allez, demain je téléphone à Belavenir, et je serai intraitable sur les tarifs, cette fois !