jeudi 20 juillet 2017 - par Karugido

Les enseignements de la torture – Réflexion sur les chocs à venir – Partie 3

« La pratique de la propagande a récemment prouvé que c’était possible [de contrôler les masses], du moins jusqu’à un certain point et dans certaines limites. Certes, la psychologie collective est encore loin d’être une science exacte et les mystère de la motivation humaine n’ont pas tous été révélés. Cela étant, l’alliance de la théorie et de la pratique s’avère assez fructueuse pour qu’il ne soit plus permis de douter que, dans certains cas, la mise en œuvre de tel ou tel mécanisme provoque en effet un changement d’opinion remarquablement conforme à celui attendu, un peu comme un automobiliste règle la vitesse de sa voiture en agissant sur le débit d’essence. »

Extrait de Propaganda, Edward Bernays, 1928

Depuis l’époque de Bernays les choses ont fortement évolué bien qu’elles ont gardé une certaine ligne directive. Celle dont il nous parle qui consiste à peaufiner les techniques de manipulation des masses pour avoir des résultats de plus en plus efficaces, notamment grâce au mélange de « la théorie et de la pratique ». Ainsi, beaucoup de chercheurs/penseurs en collaboration avec différents pays, différentes institutions, ont continués d’avancer dans cette voie.
Naomi Klein, journaliste québécoise, s’est intéressée à une stratégie de manipulation de masse basée sur les chocs. Grâce à ses recherches, qu’elle a exposées dans un livre intitulé « La stratégie du choc – La monté d’un capitalisme du désastre », elle a pu démontrer le fonctionnement de cette stratégie qui aurait commencée dans les années 1970.
Dans un sens, il me semble qu’elle a mis le doigt sur un problème plus ancien et récurrent, mais son travail a le mérite d’apporter des preuves, des faits et des liens qui ont leurs importances, surtout de nos jours. Car c’est une chose de se douter qu’on manipule les foules avec des chocs, par le biais de la terreur, mais c’en est une autre de le prouver et d’en prendre conscience.

 

Les gouvernements ont toujours montré un certain appétit pour les sciences. Aux États-Unis la science de la propagande a eu une certaine importance historique. On le nomme parfois le pays d’oncle Sam, et ceci est lourd de sens, car comme je vous l’expliquai précédemment, c’est lors d’une commission chargée de travailler sur une méthode pour enrôler les citoyens dans la 1ere guerre mondiale que cette campagne vue le jour.
Champion en la matière, les États-Unis ne se sont donc pas arrêtés en si bon chemin.
Après la deuxième guerre mondiale, au début de la guerre froide, poussé par la pression des grands groupes industrielles, un nouveau type de colonisation devenait de plus en plus présent sur la scène mondiale, le fameux « impérialisme américain ». Sa forme économique était celle d’un capitalisme libérale, philosophie qui convenait et convient toujours à la plupart des oligarques.
Cet impérialisme avait (et a toujours) la vocation de s’étendre et de créer le plus de richesses possibles en investissant le minimum.
Face à ce système, il y avait 2 principaux type d’opposant, l’URSS dont la forme politico-économique était aussi largement discutable et les pays autonomes politiquement parlant. Cependant, afin de faciliter les choses et de créer la confusion, la plupart des systèmes opposés au capitalisme libérale étaient qualifiés de « système communiste ». On peut d’ailleurs facilement comprendre l’intérêt d’une telle propagande confusionniste.
Ainsi un certain nombre de régimes étaient opposés à ce système prôné par les États Unis et ses alliés. Pour corriger le problème, le gouvernement et l’oligarchie gravitante, cherchèrent à optimiser et approfondir leurs connaissances en matière de manipulation. La CIA en avait grandement besoin pour mener à bien ses activités car il est évident que pour planifier ou récupérer des informations, il faut savoir jouer avec les mécanismes cognitifs de l’humain, qu’importe les méthodes.

En 1950, la CIA tenta différentes techniques de manipulations en interne, elle mis en place le projet « BlueBird » qu’elle renomma « Artichoke » par la suite.
D’après Naomi Klein « Au cours de ses premières années, le projet faisait penser à un film d’espionnage tragi-comique : Des agents de la CIA essayaient de s’hypnotiser les uns les autres et mettaient du LSD dans le verre de leurs collègues pour voir ce qui arriverait.(Dans au moins un cas, la malheureuse victime se suicida) »
Ça a du être un joyeux bordel et c’est d’ailleurs cette période du programme qui a probablement inspiré le film « Les chèvres du pentagone ».
Mais, les tortures infligées à leurs propres agents (par pure folie et/ou par crises de paranoïa) ne pouvaient durer indéfiniment. Puisqu’en procédant de la sorte les activités de la CIA avaient de plus en plus de chances de fuiter ce qui aurait pu mener à l’interruption de toutes formes de recherches. C’est pourquoi ils décidèrent de la jouer un peu plus fin et de déménager le projet hors des États-Unis.
Comme ils s’intéressaient au travaux du Docteur Ewen Cameron, chercheur canadien dans le domaine de la psychiatrie à la tête de la direction de l’Allan Memorial Institute, créé par la fondation Rockefeller, ils choisirent tout naturellement le Canada comme l’une des nouvelles terre d’accueil.

Durant la guerre de Corée, 1950-1953, des GI avaient été capturé et s’étaient mis à dénoncer publiquement, devant les caméras et sans pression apparente, le système impérialiste que tentaient d’imposer les États Unis à la Corée. Selon les gros bonnets du pays d’oncle Sam ce genre de dénonciations ne pouvaient pas être le résultat d’une réflexion (le Marins n’a pas de cerveau), mais plutôt la preuve irréfutable qu’ils avaient subi un lavage de cerveau ! (Oulala… paradoxe…)
C’est pourquoi, la CIA et ses alliées occidentaux, fortement inquiétés par la situation, décidèrent de mettre les bouchées doubles afin de se donner, eux aussi, les moyens de laver le cerveau des gens.

Dans cette optique, une réunion fut organisée le 1er juin 1951 par la CIA à l’Hotel Ritz-Carlton de Montréal. Les participants étaient « des représentants des agences de renseignement et des universitaires des trois pays » (USA, UK, Canada).


Le but officiel de cette réunion était cependant « de préparer les soldats occidentaux aux techniques de coercition qu’ils risquaient de rencontrer s’ils étaient pris en otage. ». Mais le but officieux était de permettre à l’agence et ses alliés de « se doter de nouvelles méthodes d’interrogatoires », ce qu’elle ne pu avouer clairement étant donné que des dossiers sur les tortures nazies faisaient surfaces.
Lors de cette réunion, un certain Docteur Donald Hebb était présent. En tant que chercheur du département psychologie de l’université Mc Gill, il fit l’hypothèse « que les communistes eussent eut recours à l’isolement intensif et au blocage de stimuli pour manipuler les prisonniers ». Cette hypothèse, probablement inspirée par son rival, le Dr Ewen Cameron, retenu considérablement l’attention de la CIA. Ainsi Dr Hebb reçu 3 mois après la réunion des subventions du ministère de la défense nationale canadienne pour effectuer ses recherches.

Afin de mener à bien ses expériences il recruta 63 étudiants, qu’il paya 20 $, et leurs fit subir différents traitements afin de les isoler et étudier de quelle manière leurs facultés cognitives se comportaient. Une des principales idées consistait à priver la personne de ses sens, les étudiants étaient plongé dans le noir, des bruits blancs diffusés en permanences et des morceaux de carton sur leurs bras et leurs mains afin d’émousser leurs sens du toucher.
Plus les jours passèrent et plus les effets de l’isolement se faisaient sentir.
Suite à cette période, il observa « que la privation sensorielle avait, sans contredit, entraîné une confusion extrême et des hallucinations chez les sujets, de même « qu’une réduction importante, quoi que provisoire, de leur capacité intellectuelle, pendant et tout de suite après la privation perceptuelle. »1
Il constata que les étudiants devenaient avides de stimuli et qu’ils étaient très réceptifs aux nouvelles idées, y compris celles avec lesquelles ils étaient en total désaccord.
« Comme si la confusion engendrée par la privation sensorielle avait effacé en partie leur esprit et que les stimuli avaient en quelque sorte ré-écrient leurs schémas de pensée. »
Cependant, le Dr Hebb constata aussi que le « traitement » était très difficile à supporter, au point qu’il ne pouvait durer plus de 3 jours étant donné que les étudiants ne pouvaient tenir plus longtemps. Quatre d’entre eux parlèrent spontanément de torture.
Il décrivit ses découvertes dans un rapport, qu’il envoya à la CIA, qui la transmit à la Marine et à l’armée. Rapidement et au vu des résultats obtenus, le docteur se rendit compte de sa connerie.
Il comprit que les méthodes qu’il avait découvert pouvaient mener à de graves abus et « de toute évidence » à « de redoutables méthodes d’interrogatoires. » 2
Face aux problèmes éthiques que soulevaient de telles recherches, il démissionna du projet.

Cependant la CIA avait repéré, depuis les années 50, son fameux rival, le Dr Ewen Cameron.
Cameron était déjà convaincu de l’efficacité des méthodes décrient par Hebb. Il utilisait une forme dérivée de celle-ci notamment en ajoutant des électrochocs pour « soigner » des patients atteints de diverses maladies psychologiques.
L’agence avait besoin d’un tel homme sans éthique, morale et conscience, pour continuer les recherches sur son projet concernant le lavage de cerveau, entre-temps renommé « MK-Ultra ».
Le Dr Cameron pris officiellement la relève à partir de 1957.

La CIA lui envoya de plus en plus de subventions pour l’aider dans ses recherches.

Il reprit les méthode de Hebb à quelques différences près :

  • Il utilisa ses patients pour ses expériences
  • Augmenta la durée des traitements jusqu’à 65 jours 3
  • Ajouta au « protocole » l’utilisation des drogues comme le LSD, de la PCP et le curare.
  • Ajouta également des doses massives d’électrochocs
    Là où l’inventeur des électrochocs recommandait 6 électrochocs pour 4 traitements, soit 24 décharges, Cameron alla jusqu’à administrer 360 électrochocs en 30 jours4.
  • Optimisation des méthodes de confinement
  • Ajout d’un « bourrage de crâne » sonore.
  • Plongea ses patients dans des sommeils artificiels les plus longs possibles (22h-24h) les réveillant pour qu’ils s’alimentent et leurs permettre d’aller au toilette

 

Le but était de couper les patients de tout ce qui les liaient à l’espace et aux temps, afin de recréer un pseudo-état naturel plus fécond à la création de nouvelles pensées.
Pour cela, il fallait bloquer leurs sens, mais aussi leur conception fondamentale du monde, comme le rapport au temps. Pour ensuite les mettre dans un état de « craquage » tellement profond, qu’il était possible de les harceler de messages pour façonner leurs esprits et/ou, accessoirement, de leurs demander tout ce qu’on voulait.

Sur un plan strictement médical, ces techniques furent un échec, puisque 75% des patients passés entre les mains du Dr Cameron en sont ressortis détruits. Incapables de mettre de l’ordre dans leurs pensées, de se concentrer, harcelés par des flash-back, troublés sur le plan de la mémoire à court et long terme et j’en passe. Ils sont les rescapés d’une violence telle, que leurs corps et leurs esprits en garderont les stigmates jusqu’à la fin de leurs vies.


Par contre sur le plan d’étude de techniques de manipulation donc d’interrogatoires et de tortures, ces méthodes ont prouvé leurs efficacités, car elles permettent d’atteindre le point de rupture de l’esprit assez rapidement permettant « une remarquable ouverture à toutes les suggestions ». Cameron avait d’ailleurs remarqué que cette condition était atteinte quand le patient rentrait dans un état profond de régression mentale.

En gros à cette époque, il était possible d’obtenir 3 résultats :

  • Une destruction de la personne ( ¾ du temps)
  • Une totale coopération (dans la probable quasi-totalité des cas)
  • Le reformatage de l’esprit (¼ du temps)

Le projet MK-ultra continua son petit bout de chemin, tranquillement, détruisant la vie des milliers de personnes qui eurent la malchance de rentrer dans les hôpitaux liés aux activités de la CIA.
Pour bien comprendre l’ampleur du projet, il faut retenir qu’au final il dura jusqu’en 1963, que le gouvernement américain déboursa 25 millions de dollars répartis dans « 80 établissements, dont 44 universités et 12 hôpitaux ».
De plus il semblerait que la CIA avait fait plusieurs laboratoires quasi-clandestin du même genre dans plusieurs pays, mais les informations les concernant sont restées secrètes. Pour le moment.

Les recherches effectuaient durant le projet MK-Ultra ont visiblement été consignées dans un manuel interrogation « musclé » créé par la CIA en 1963 intitulé « KUbark ». On peut y lire la chose suivante, très proche des conclusions du Dr Cameron : « Les méthodes utilisées pour briser les résistances, du simple isolement à l’hypnose en passant par la narcose, ne sont que des moyens d’accélérer la régression. Au fur et à mesure que que le sujet glisse de la maturité vers un stade plus infantile, les traits de sa personnalité, acquis ou structurés, se désagrègent. » Soit le moment ou le sujet est plus susceptible à coopérer.
S’ajoute à ça différents témoignages courageux des rescapés de MK-Ultra, notamment ceux de Gail Kastner ou Janin Huard, permettant de faire des liens entre les pratiques de Cameron et le KUbark.

Pour ce qui est du présent et de ces techniques, nous savons qu’elles sont utilisés sur le terrain par les services américains, dont certaines pratiques ont été jetées en pâture aux médias. Mais ces techniques ont aussi été transmises à des armées étrangères, à un certain nombre de pays d’Amérique latine ainsi qu’à la France (utilisées en Algérie). Ce qui sous entend que tous les alliés ont eut le droit à leur petite formation, ou remise à niveau en matière de torture.
Ah… c’est beau le partage des connaissances…

Voici un exemple de l’exportation du savoir de la CIA : le New York Times publia une enquête datant de 1988 au sujet d’un interrogateur Florencio Caballero hondurien, qui avait été formé par la CIA au Texas. Il déclara «  Ils (la CIA) nous ont enseigné les méthodes psychologiques – l’étude des peurs et des points faibles d’un prisonniers. Obligez-le à rester debout, empêchez le de dormir, enlevez-lui tout ses vêtements et isolez-le, mettez des rats et des cafards dans sa cellule, donnez lui de la nourriture avariée, servez lui des animaux morts, aspergez-le d’eau glacée, changez la température de la pièce… » Gardez en tête que ce témoignage reste « adouci » puisqu’il a été livré à des journalistes et autorisé à la publication.
Nous savons que cette même personne à notamment torturé Inés Murillo qui a témoigné de l’utilisation massive d’électrochocs par Florrencio Caballero, sous la surveillance d’ « un américain qui faisait passer des questions aux interrogateurs. Les autres l’appelaient « M.Mike »5 »

De nos jours les pratiques sont encore en cours d’évolution et d’utilisation. En témoigne les multiples parutions dans la presse de tortures perpétrées en Irak, à Guatanamo (et bien d’autres) dont les méthodes sont encore celles du parfait petit manuel, du parfait petit psychopathe apathique qu’est le KUbark.

Voici en résumé quelques nouvelles expériences de manipulations qui ont été testées pour peaufiner la propagande par la peur et le choc.
Dans la prochaine partie je vous parlerai des liens entre ces techniques avec certaines déstabilisations géopolitiques et le courant intégriste libéral dont nous sommes chaque jours victimes.
Pour conclure cette partie je laisse le mot de la fin à Naomi Klein :

 

« La mission de Friedman, comme celle de Cameron, reposait sur un rêve : revenir à l’état de santé « naturel », celui où tout est en équilibre, celui d’avant les distorsions causées par les interventions humaines. Là où Cameron projetait de ramener l’esprit humain à cet état vierge primordial, Friedman envisageait de déstructurer les sociétés et de rétablir un capitalisme pur, purgé de toutes les ingérences. »

La stratégie du Choc, La monté d’un capitalisme du désastre
Naomi Klein

 

  1. Defense research board report to treasury board, page 2, 3 août 1954
  2. zuhair kashmeri « Data show CIA Monitored Deprivation Experiments' », Globe and Mail (Torronto), 18 Février 1984
  3. Ewen Cameron, « Production of differential Amnesia as a Factor Schizophrenic Patient.« , page 92
  4. Alfred W.McCoy, « Cruel Science : Cia Torture ² Foreign Policy », New England Journal Of Public Policy », Vol.19, n°2, Page218 Hiver 2005
  5. Jenifer Harbury, « Truth, Torture and the American Way, The History and Consequences of US Involvement in Toture« , Beacon Press, Page 87, Boston 2005
  6. La majorité des citations proviennent du livre de Naomi Klein


2 réactions


  • Doume65 20 juillet 2017 18:58

    « Mais ces techniques ont aussi été transmises à des armées étrangères, à un certain nombre de pays d’Amérique latine ainsi qu’à la France (utilisées en Algérie). »

    Il y a un anachronisme dans ce passage. Je vois mal comment des méthodes développées par la CIA à partir de 1963 ont pu être transmises à la France pour être utilisée en Algérie alors que la guerre d’Algérie a pris fin en 62.

    D’autre part, il se dit plutôt que c’est la France qui a formé certaines dictatures Sud-américaines.

    C’est honteux pour notre pays, mais il n’a pas eu besoin des USA pour s’approprier les pires méthodes.


    • Karugido Karugido 20 juillet 2017 21:09

      @Doume65
      Étant donné que le projet a commencé en 1950 qu’il a muté, puis continué jusqu’en 63, il est tout à fait possible qu’une partie des méthodes inscrites dans le Kubark ont été testé en Algérie et/ou qu’il y est eut échanges de « savoir » si j’ose dire.


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