Libéralisme ou radicalité
L’humanité ignorante est tourmentée par l’opinion qu’elle a des choses, non par les choses elle-mêmes. Mais le mot chien ne mord pas, déclarait William James. C’est pourtant ce que tentent de faire accroire les « alters », les « radicaux » et les ex-gauchistes.
Monique Canto-Sperber, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de la philosophie grecque et l’auteur, notamment, du « Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale » (PUF 1996), que son succès a fait rééditer en 2001. Elle a sorti récemment un livre plus en rapport avec l’actualité, « Les règles de la liberté » (Plon 2003). Son ambition est de mettre de la mesure dans les absurdités proférées sur le libéralisme, de resituer le socialisme français dans ses inspirations en le replaçant dans son contexte historique, pour mieux tenter de le refonder en vue du monde qui vient.
Aujourd’hui, ne pas tenir compte du monde tel qu’il est, sous prétexte que la France a réussi une Révolution qui n’a cessé de faire des vagues dans les deux siècles qui ont suivi, c’est oublier qu’alors la France était le pays le plus peuplé d’Europe après la Russie, que sa langue régnait sur la diplomatie et que ses penseurs étaient les phares du monde éclairé. La société de Jacques Chirac est bien loin de celle des Louis dans ce 18ème siècle qui fut l’acmé du français et de
Or le socialisme a été libéral, né vers 1830 en France des désordres de la production et de la société après
Le combat n’est jamais terminé contre l’uniformisation économique du monde, la domination de la morale par la seule valeur marchande, ni contre les excès populistes et les radicalités de pensée. Le but du socialisme est l’homme, l’épanouissement de l’individu en société, la citoyenneté consciente de soi et critique, la responsabilité dans la réalité du monde. Le socialisme libéral n’est ni égoïste, ni loi de la jungle, ni sauvagerie « texane » d’un certain exemple-repoussoir, mais une voie pragmatique par le droit pour lutter contre toutes les formes d’asservissement en rendant les individus plus autonomes et la société plus active. Les hommes ne font société qu’en créant des liens, en réglant les conflits inéluctables par le débat et la négociation, en réfléchissant sur les modes légitimes de représenter les intérêts particuliers et de faire prévaloir l’intérêt général. Cette société est une société de l’échange : des biens, des idées et des hommes. Mais elle doit être régulée pour empêcher les monopoles, les pollutions, les corruptions et pour financer les biens collectifs. Cela « ne consiste pas à laisser aller le monde tel qu’il est pour peu que la possibilité de faire des affaires soit préservée », mais à « agir sur la réalité sociale pour accroître la capacité de chacun d’être autonome » (p.35).
Et Monique Canto-Sperber a des mots très durs sur les radicaux qui voudraient monopoliser la Gauche, le cœur et se mettre à l’avant-garde. « Ce qui est haï dans le libéralisme, c’est l’idée de libertés capables de maîtriser leurs propres excès. En ce sens, l’attaque radicale contre le libéralisme entretient l’intolérance - attitude quasi spontanée dans une mouvance dont le folklore présent ne peut faire oublier que ses références historiques portent avec elles un lourd passé de totalitarisme et d’exclusions. L’attitude anti-libérale, qui est aujourd’hui la seule pensée de l’extrême-gauche, exige des engagements tout d’une pièce. Elle se grise de mots, de slogans, de mots d’ordre qu’elle n’explicite ni ne justifie jamais. Elle refuse la complexité, voire l’ambivalence du réel. Elle est cléricale, archaïque et paranoïaque, car sa tendance naturelle est de voir des complots et des manipulations dans les volontés de réformes les mieux intentionnées. Elle adopte en permanence une posture intellectuelle de minorité assiégée, défensive et accusatrice. » (p.226) Nous ne saurions mieux écrire.
Pierre Bourdieu, avant d’être ce mandarin affaibli par sa maladie et récupéré en gourou, était un sociologue qui avait analysé la base socio-économique de ce radicalisme. Pour lui, elle est l’expression idéologique des petits-bourgeois intellectuels, aigris de voir leurs diplômes constamment dévalués par la démocratisation et paniqués par la perspective du déclassement. La revendication permanente est un effet de cette noyade sociale (« La distinction, critique sociale du jugement », Minuit 1979, II 2 p.161). Il ne devrait pas y avoir grand-chose à changer, trente ans après, dans son analyse.