mardi 11 décembre 2018 - par Charles-Antoine Schwerer

Les traditions animistes des Apatanis peuvent-elles survivre à l’économie moderne ?

Femme Apatani {JPEG}

Petite tribu d’origine tibéto-birmane, les Apatanis résident au nord-est de l’Inde, dans une vallée de la vaste région d’Arunachal Pradesh. Comme foule d’ethnies des pourtours de l’Himalaya, leur mode de vie tribal connait de considérables mutations depuis quelques années. Seulement, ici, un quadra apprenti chaman et serial entrepreneur du prénom de Tajo, se démène pour préserver une culture qu’il juge menacée. Survie culturelle qu’il estime parfaitement compatible avec le développement matériel de sa communauté. Alors que sa mère arbore les traditionnels tatouages faciaux et les écarteurs de narines en bambou, Tajo habite une maison en béton et s’habille à l’occidentale. Aucune contradiction selon lui car “la culture apatani, celle que l’on doit préserver en priorité, c’est l’animisme, la vision du monde qui nous entoure”. Les habits traditionnels, la maison en bois ou les tatouages ne constituant pas le cœur de cette culture tribale. Une vision qui fait écho à la distinction entre « cultures » et « Culture » proposée par Alain Finkielkraut dans son ouvrage La Défaite de la pensée en 1987. Quand la « Culture » constitue le rapport au monde (les Lumières dans le cas de la France, l’animisme dans celui des Apatanis), les « cultures » sont les modes de vie (la nourriture, les vêtements, le logement). Pour notre apprenti chaman comme pour Finkielkraut, ce qui compte c’est la façon dont on pense et manger apatani ou français est secondaire.

Le manque de chamans et le succès du christianisme expliqués par des critères économiques

Est-il possible d’arborer l’apparence de la modernité tout en conservant la vision du monde de sa communauté ? Et inversement, peut-on vivre selon les rites culturels de sa tribu tout en embrassant une autre Culture ? Vision du monde et pratiques culturelles semblent souvent fort imbriquées. Les mariages apatanis se faisaient sans consentement de la femme, par enlèvement, car on demandait après l’avis des esprits. Les chants et les dansent sont apparus car ils étaient soutenus par des croyances. Les tatouages faciaux étaient pratiqués car le sentiment d’appartenance était fort. Les cultures incarnent la Culture et ces deux niveaux se soutiennent ainsi mutuellement. Ils constituent ce que les marxistes nomment la « superstructure » c’est-à-dire l’ensemble des idées, des modes d’organisation, des habitudes sociales qui seraient l’émanation de la réalité économique. Culture et cultures sont liées mais par quoi s’expliquent-elles et comment changent-elles ? Comme les marxistes, certains Apatanis avancent des arguments économiques pour expliquer les mutations culturelles. Le manque de chamans chez les jeunes est justifié par le faible salaire du métier et par sa pénibilité. Les conversions au christianisme sont liées au gain financier afférant puisqu’il n’y a plus de coûteux sacrifices à faire aux esprits. La solution pour sauver la religion est d’en faire un revenu touristique en inscrivant les rituels animistes à l’UNESCO. D’après cette vision, la Culture et les cultures changent selon des fondements économiques.

Inversement, le fonctionnement du marché foncier dépend des traditions animistes

Pourtant, un exemple met la puce à l’oreille : la disparition progressive du marché foncier apatani sous l’effet des principes religieux. Traditionnellement, tout le riz utilisé par les rituels animistes doit être produit sur les terres du donateur. Avec l’augmentation de la population, la taille des parcelles par habitant s’est réduite. Puisqu’il faut conserver un minimum de production par famille pour pouvoir satisfaire aux exigences des esprits, plus personne n’accepte de vendre ses terres. Les principes animistes ont ici déterminé la disparition du marché foncier. L’économie est encastrée dans le religieux. Dans certains cas l’obligation religieuse bloque l’intérêt économique quand dans d’autres l’intérêt économique semble commander la mutation religieuse. Tentant de dépasser l’opposition entre les tenants de la primauté des idées et les défenseurs de la supériorité de l’économie, l’anthropologue Maurice Godelier explique dans La Part idéelle du réel que la différence entre superstructures et infrastructures (culture et économie) n’est pas une variation de niveaux ni même d’institutions mais de « fonctions ». Dans chaque acte se confondent ainsi des fonctions économiques (un intérêt matériel), culturelles (un savoir-vivre) et Culturelle (une idée). Lorsqu’un animal est sacrifié aux esprits par le chaman apatani pour guérir un malade, la viande est ensuite consommée par le chaman et par le malade. S’entremêlent une mode de rémunération pour le chaman, un intérêt médical pour le malade, un rite de danse et de chant et une croyance animiste. Gloser sur les relations entre économie, cultures et Culture nécessite d’avoir à l’esprit que les trois dimensions composent une même action. Puisque tout est intrinsèquement lié pour faire émerger une institution, il semble bien réducteur de supposer que c’est toujours la dimension économique d’une pratique, ou au contraire toujours sa dimension religieuse qui détermine le maintien, le développement ou l’abandon de la pratique.

A l’origine des mutations apatanies contemporaines : ni idéalisme ni matérialisme

Chez les Apatanis, si la plupart des évolutions récentes ont un impact économique, culturel et Culturel, l’origine du mouvement semble se trouver ailleurs. L’abandon des tatouages faciaux ? Depuis que les filles partent au pensionnat où elles ont honte d’être traitées de « sauvages ». Le déclin de l’artisanat ? Depuis qu’il y a une quarantaine d’années un des meilleurs chasseurs de la tribu a découvert, à trois jours de marche de là, un village d’Assam relié à des pistes. Ledit chasseur a alors entrepris chaque mois un voyage commercial pour échanger un bœuf contre du fer et du sel. Ce fut le début de la spécialisation du territoire. La conversion d’un tiers du village au christianisme ? Depuis que des missionnaires étrangers se sont installés. Le désintérêt des jeunes pour la culture apatani ? Depuis qu’Internet fait son entrée fracassante dans la vallée. L’élément déclencheur de ces évolutions ne semble pas être un changement économique initial (innovation technique qui fait évoluer les rapports de production) ou l’émergence de nouvelles idées (variation des croyances qui impacte en chaîne la société) mais l’irruption de l’extérieur. L’augmentation de la fréquence des contacts avec l’Autre et l’augmentation du nombre et du types d’Autres via le commerce, l’éducation ou les média transparaît comme l’élément déclencheur des principales mutations dans la vallée. Idéalistes et matérialistes pourront débattre longtemps, chez les Apatanis, ce ne sont ni les idées ni les conditions matérielles qui expliquent les évolutions. C’est bien le contact avec l’Autre qui semble être à l’origine du changement de monde.



4 réactions


  • leypanou 11 décembre 2018 10:22

    La conversion d’un tiers du village au christianisme ? Depuis que des missionnaires étrangers se sont installés 

     : un penseur disait ceci : « quand les missionnaires arrivèrent ici, nous avions la terre et ils avaient la Bible. Quand ils partirent d’ici, ils avaient la terre, et nous avions la bible ».

    Il faut espérer que les Apatanis ne se laissent pas endormir l’esprit par des parasites qui n’ont rien à faire chez eux, l’expérience de Chau ne peut que faire réfléchir.


  • gaijin gaijin 11 décembre 2018 12:57

    comme dans toutes les cultures de ce type les jeunes sont attirés par les lumières de notre système ( qui correspond a l’age adolescent : je veut jouir tout de suite ) plus tard devenus de quelconques sdf alcooliques en bordure d’une grande métropole ils se demanderont ce qui s’est passé .....


  • velosolex velosolex 11 décembre 2018 18:36

    Depuis que Segalen a écrit « Les immémoriaux » il y a 100 ans, cette histoire est devenu un marronnier.

    Mais qui perd ses feuilles. .

    Croire que ces gens peuvent survivre, c’est faire le vœu que le génocide des hirondelles peut s’inverser. La culture de la mort nous amènera en enfer. 


  • Michael Gulaputih Michael Gulaputih 12 décembre 2018 11:16

    @ l’auteur

    « C’est bien le contact avec l’Autre qui semble être à l’origine du changement de monde. »

    J’aime bien votre conclusion.

    Sinon merci pour votre partage d’expérience. smiley


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