Les ravages de la « wedge issue »
Quand Bush père (ancien directeur de la CIA) décida de se présenter à la présidence de Etats-Unis alors qu’il était déjà vice-président, un sondage confidentiel révéla une telle impopularité que ses conseillers ont développé une tactique connue sous le nom de « wedge politics » (politique de la division) qui consiste à lancer un débat social sur des enjeux portant à controverse (wedge issues) pour polariser une population ou un groupe politique.
Ce débat est amené dans la sphère publique en vue de fragiliser l’unité de l’adversaire, dans le but d’inciter certaines personnes à accorder leur soutien à leur opposant. Ainsi, Bush père a été élu pour son opposition affichée à l’avortement, au mariage gay et son soutien à la vente libre des armes et non pas pour un programme resté discret.
Le succès spectaculaire du stratagème a fait des émules, et le jeu politique dans les pays clients de l’empire étasunien consiste maintenant davantage à décrédibiliser l’adversaire qu’à construire une offre cohérente. La ligne de clivage développée est souvent un point de désaccord au sein d’un parti ou d’un syndicat, ce qui divisera sa base de l’organisation visée.
Les thèmes porteurs pour une telle stratégie tournent toujours autour des mêmes notions inusables :
- la criminalité, avec ses variantes sordides (pédophilie, sadisme) : « que font les pouvoirs publics pour arrêter le massacre ? »
- la sécurité nationale, le budget de l’armée, le rôle de la police pour protéger les citoyens : « la lutte contre le terrorisme est notre priorité »
- la sexualité, le mariage pour tous, les plugs artistiques : « nos valeurs sont menacées par une dégradation des moeurs ».
- la race et la religion : « toutes les civilisations ne se valent pas ».
- la morale, rigueur et corruption : »il a dépensé des fortunes pour refaire son bureau »
Un parti politique, un lobby ou un pouvoir local peut susciter un débat polarisant chez l'adversaire pour ensuite s’allier avec la faction dissidente de cette opposition. Le but est de créer des conflits virulents au sein de l’organisation visée et produire dans le public une impression de décadence ou de trahison en espérant provoquer le transfert de la faction minoritaire de l’organisation adverse au profit de l’initiateur de la manœuvre ou d’un autre organisme.
Une autre tactique consiste à légitimer des sentiments comme la xénophobie qui, bien qu’ils couvent dans la population, sont généralement considérés comme inappropriés ou politiquement incorrects. Le parti pris iconoclaste de Charlie Hebdo peut devenir le parangon de la liberté de pensée. Les critiques de l’opposition apparaissent dès lors motivées par des groupes d’intérêts ou des idéologies extrémistes.
Cette politique de la division peut aller jusqu’à l’éclatement effectif d’un parti et amener la formation d’un nouveau parti dissident, entraînant avec lui un certain nombre d’électeurs potentiels, comme le craint Manuel Valls pour le PS. Pour neutraliser ces risques, l’institution visée peut décider de prendre une voie pragmatique et de soutenir officiellement les vues de sa propre faction minoritaire en mettant par exemple à la tête du ministère de l’économie, un ex banquier qui n’aurait pas déparé sous la précédente présidence. Mais ce jeu peut entraîner la défection de militants de la faction majoritaire vers un tiers parti, ce qui pourrait bien arriver au PS.
Tout se passe comme si l’UMP et le PS, les deux partis qui ont assuré l’alternance affichée par le modèle connu sous le nom de « démocratie représentative » en France depuis plusieurs générations et sous des appellations différentes avaient renoncé à toute autre forme de stratégie que cette politique destructrice. Le combat cessera-t-il faute de combattants ? Il risque en tous cas de rendre évidente l’illégitimité des élus par l’éloignement des électeurs des urnes et invalider les résultats d’élections qui deviennent confidentielles.