samedi 22 octobre 2022 - par GHEDIA Aziz

Ma rencontre avec Camus (suite)

Le bus n’est pas seulement un moyen de transport. Il est aussi, pour certains, un lieu de travail par excellence, particulièrement lors des heures de pointe. En fin de journée, par exemple, les gens ont hâte de rentrer chez eux. Ils sont fatigués par une rude journée de travail. Leur vigilance est au point mort. Et, c’est ce moment-là que les pickpockets choisissent pour intervenir. Ces derniers profitent de la bousculade créée par la foule qui essaie par tous les moyens de monter dans le bus et ils s’adonnent alors à leur sport favori. C’est dans ces situations-là où l’adage « l’entassement des hommes comme l’entassement des pommes produit de la pourriture » prend tout son sens. 

JPEG Cet entassement des hommes dont la majorité est jeune, moins de la trentaine, instruite ou pas, n’a pas, cependant, que des inconvénients. Il est parfois créateur, il stimule la création d’expressions populaires, disons de novlangue pour être à la mode. C’est ainsi qu’on a vu fleur, sous forme de chant porté par la liesse des voyageurs, des expressions telles « Allez chauffeur, zid chouia l’el moteur » dont la traduction littérale donne ceci : allez, chauffeur, fait ronfler encore le moteur ». Et, le chauffeur chauffé à blanc par un bus plein à craquer ne peut qu’appuyer encore sur le champignon lorsqu’on vient de sortir d’un embouteillage et que le tronçon de route qui reste à parcourir est bien dégagé. Et il va de soi que ceux qui incitent à cet incivisme ne sont que « les travailleurs de l’ombre » qui ont déjà repéré leur proie. 

Leurs mains expertes et leurs doigts agiles n’ont pratiquement aucune difficulté à délester leurs victimes de leurs portefeuilles ou d’autres biens précieux. Une fois leur forfait accompli, les pickpockets se faufilent, en usant du coude, comme toujours, entre les passagers pour descendre au prochain arrêt. Ils n’ont pas de destination fixe. Leur destination peut être n’importe où sur le trajet du bus. 

Comme la prostitution, ce métier est vieux comme le monde.

 La nature humaine est ainsi faite. Le gain facile a toujours ses adeptes dans toutes les couches sociales. Si les cols blancs détournent les lois et les deniers publics à leur profit, les petits maffieux issus de la classe pauvre n’ont que ce moyen pour se faire un peu d’argent de poche : le vol de gens qui sont peut-être plus démunis qu’eux. Et pour cela, tous les moyens sont bons. On n’agit pas en « loup solitaire », mais en groupe. Et dans ce cas-là, le groupe est bien organisé et bien structuré. A chaque membre du groupe, on assigne une tâche bien précise ; on provoque alors une scène de bagarre entre deux personnes du groupe dans le bus même pour détourner l’attention des gens pendant que les autres membres du gang détroussent les passagers concentrés sur la fausse scène de bagarre. Mais, il arrive qu’on se fasse attraper. Par plus futé que soi. Alors, pour trouver une échappatoire à cette situation si délicate, on invoque l’exigüité de l’espace, le déséquilibre subit lors d’un coup d’accélérateur ou de frein intempestif de la part du chauffeur et d’autres motifs aussi farfelus les uns que les autres. Mais quand on se fait attraper la main dans le sac, aucune excuse n’est valable ni pardonnable. Souvent alors, le chauffeur est prié de se diriger droit vers le commissariat le plus proche.

Mais qu’en est-il de tout cela du temps d’Albert Camus ? Evidemment, la comparaison ne peut être de mise. Pour de multiples raison.

 Du temps d’Albert Camus, l’Algérie était encore une colonie de la France. Les grandes villes étaient alors occupées majoritairement par les colons. Les indigènes étaient relégués à l’intérieur du pays, dans les campagnes, les montagnes et les régions désertiques. Ou alors lorsqu’ils sont en villes, ils restent confinés dans des bidonvilles à la périphérie, « entassés comme les pommes » dont on parlait ci-dessus. Dans les campagnes, le déplacement des indigènes se faisait à dos d’âne ou, pour les plus fortunés, à dos de mulet. La voiture, le bus, c’était des luxes qu’on ne prenait qu’occasionnellement, en fait, pour les plus grands déplacements. Et encore… Pour la confidence, je vous cite l’exemple d’un de mes aïeux qui, dans les années 30, faisait plus de 3OO km à pied. Il partait de la région des Babors, à l’Est de l’Algérie, jusqu’à la fameuse Mitidja où il travaillait comme journalier pendant la campagne des vendanges, en suivant rivières et vallons, avec pour seule subsistance quelques galettes que sa femme aura pris le soin de lui préparer le matin de son départ. Le parcours est fait en plusieurs étapes, à raison d’une trentaine de km par jour. Ce parcours était « balisé » et on faisait des haltes, la nuit, dans des « Zaouïas » qui existent jusqu’à nos jours en Kabylie. 

Mais, dans une de ses chroniques, Albert Camus a esquissé, brièvement, ce sujet. N’oublions pas que, malgré son appartenance à la colonie, il n’était pas né sous une bonne étoile et il partageait donc la vie de misère de la majorité de ses compatriotes indigènes. Ecoutons-le « Lorsque le tramway a disparu, j’allais à Belcourt en bus. Mais c’était plus ennuyeux avec le receveur. En tram, on pouvait s’accrocher à l’arrière pour ne pas payer », dit-il. Dans une certaine mesure, il était « resquilleur » lui aussi. Et il l’avoue.

Le tram a fait son retour à Alger, mais il desserte la région Est, là où se concentre actuellement la population algéroise. Le métro aussi est sorti du bout du tunnel, après plus de tente ans de travaux… Cela aurait peut-être fait grandement plaisir à Albert Camus d’apprendre qu’Alger, à l’instar des autre grandes métropoles du monde, s’est doté, elle aussi, de ce moyen moderne des transports en commun.



1 réactions


  • alinea alinea 24 octobre 2022 19:50

    Vous savez qu’on lit votre texte comme un chapitre de roman, donc on n’a rien à dire, juste qu’on l’a apprécié !


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