samedi 19 février 2011 - par Michel Koutouzis

Les taxis, le barbier, les analystes et la gauche

Il y a deux ans, au Caire, j’avais acheté un bouquin pétillant sur les remarques, commentaires et autres réflexions rapportés par les chauffeurs de taxi cairotes. Le livre, en anglais, était non seulement un brûlot incandescent contre le régime de Moubarak, la corruption de sa police et de tout autre service de l’Etat, mais aussi un porte –parole des espoirs d’un peuple qui ne supportait plus cette situation, voire des appels à la désobéissance enrobés d’un humour corrosif et irrespectueux. Nul présence dans ce livre d’une quelconque identité religieuse, pas un mot sur les frères musulmans, seulement un raz –le bol des classes moyennes, des métiers intermédiaires, du Bazard, des gradés militaires, de quelques étudiants, soit à peu près tout ce qui a les moyens de prendre un taxi, malgré son prix dérisoire.  On apprenait, d’un taxi à l’autre, les dissensions au sein de l’armée, la prédation systématique par le clan Moubarak de toute activité lucrative, les malheurs et « l’imposition » de toute personne voulant investir dans ce pays (et les moyens pour faire face), On apprenait aussi les arcanes et les coups fourrés des plans de privatisation, l’emplacement des ateliers de contrefaçon, l’achat des votes, etc.

A Sfax, en Tunisie, j’ai un barbier. Pas besoin de m’attarder à Tunis pour connaître l’état de santé de Ben Ali, les derniers « investissements » du clan, le mécontentement des investisseurs américains, les aléas des hommes d’affaires chinois, les salaires de misère, la délocalisation du textile, des services informatiques, etc. Les comptes rendus étaient précis comme un métronome, racontés l’air de rien de manière mélodieuse et entrecoupés par le cliquetis des ciseaux. Le débit (d’infos) était tel, que les ciseaux souvent claquaient dans le vide. On voyait bien que ce n’était pas du bavardage, mais une envie désespérée de passer le message, d’informer, de prévenir.

C‘est ainsi qu’à Belleville, chez un autre coiffeur, j’ai appris, des semaines avant qu’elle n’ait eu lieu, l’offensive finale au Sri Lanka, ou des détails croustillants sur un trafic de voitures volées par un réseau de douaniers algériens. 

D’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, sans trop d’efforts, on s’aperçoit où vont les choses, qu’est-ce qui se passe vraiment ; il suffit de prendre son temps, d’écouter les gens, d’observer le degré de libertés et des risques qu’ils prennent.

Bien entendu, cela n’est pas suffisant, il faut creuser, s’intéresser, être à l’affut, créer des réseaux et des contacts, mais nul ne peut dire, s’il prend le temps de s’investir, qu’il ne « comprend » pas, qu’il « ne pouvait pas prévoir ».

Il faut bien entendu « l’étincelle qui met le feu à la plaine », et en ce sens, le moment précis où la marmite de l’insatisfaction explose et l’avatar de l’étincelle, ne seront jamais connus d’avance.

Les experts et autres analystes, géopoliticiens et diplomates n’ont rien vu venir. Lestés par leurs certitudes, leurs schémas sécuritaires, conditionnés par leurs peurs et leurs fantasmes, ils n’ont jamais écouté, regardé, respiré les peuples et les ambiances de ces pays. Ils ont été sourds non seulement aux messages du pays mais aussi à ceux de leurs propres électrons libres qui n’avaient cessé de dire que la situation devenait insoutenable. Si les choses s’arrêtaient là, cet article n’aurait pas raison d’être. Mais ils continuent. Même maintenant, ils refusent d’écouter et de voir, et recommencent les mêmes refrains. Il faut donc insister lourdement : les risques existent, comme dans tout processus de mutation radicale. Cependant, d’ores et déjà, certaines alternatives, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte, sont uniquement de l’ordre du fantasme. Elles s’appellent dictature militaire, dictature fondamentaliste, arrêt brutal du processus. S’ils écoutaient avant la chute des deux dictatures ils le sauraient déjà. Ce qui était possible le premier jour de l’insurrection est devenu impossible aujourd’hui. Voilà un enseignement que les dictatures voisines (qu’elles soient théocratiques ou militaires) ont, elles, bien assimilé. Chaque prochaine insurrection ne sera que plus difficile, devra prendre des formes nouvelles, ruser avec les enseignements des précédentes, mettre le doigt sur les contradictions paralysant le pouvoir, etc.

Les analystes et la presse confondent tout, se lâchent désormais sur le probable printemps arabe et seront les premiers à se lamenter lorsque ce processus deviendra de plus en plus long, quitte à se transformer en des propagateurs du désenchantement.

L’extrême gauche (et pas seulement elle), retrouve un nouveau souffle dans ces révoltes outre Méditerranée, qui cache mal ses propres impasses et impossibilités. Elle devrait cependant digérer une série d’enseignements qui lui permettront, peut-être, d’en tirer parti. La première se réfère à la notion même de processus. Celui-ci est une réflexion du possible, c’est à dire, pour revenir à Marx, d’une « réponse concrète à une situation concrète ».  La deuxième c’est de passer outre ses propres schémas du grand soir, oublier un peu ses propres reflexes conditionnés qui empêchent de vivre la radicalité en tant que processus. La spontanéité des mouvements, leur fixation sur des buts atteignables, résume  leur force, tout comme leur présence en tant que peuple uni et divers à la fois. Les idéologues, les opposants à sa majesté quasi institutionnels (comme les frères musulmans par exemple) n’ont fait que suivre. Eux aussi n’ont rien vu venir à force de se barricader derrière une position au sein d’un schéma politique et social prédéfini. Exister n’est pas un but en soi, ni préserver une coquille dure comme de l’acier mais dépourvue de perles… 



6 réactions


  • ZEN ZEN 19 février 2011 11:20

    Bonjour
    Les experts, les politiques n’ont rien voulu voir venir
    Combien de millions de touristes bronzant sur le côte étaient persuadés que le système étaient bon ?...


  • ZEN ZEN 19 février 2011 11:21

    Même Antoine Sfeir fait son mea culpa !
    Ouvaton ?


    • Michel Koutouzis Michel Koutouzis 19 février 2011 11:43

      C’est tout le problème : la transformation d’une référence en la référence (unique et répétitive) enracine réseaux et infos immuables. Le renouveau disparait des écrans... Et on s’installe confortablement sur le fauteil de commentateur à vie...


  • ZEN ZEN 19 février 2011 13:55

    L’auteur dont vous parlez au début n’est-il pas celui-ci ?
    On l’a vu dans la rue au Caire.


    • Michel Koutouzis Michel Koutouzis 19 février 2011 19:32

      Non, mais l’hotel Yakoubian est un recit extraordinaire, et le film n’est pas mauvais.

      Ci joint les références de « Taxi » en français

      Khaled Al Kamissi
      Taxi
      Actes Sud, 2009
      Date de parution en anglais 2007

  • Radix Radix 19 février 2011 19:21

    Bonjour

    L’auteur était invité la semaine dernière sur France Culture, j’ai beaucoup apprécié son intervention.

    Il est difficile de voir la réalité lorsque l’on regarde que la tête et que l’on s’aveugle sur son propre intérêt !

    Radix


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