Lettre à Mme Merkel
Madame,
Selon le stratège chinois Sun Zé, un bon général inscrit son action dans le rythme de la nature, s’adapte à l’environnement et sa victoire s’inscrit à l’exploitation du réel. Qu’elle apparaît naturelle au point de dire : n’importe qui aurait gagné cette bataille. Le moins de victimes chez soi mais aussi chez l’ennemi, le moins d’actes héroïques ou désespérés, le moins de frictions. L’ensemble des philosophies et religions chinoises proposent l’adaptation, le murissement, l’accompagnement actif comme gestion de la guerre et des transformations socio-économiques, à l’instar du paysan qui donne le temps au temps, ne force en aucune manière les cycles naturels de la nature mais les accompagne. En conséquence, les mythes fondateurs chinois ne comportent ni héros ni esprit prométhéen. Paradoxalement on retrouve cette gestion qui s’accommode et négocie avec la réalité dans la Grèce archaïque, celle d’Homère à travers l’action de son héros central, Ulysse maître incontesté de la Métis, divinité avalée par Zeus afin qu’il soit toujours ouvert à l’inattendu, mais aussi qualité que Jean Pierre Vernant traduit par « les ruses de l’intelligence ». Je dis paradoxalement, parce que la pensée occidentale - et ses dérives - qui, au nom d’un idéal, sacrifie les moyens à l’aide de la volonté, se considère comme la résultante légitime de la pensée grecque et plus particulièrement de Platon.
Aller de l’avant sans compter le coût ni les sacrifices, devenir un héros sur les cadavres de ses propres soldats et de ses ennemis au nom d’un idéal, d’une perfection, d’un modèle, auxquels on sacrifie la réalité n’est-ce pas la définition même de la charge de la brigade légère, du général Grand, de Cambronne, de Staline ou de Napoléon ? Que la bataille soit gagnée (Austerlitz) ou perdue (Waterloo) peu importe, à condition qu’on agisse avec bravoure et courage. Pour Sun Zé, tous ces généraux sont des mauvais généraux, ne serait-ce que par ce qu’on en parle. Seul le général De Gaulle aurait trouvé grâce à ses yeux, par ce que, analysant la situation, il s’est déplacé loin du centre des opérations puis il a attendu la venue des conditions propices pour agir. La traversée du désert, comme s’ailleurs la longue marche des communistes chinois étant l’exemple même d’une pensée qui s’inscrit dans l’accompagnement du réel et de ses rythmes.
Chère Madame, l’art de la guerre (et vous êtes en train d’en mener une), est avant tout l’art de l’inattendu. Aristote, en nuançant le concept prométhéen de Platon concernant l’idéal avait introduit celui de la raison, comme élément majeur et interactif entre l’idéal et les moyens. Le concept de bonne voie que vous et vos acolytes utilisez sans cesse fait l’impasse sur un élément majeur : la voie, invariablement, influe sur le but change sa nature et sa finalité. Insister devient synonyme de ce que l’historien Eric Hobsbawm (chassé de chez lui par le provincialisme et la barbarie, tous deux conséquences de l’idéal nazi), déterminait comme l’identité de la crise : nous sommes entrés dans l’ère des décisions politiques irrationnelles cachées par les innovations scientifiques sans fin. (Fractured times, ed. Little, Brown, 2013). Dans cette guerre que vous menez contre les dépenses publiques et les dettes dites souveraines et au nom des quelles des millions d’êtres humains sombrent comme durant l’épopée napoléonienne, vous trouverez toujours des conseillers et des banquiers qui trouveront proche de l’idéal le désert politique intellectuel et moral que vous êtes entrain de créer partout en Europe et en Grèce en particulier. Mais comment ces derniers expliquent-ils que la fameuse dette grecque ne fait qu’augmenter éteignant les 321 milliards, quasiment le double de ce qu’elle était en 2008 ?
Une vraie victoire, pour reprendre Sun Zé, on ne la voit pas venir. Elle se fait sans heurts, sans bruit, presque naturellement. Et un jour, elle est là, comme par miracle. Plutôt que de faire confiance à la Méthis grecque en lutant contre les Hydres de Lerne de la corruption, du favoritisme, du clientélisme, et de l’anomie des possédants, vous avez voulu standardiser un pays au nom d’un idéal allemand. Et, comme le paysan qui tire les pousses au lieu d’attendre qu’ils murissent, vous aurez la récolte que vous méritez : un champ infertile. Le problème, comme toujours, c’est que vous, vous mangerez toujours à votre faim et continuerez inlassablement de dire que la famine, le chômage, la fermeture des commerces, le licenciement des professeurs et la fermeture des hôpitaux sont les moyens pour atteindre votre idéal.
Chère madame, vous êtes le pire des généraux que l’Europe n’a jamais crée, et pas loin de la pire version de l’idéalisme idéologique qu’elle a enfanté…
En espérant que ces lignes aient un sens pour vous et tous les autres dirigeants occidentaux. (Quoi que j’en doute).