jeudi 9 mai 2019 - par Jules Elysard

Les otages sont priés de se faire hara-kiri

 Ce que font les polices, ça crève les yeux : elles rendent visible la pensée profonde, mais honteuse, d’une classe dominante qui, en France, tient à rappeler qu’elle a été révolutionnaire. C’est sans ironie que son dernier fondé de pouvoir a commencé sa nouvelle carrière en publiant un livre intitulé Révolution.

 En Angleterre les classes dominantes n’ont pas ce rapport mythifié à l’idée de la révolution. Aussi, Benjamin Disraeli, un homme d’Etat qui s’était pris, lui-aussi pour un homme de lettres, n’hésitait pas à parler de « deux nations ».[i] Et nul doute qu’à ses yeux les polices étaient au service des riches pour contrôler les pauvres.

 Mais c’était une autre époque. Dans « le nouveau monde », ce n’est pas dans un roman que l’on pratique le cynisme. On le fait jusqu’à la provocation devant des caméras. Les courtisans s’extasient de ce parler cash. On se refait une ligne de coke et tous les 1er mai, on choisit des voyous par faire la police dans la rue.

Choses vues[ii]

Le 20 avril, le cortège des gilets jaunes était parti de Bercy mais avait été divisé sur le parcours en raison du respect des procédures et des rituels : les uns mettaient le feu à des éléments de chantier laissés là à cet effet ; les autres leurs envoyaient des gaz pour « contrôler la situation ». Les cortèges finirent cependant par se réunir aux alentour de 14h, place de la République, mais les arrivants durent se soumettre à des contrôles et à des fouilles.

Ces opérations de police n’ont cependant pas empêché la prise d’assaut de quelques commerces et ceux-ci ont alors dû être protégés du pillage. Etait-ce là un signe d’incompétence ou la marque d’une nouvelle stratégie du maintien de l’ordre ?

Difficile de trancher. Mais le nouveau préfet de la police d’Etat a cependant fait preuve d’innovation en instaurant la prise en otages de tous les manifestants jusqu’à 18h. Etaient cependant réunies sur la place deux autres manifestations : des Algériens et des Kurdes. Un Bonaparte au pont d’Arcole couve sous ce préfet Lallement qui a pourtant le physique pour reprendre le rôle de Claude Frollo dans une adaptation de Notre Dame de Paris sur France Télévision.

La vérité oblige à dire que les membres de la presse n’étaient pas soumis à ces contraintes et pouvaient circuler librement à travers les cordons des forces de l’ordre, à l’exception bien sûr de Gaspard Glanz dont nous avons appris ensuite l’interpellation violente.[iii]

Mais ce qu’on appelle la presse ne se résume pas à cette piétaille des petits reporters salariés ou indépendants. Les « grands reporters » qui paradent à la télévision et se prennent pour un contre pouvoir, voire pour le quatrième pouvoir, sont désormais reconnus pour ce qu’ils sont : les officiers d’une police de la pensée.

C’est ainsi qu’une équipe de télévision planquée dans un immeuble a dû subir cette agression sexuelle que n’a pas dénoncée Marlène Schiappa : « BFM, enculés ! ».

De l’autre côté de la place, on pouvait entendre un petit groupe scander à l’adresse de la police en uniforme : « Suicidez-vous ! ». Et un autre groupe qui au contraire scandait : « Ne vous suicidez pas, rejoignez-nous ! »[iv]

Sans surprise, seul le deuxième de ces trois slogans a fait les titres pendant dix jours, même sur BFM.

De la police de la pensée

La police de la pensée est toujours en marche au rythme de son fameux slogan : « Le poids des mots, le choc des photos ».

Aussi, cependant qu’en direct des « commentateurs professionnels » devaient déjà deviser sur l’emploi des mots, les otages de la place de la République pouvaient assister à une remarquable mise en scène : alors qu’il ne passait rien, un camion de pompiers venait faire un petit aller-retour sur la place, escorté par une dizaine de policiers au pas de course. Il est vrai qu’une heure plus tôt un autre camion de pompier (ou peut-être le même) avait été applaudi par les gilets jaunes. Et une telle image, si elle avait été diffusée, devait être réfutée par une autre.

La police de la pensée fait tous les jours à l’insu de son plein gré la démonstration de ce qu’elle est, de son rôle de contrôle et de fabrique de l’opinion. Elle prétend juger, en sa qualité d’expert, des mots et des images. Mais on voit aisément pour qui elle travaille, qui sont ses employeurs.[v]

Du maintien de l’ordre

Il va sans dire que cette police et « la police nationale » collaborent main dans la main, côte à côte, car elles sont toutes les deux chargées du maintien de l’ordre  : maintien de l’ordre social (dans les têtes) pour la première ; maintien de l’ordre public (dans la rue) pour la seconde.

Régulièrement les commissaires politiques des chaînes d’intox reçoivent, non seulement des commissaires de police, mais aussi des officiers et surtout des syndicalistes. Les interrogatoires n’y sont jamais musclés ainsi que le montre avec éloquence la façon dont, le 2 mai, était posée la question à un syndicaliste concernant l’intrusion dite de la Salpêtrière le 1er mai :

« - Est-ce que par exemple c’est lié à la présence de votre collègue qui avait été blessé hier dans le cortège parisien ?

- Alors pour l’instant on n’a pas trop d’information alors je reste très prudent là-dessus, mais c’est vrai que ça a circulé cette information que peut-être l’intention était d’aller chercher...pour finir le travail on va dire... » [vi]

Il serait difficile de qualifier d’échange de points de vue cet échange de politesse et d’amabilités. D’ailleurs, le 4 mai cette vidéo de BFM était toujours en ligne sur l’Unité de Police SGP FO[vii], alors que Christophe Castagneur avait pourtant fait son « mea culpa ». En outre, le ton n’est pas celui sur lequel on interroge un syndicaliste ouvrier. Mais peut-être est ce parce que « la situation de la police est tout à fait singulière. C'est le milieu professionnel où le taux de syndicalisation est le plus élevé ».[viii]

Aussi le « malaise dans la police » fait-il l’actualité depuis longtemps et, depuis moins longtemps, les suicides.

Le quotidien Le Monde y consacrait un article le 12 avril 2019 et donnait quelques chiffres : 24 suicides déjà en 2019, une moyenne de 30 à 60 par an depuis vingt ans, notait une baisse entre 2014 et 2016 et se demandait gravement si « la menace terroriste » n’aurait pas « renforcé la cohésion entre policiers et su donner du sens au métier »[ix]

L’hebdomadaire Le Point, le 21 avril 2019, revenait sur le suicide d’une capitaine de police deux jours plus tôt à Montpellier. Il rapportait les propos de ses collègues dénonçant sans fard «  un management brutal et agressif », « une pression permanente » et « des conditions de travail destructrices » et « une perte de sens ». L’un d’entre eux, sous l’anonymat assurait même : «  Notre travail évolue. Il est plus politisé, nous sommes davantage instrumentalisés. On avance au coup par coup. Il y a une perte de sens ».[x] Pourtant, l’auteur de l’article, dont le nom mérite d’être oublié, conclut son enquête en titrant : « Un malaise renforcé par le contexte des Gilets jaunes ».

Si l’on croisait les conclusions de ces deux chiens de garde, on pourrait parvenir à une forme de synthèse : « la menace terroriste » a « su donner du sens » au métier de policier, quand la crise des gilets jaunes en a accru le malaise et la perte de sens ?

C’est sans doute parce que le pouvoir politique a voulu ajouter à la fonction de maintien de l’ordre public de la police celle du maintien de l’ordre social. Et les policiers, même les plus excités, s’ils s’honorent d’avoir « neutralisé » un terroriste, n’iront pas se vanter d’avoir éborgné un gilet jaune.

Conclusion provisoire (comme d’habitude)

Mais nous reviendrons une autre fois sur le sujet de la police, s’il s’agit du plus vieux métier du monde ou d’un métier comme les autres.

Il a été question ici de prise d’otages et de suicides.

Ce sont là des sujets dont la classe dominante s’empare ou non, par la voix de ses valets, selon ses intérêts, la nécessité de sa conservation ou l’opportunité de faire une diversion.

Le 10 avril, donc, nous nous sommes retrouvé « nassés » place de la République. Nous avons tenté de dialoguer avec les forces de l’ordre. Nous avons abordé un officier qui a bien voulu nous expliquer la situation. Il nous a dit que les consignes étaient d’empêcher que des factieux puissent en sortant prendre les forces de l’ordre à revers. Regardez-nous, lui avons-nous dit, à notre âge, vous nous prendriez pour des casseurs ? Pour le rassurer, nous lui avons montré ce que nous avions sur nous et déclaré que nous voulions bien être fouillés avant de sortir comme nous l’avions été avant d’entrer. Mais il nous a rétorqué sans fausse honte que, s’il nous laissait sortir, il risquerait de perdre son emploi.

La police aurait emprunté une «  invention de la police britannique (...) : la technique de la nasse, ou “kettling” en anglais (“bouillonnement”) (qui) consiste à regrouper des manifestants à l’intérieur d’un cordon policier plus ou moins hermétique. »[xi]

En réalité, la traduction serait plutôt « enchaudronnement », « encerclement ». Mais la langue française, dans son génie, a préféré une formule, la « mise en nasse », qui n’évoque pas une montée de la température. En effet, depuis le XIIème siècle, la « nasse » est engin de pêche, avant de signifier ensuite un filet de capture pour les petits oiseaux.

On remarquera que les mots « nasse » et « otage » ont connu une dérive sémantique à la fin du siècle dernier. Ils ont été tous deux repris dans le cadre du maintien de l’ordre, l’un pour déguiser la violence d’une technique policière, l’autre pour stigmatiser des mouvements sociaux, puisque depuis les années quatre-vingt, avec le soutien de la police de la pensée, « les usagers des transports en commun franciliens ont revendiqué pour eux-mêmes le titre d’otages. »[xii]

Et aujourd’hui, fort logiquement, le terme d’« otages » revient à son origine : « Personnes que l'on arrête et que l'on détient, comme une sorte de gage, pour obtenir ou pour arracher ce que l'on exige ».[xiii] Ce que nous étions ce samedi 20 avril, place de la République, dans cette « nasse », c’est-à-dire, au sens figuré, dans cette «  situation fâcheuse, embarrassante », ce « piège », ce « traquenard »[xiv].

Mais cet officier avec qui nous bavardions était-il dans une situation vraiment meilleure que nous, réduit à nous avouer qu’il risquait de perdre son emploi en nous laissant passer ?

Ce jour-là, la police de la pensée et les syndicalistes policiers se sont offusqués d’une seule voix contre un seul slogan. Il y a une dizaine d’années, des salariés de France Télécom Orange avaient entendu eux aussi certains clients les inviter à se suicider[xv]. Ils étaient parvenus cependant à la conclusion que « le suicide est une façon de faire savoir « comme on nous parle » : la mise en cause d’un certain management »[xvi].

Le PDG de l’époque était Didier Lombard et il parlait alors d’une « mode des suicides ».

Fort opportunément, ce « manager » se retrouve depuis le 6 mai devant le tribunal, en compagnie de ses complices.[xvii] Il n’a rien perdu, semble-t-il, de sa morgue et de sa superbe. Christophe Castagneur n’a pas encore parlé d’une « mode des suicides », mais l’idée de le voir répondre de ses actes un jour devant un tribunal peut germer, même dans la tête d’un policier.

 

[i] Sybil (1845) : « Oui, reprit l'étranger après une pause, deux nations , entre lesquelles il n'existe ni rapports ni sympathies. Les hommes qui les composent sont étrangers les uns aux autres, leurs pensées et leurs sentiments diffèrent ; ils n'ont ni les mêmes habitudes ni les mêmes mœurs ; ils ne sont pas gouvernés par les mêmes lois.

— De qui voulez-vous donc parler ?

— Des riches et des pauvres. »

[v] Ainsi, récemment, en une demi heure de zapping entre LCI et CNews, on a pu entendre :

- Stéphane Rozès, repenti de la Ligue Communiste, introduire son prêche par cette note liminaire : « J’ai travaillé pour trois présidents » ;

- Jean François Kahn, repenti du PCF et du MODEM, déplorer  : « Les médias sont complaisants envers les gilets jaunes » ;

- Judith Waintraub, jamais repentante, déplorer, elle, que « parmi les gilets jaunes, l’extrême droite a perdu son combat contre l’extrême gauche ».

On pourrait aussi déplorer la complaisance « des médias » envers ces trois figures du mépris de classe, mais on ferait preuve de naïveté. La police de la pensée est là dans son rôle de contrôle et de fabrique de l’opinion.

[viii] « Ce syndicalisme (policier) constitue d'abord une exception dans l'exception française. L'exception française, c'est, en la matière, un état de sous-syndicalisation, puisque la proportion générale de salariés syndiqués se situe, en France, au-dessous de 10%. Dans ce contexte, la situation de la police est tout à fait singulière. C'est le milieu professionnel où le taux de syndicalisation est le plus élevé, et de loin, puisqu'il concerne plus de 70% des personnels. (...)« Prendre sa carte syndicale, remarque ainsi un officier de police, c'est prendre une assurance tous risques. Quand tu as un problème, sans syndicat tu es mal barré. Si une interpellation tourne mal, tu te retrouves seul, ton taulier te laisse tomber et l'administration te charge... Dans le doute tu préfères payer ta cotisation... »

http://classiques.uqac.ca/contemporains/loubet_del_bayle_jean_louis/syndicalisme_policier_francais/syndicalisme_policier_fr_texte.html

[ix] « Vingt-quatre policiers se sont donné la mort en à peine trois mois et demi, ce qui fait craindre une « année noire » comme en 1996, quand 70 suicides avaient été recensés. (...) En 2018, 35 policiers et 33 gendarmes se sont suicidés, selon l’Intérieur. « Depuis vingt ans, le nombre de suicides varie en fonction des années, entre 30 et 60 décès par an », expose une source policière. Entre 2014 et 2016 le nombre de suicides dans la police est ainsi passé de 55 à 36 avant de remonter brusquement à 50 en 2017. La baisse était-elle due au premier plan de prévention du suicide, mis en place par Bernard Cazeneuve, ou à l’intense activité opérationnelle provoquée par la menace terroriste, qui aurait renforcé la cohésion entre policiers et su donner du sens au métier ? La police se perd en conjectures. »

https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/04/12/suicides-de-policiers-un-chiffre-hors-norme-depuis-le-debut-de-l-annee_5449581_1653578.html

 

[x] « Conditions de travail destructrices »

Ces derniers mois, l'ambiance au sein du service investigation de la sûreté départementale ne cesse de se dégrader. Sans associer directement le suicide de la policière et le malaise au travail, Bruno Bartoccetti, référent SGP Police FO dans l'Hérault, critique néanmoins le fonctionnement de sa direction. Il pointe « un management brutal et agressif ». Dans le collimateur : les méthodes « administratives » et « autoritaristes » de Jean-Michel Porez, le directeur de la DDSP, et du commissaire Patrice Buil, arrivé en janvier 2018 à la tête de la SD 34.

Des voix s'élèvent aussi pour dénoncer « une pression permanente » et « des conditions de travail destructrices ». « Notre direction est coupée de la base », regrette un agent du même service que la défunte. Des changements de service se feraient parfois dans la contrainte, sans préavis. Élisabeth se serait d'ailleurs déjà insurgée à plusieurs reprises, notamment contre le déménagement des bureaux de certains de ses collègues alors qu'ils se trouvaient en vacances. Et avait obtenu gain de cause. « Elle faisait tampon, encaissait les violences verbales, en protégeant ses subordonnés », se souvient l'un de ses proches.

« Perte de sens »

Les responsables syndicaux semblent désormais démunis. En effet, ils ont alerté leur hiérarchie à de nombreuses reprises. Même la préfecture de l'Hérault a été informée des différents dysfonctionnements ressentis par les fonctionnaires de police. « Ce n'était jamais le moment d'en parler. Nous ne sommes pourtant pas des complotistes, mais nous faisons remonter ce dont on nous fait part », rappelle Yann Bastière, référent national investigation pour SGP Police FO, organisation syndicale très majoritaire à Montpellier. En vain… Pour lui, « aujourd'hui, c'est un constat d'échec. »

De son côté, Bruno Bartoccetti estime que « l'aspect humain est passé au second plan dans les objectifs de résultat à atteindre ». Son collègue Yann Bastière va dans le même sens : « Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la politique du chiffre n'est pas enterrée. » Un peu comme partout en France, les enquêteurs croulent sous les dossiers. « Il faut faire des gardes à vue et remplir des marqueurs de performance. Ceux-ci entraînent des primes qui viennent compléter de manière non négligeable les revenus de nos patrons », explique Yann Bastière.

Un autre agent du service investigation, qui tient à préserver son anonymat, car il redoute « une chasse aux sorcières », évoque une nouvelle conception du métier, imposée par le haut. « On ne travaille plus dans l'idée de mettre des voyous en prison, mais on essaie de faire ce que l'on nous demande, du mieux possible. Nos moyens sont limités. Notre travail évolue. Il est plus politisé, nous sommes davantage instrumentalisés. On avance au coup par coup. Il y a une perte de sens », assure-t-il au Point. Récemment, un groupe de permanence a été lancé pour réagir rapidement aux délits commis. Des enquêteurs sont ainsi mobilisés de 12 heures à 20 heures, contraints de délaisser leurs affaires en cours. Ce nouveau procédé vient en plus des traditionnelles astreintes la nuit et les week-ends. « Cela crée des heures supplémentaires, une fatigue chronique et surtout une perte d'efficacité, car un système pour gérer les urgences existait déjà », réagit un officier directement concerné par cette réforme interne. Et de déplorer : « une véritable chape de plomb sur le sujet ».

[xii] Les otages veulent des trains qui arrivent à l’heure, La mouche du coach, n°54, novembre 2006

[xiii] Dictionnaire de l’Académie Française

[xvi] Se suicider est un manque de savoir être, mais c’est aussi une façon de faire savoir, La mouche du coach, n°81, septembre 2009




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