jeudi 16 septembre 2010 - par Robert Branche

Les deux faces de Bénarès

Quand le territoire des hommes est celui de la nuit et de la fange…

 

Cet été, j’ai passé plusieurs semaines en Inde entre Bénarès, Calcutta, Darjeeling et Puri. Occasion de télescopages multiples entre observations, souvenirs et réflexions. Voici quelques lignes écrites à l’occasion de mon séjour à Bénarès.

Bénarès est une hydre à deux têtes, ou plutôt un lieu fait d’un yin et d’un yang où sont, juxtaposées, des vies parallèles et entremêlées. Un côté lumineux, un côté noir, entre les deux, des séries de passages…

Le côté lumière est celui du Gange et des Dieux. Le soleil omniprésent vient balayer la moindre marche, le moindre recoin. Aucune ombre, aucun arbre, aucun abri. Juste des berges en pierres, rythmées par des grands escaliers, les ghâts. Même sous la pluie de la mousson, on sent le soleil et la lumière sourdre au travers des nuages. Pas moyen de se cacher du fleuve et du regard des Dieux. Être au bord du Gange, c’est être soumis à sa puissance, son calme et sa force. Au calme du fleuve mère, répond le calme des rives. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, femmes et enfants qui marchent, prient, chantent, méditent… et aussi se lavent ou lavent. Quelques animaux, les incontournables buffles et vaches, des chiens, mais eux non plus se déplacent en silence. On peut voir ainsi à quelques mètres de distance prier, jouer et laver. Tout cela dans la lumière et la clarté.

 

Le côté obscur, est celui de la rue et des hommes et de la rue. Étroite, elle se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d’elle-même, coincée entre des maisons qui semblent vouloir l’obstruer, encapuchonnée de toiles multiples, la lumière semblant son ennemi. Elle est le règne du sale, du bruit et des heurts physiques. Les déchets humains ou animaux jonchent le sol ; la pluie, loin de tout nettoyer, transforme le sol en boue et en fait du tout, une sorte de pudding répugnant. Les bruits résonnent et se télescopent, accumulations de cris, de radio et de pots d’échappement. Pour avancer, il faut se faire son chemin, fendre la foule, bousculer celui qui ne vous laissera pas passer spontanément, prendre garde à la moto ou au vélo qui arrivent… Tel l’univers des hommes. C’est là qu’ils vivent, travaillent et « prospèrent »… dans la fange.

 

Ainsi à Bénarès, le côté obscur est celui des hommes, le côté lumineux celui du fleuve mère. Entre les deux, des passages multiples, des chemins étroits ou larges, parsemés de marches. Pour aller vers le côté obscur, il faut monter ; pour trouver la lumière, il faut descendre. Étrange métaphore inversée où il est facile d’aller vers la lumière, difficile de rejoindre la fange. Comme une invitation du fleuve mère à se laisser glisser vers lui, une forme d’antithèse de notre culture judéo-chrétienne qui, elle, impose l’effort pour accéder à la rédemption.

Côté lumière, côté obscur. Comme un remake de la Guerre des Étoiles et du combat des Jedis pour ne pas tomber du mauvais côté de la force, du côté obscur. Georges Lucas est-il passé par Bénarès et a-t-il influencé par ce monde dual ? Faut-il éviter de tomber du côté des hommes ? Étrange et inquiétant ! 

 

Dans le noir de la terre des hommes, me reviennent quelques phrases de Michel Serres : « Or j’ai souvent noté qu’à l’imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu’elle demeure à eux, beaucoup d’hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu’ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu’on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d’actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. » (*)

Ici à Bénarès, on conchie et marque son territoire sans état d’âme. Mais les marques sont tellement confuses et multiples, que l’on serait bien à mal de dire qui a fait quoi. Et comme personne ne se préoccupe de ce que fait et a fait l’autre, pas de problèmes !

(*) Le Contrat naturel de Michel Serres, Éditions François Bourin 1990, p.59



16 réactions


  • Nemo8 Harry Tuttle 16 septembre 2010 11:37

    « Ah, les voyages seraient tellement plus merveilleux, s’il n’y avait pas toute ces hordes de miséreux qui nuisent à une complète jouissance ».


    • Robert Branche Robert Branche 16 septembre 2010 11:57

      Ce n’est pas du tout l’esprit de ce que j’ai écrit : la rue de Bénarès n’est pas du tout une rue de miséreux, c’est une rue de vie, de commerces et de bruit.

      Allez à Bénarès et vous verrez que la misère y est très peu présente. Par contre, on prend de plein fouet une culture et un mode de vie fondamentalement différent du notre.
      Dernier commentaire : j’aime Bénarès (qui s’appelle maintenant Varanasi) et y suis déjà allé 2 fois...

    • Nemo8 Harry Tuttle 16 septembre 2010 12:15

      Désolé, si j’ai mal compris (déformé) le sens de vos propos.

      Y aller, j’en meurt d’envie, malheureusement...


    • Robert Branche Robert Branche 16 septembre 2010 12:20

      pas de soucis ! Il n’est pas si cher d’y aller : certes il faut payer le billet d’avion (mais on peut trouver des prix autour de 600 €, voir moins pour aller en Inde) mais ensuite la vie sur place est vraiment pas chère (on vit très confortablement pour 30 € par jour, et on peut dépenser beaucoup moins).


    • Nemo8 Harry Tuttle 16 septembre 2010 12:46

      L’argument financier entre, certes, en ligne de compte, mais ce n’est pas forcement plus cher que des vacances en France ou ailleurs. Mis à part pour une famille, c’est surement à la portée de tout le monde, si on le veut vraiment (en s’organisant). Surement moins cher qu’une année d’alcool ou de tabac. L’argent n’excuse pas tout.

      Je ne suis pas doté d’un esprit aventureux, sauf en songe. N’ayant jamais pris l’avion et étant fan d’une série expliquant les crashs aériens...


    • Nemo8 Harry Tuttle 17 septembre 2010 02:11

      Merci, pour l’encouragement, c’est toujours sympa : je croirait entendre mon frère !
      Mais, je crois que je suis perdu pour la cause.
      Voyager par procuration, ça n’a rien à voir (ah, les odeurs d’épices !), mais, bon, c’est un peu voyager quand même, c’est toujours mieux que rien.

      Sinon, le mec sur la photo, c’est Robert De Niro (étonnant non !) dans « Brazil » de Terry Gilliam. Pour ceux qui ne connaissent pas encore ce film (de 1985), précipitez vous pour le voir, vous ne l’oublierez pas de sitôt.


    • Lefumiste Lefumiste 17 septembre 2010 09:50

      Et même moins !!!

      j’ai passé 4 mois en inde avec un budget de 300e/mois !

      Après faut pas avoir peur de dormir et manger « avec » les indiens !


    • Lefumiste Lefumiste 17 septembre 2010 10:00

      @Harry Tuttle

      Pas basoin d’avion..... 4 5 mois de voyage depuis l’europe pour arriver là bas, par la Russie, Mongolie, Chine Népal,... ou par la route sud.... légèrement moins sur en terme de sécurité !!!  smiley

      Pour ma part j’ai testé la première solution, avec un trajet de 6 jours dans le transibérien en plein hiver... Tout simplement magique !!! smiley


    • Robert Branche Robert Branche 17 septembre 2010 10:09

      C’est vrai que les voyages longs et lents - si on a le temps.... mais il suffit de le prendre - sont les meilleurs : il est important de se sentir bouger et de se préparer ainsi aux changements.

      Je conseille ainsi le train entre Darjeeling et Kurseong qui se déplace à 10km/h quand c’est le locomotive à vapeur, ou 20 km/h quand c’est le diesel : magique ! (voir la video que j’ai tournée et mise en ligne à http://www.youtube.com/watch?v=TsE5VdgQaRk)

  • ernestop 16 septembre 2010 12:29

    je suis allé à varanasi et ce que j’en retiens c’est que c’est un lieu sacré où les touristes sont harcelés de façon permanente et désagréable par les guides et vendeurs locaux, et c’est un lieux où les pélerins sont harcelés ( et non protégés par les guides locaux) par des touristes occidentaux sur les canots qui donnent l’impression de regarder des animeaux dans un zoo
    bref, très loin de la poésie que vous décrivez dans votre article et ce, malgré tout le respect que je lui porte !


    • Robert Branche Robert Branche 16 septembre 2010 13:09

      Chacun fait son propre voyage et a ses propres sensations. Je pense que cela dépend à la fois du moment où on y va - personnellement j’y suis allé à chaque fois en été, qui est la basse saison touristique, donc je n’ai pas ressenti la pression que vous avez ressenti - et du rythme auquel on voyage.

      Je cherche à voyager de plus en plus lentement, à lâcher prise pour arriver à m’immerger dans les lieux où je me trouve.
      Ceci écrit, je suis d’accord concernant votre remarque sur les canots... et c’est pour cette raison que je ne suis pas allé dessus, mais ai passé mon temps à marcher le long du Gange, à rester assis à regarder et rêver... 

    • Lefumiste Lefumiste 17 septembre 2010 09:55

      Pour découvrir l’Inde pas besoin d’aller dans les lieux touristiques (pour les étrangers comme pour les Indiens) : Bénares, Taj Mahal, Deli,....

      Au contraire, beaucoup de voyageurs finissent blasés par ce qu’ils ont vu et vécu.... N’hésitez pas à sortir des sentiers battus !!!

      L’inde prend alors tout son sens !

      « le monde est un livre, et celui qui n’a jamais voyagé n’en connait qu’une page »
      St Thomas d’Aquin


    • Robert Branche Robert Branche 17 septembre 2010 10:06

      Effectivement pour découvrir un pays ou une ville, il faut savoir se laisser perdre et suivre le hasard des rencontres...


  • Ronald Thatcher vraimentrienafoutiste 16 septembre 2010 13:12

    Et si vous êtiez allé à Varanasi en dehors de la mousson, auriez-vous écrit la même chose concernant les rues sales et boueuses ?
    Lorsque le temps est sec, les rues ne sont encombrées des excréments des vaches que le temps pour un mère de famille de les ramasser et de les façonner en galette qui sèchera au soleil et fournira du combustible pour le foyer.
    Par temps sec, les rues sont balayées par les commerçants et certains intouchables qui sont payés par la ville pour ramasser les détritus. Beaucoups de touristes = beaucoups de détritus...
    Dans votre texte vous avez bien remarqué le clair/obscur de cette ville sacrée qui est un peu le Vatican de l’Inde hindou, cette aura millénaire qui persiste partout en Inde, où le passé côtoit le futur sans heurts, tout simplement...


    • Robert Branche Robert Branche 16 septembre 2010 13:22

      Effectivement je ne parle et ne réagis qu’à ce que je vois, au moment où je le vois. Je n’ai pas la prétention de décrire dans l’absolu et dans toutes les circonstances Varanasi (ou d’autres lieux sur lesquels j’ai déjà écrit). Ce ne sont que des réactions émotives et personnelles...


  • agent orange agent orange 18 septembre 2010 06:30

    Varanasi, lieu de nombreux séjours entre 1988 et 1994. Ma période Karma Cola ou mystique...
    La dernière fois, je me souviens après un long périple d’une vingtaine d’heures en bus depuis Pokara, y être arrivé de nuit après 3 heures du mat. J’errais dans le dédale du labyrinthe de la vieille ville à la recherche de ma guest-house favorite, et bien que familières, je ne reconnaissais vaguement les ruelles de mon précédent passage trois ans plus tôt. A cette heure là au plus sombre de la nuit, ces coupe-jarrets grouillaient déjà de pélerins torse nu ou vêtus de couleur safran pour la plupart, avec leur pot de laiton, se rendant vers le Gange pour y faire leur ablutions matinales et les vaches aux cornes peintes et immenses étaient déjà occupées à leur tâche d’éboueurs. Cela ressemblait plutôt à une scène tirée de Dante. Au loin le muezzin enchainait après la sonnerie de la cloche du Golden Temple (?).
    Souvenirs aussi des tournées de shilums avec les saddhus babas sur les ghâts près du lieu de crémation de Manikarnikha à palabrer au sujet de Krishna le DJ playboy de la cosmologie hindoue et autres histoires dignes de Kipling.
    Je me souviens aussi qu’Hanuman et sa bande étaient bien plus vicieux et dangereux que les zombies occupés à aspirer des volutes de smack sur du papier d’alu chauffé au briquet.
    Enfin la façade de la ville qui s’offre au regard de l’autre côté du Gange dans ses tons ocres et oranges et qui littéralement s’embrase au soleil couchant...


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