mercredi 19 octobre 2022 - par GHEDIA Aziz

Ma rencontre avec Camus (VI)

A midi tapante, nous sortions du « Coq hardi » pour nous diriger vers l’un des restaus U qui se trouvaient dans les parages : Bd Amirouche ou Trolard. En fait, ce dernier était notre « restau » favoris pour deux raisons principales : sa proximité de la fac centrale puisqu’il est situé juste un peu plus haut que l’entrée du tunnel des facultés et l’agencement des tables à l’intérieur de son espace peu large, certes, mais qui lui conférait une certaine intimité, je dirais même une certaine convivialité. Et, accessoirement, une autre raison entrait en ligne de compte dans le choix de ce « restau ». Nous voulions faire sentir à notre invité, Michel, la vie estudiantine telle qu’elle se déroule en Algérie depuis peut-être l’époque d’Albert Camus. Nous supposions aussi que celui-ci, Albert et non Michel, venait certainement prendre ses repas, ici, dans ce restau où, comme dans l’immeuble de Belcourt où il habitait, rien n’a changé depuis cette époque. 

Il est vrai que les repas servis n’étaient pas appétissants, ils étaient faits souvent à base de pâtes ou de légumes secs, mais le prix modique voire symbolique du repas faisait que le déplacement en valait la peine. Après tout, ne dit-on pas que « tout ce qui rentre fait ventre  » ? Toujours est-il que la ration calorique quotidienne était assurée pour l’étudiant qu’il soit boursier ou non, qu’il soit issu d’un milieu social aisé ou du prolétariat pour reprendre un terme très en vogue à l’époque particulièrement dans le milieu universitaire. Et de toute façon dans tous les restaus U c’est pareil. A quoi peut-on s’attendre lorsqu’on ne débourse que 1, 20 DA pour le ticket ? Qu’on nous serve des crevettes royales grillées sur un plateau en argent ? Et de la bière moussante en sus ? Trêve de plaisanterie. En vérité, nous n’avions été dans ce restau qu’une ou deux fois, je m’en souviens pas très bien. Le séjour de notre ami était très court, une semaine tout au plus et la seule chose qui lui tenait vraiment à cœur, c’était d’aller à Tipasa. 

Tipaza…

Pour s’y rendre, il fallait prendre un bus au niveau de l’ancienne gare routière de Tafourah, en face du siège administratif des Douanes algériennes. Une passerelle métallique, mitoyenne à l’INC (Institut national du commerce), une belle œuvre architecturale de l’époque coloniale, permettait d’enjamber la route, très fréquentée à cet endroit à toute heure de la journée, sans se faire écraser par un chauffard.

C’était un jour de semaine. Vers les coups de 8h du matin, nous arrivâmes, tous les trois à la gare. Il fallait bien être matinal pour être de retour avant la tombée de la nuit.  

A cette heure-ci du matin, la gare grouillait de monde. Les bus qui arrivaient de partout, de la périphérie d’Alger, déposaient leur « cargaison humaine » de fonctionnaires ou d’étudiants dans une cohue indescriptible ; on se dépêchait, on courait à gauche, à droite, qui pour aller prendre un autre bus vers une autre destination, qui pour ne pas arriver en retard à son lieu de travail. A cette époque-là, Alger respirait encore la joie de vivre, le chômage n’était pas endémique et on croyait encore au slogan « socialiste » d’établir une société juste et équitable qui offre un toit et un emploi à tous les citoyens… Du moins, c’est ce qui restait du boumediénisme même si la « déboumediénisation » avait déjà commencé sous le règne de Chadli Bendjedi. Fermons cette petite parenthèse ou, mieux encore, cette petite digression, et revenons au politiquement correct. 

Le bus en partance vers Tipaza n’était pas encore plein et on entendait de loin le receveur crier : « Zeralda, Bousmail, Tipaza ! » pour bien signifier aux éventuels voyageurs les différents arrêts du bus. Nous hâtâmes le pas avant qu’il ne démarre. Michel, qui n’était peut-être pas habitué à ce train-train quotidien, même si la vie à Marseille ressemble certainement à Alger par certains aspects, n’arrivait pas à suivre, alourdi comme il était par son sac à dos. Il s’était préparé comme pour une randonnée pédestre au mont Chenoua. Albert Camus en vacances, lui qui faisait certainement souvent cet itinéraire, n’aurait pas mieux fait.

Mes amis avaient pris place à gauche du bus, juste derrière le chauffeur et moi à droite, côté fenêtre, mais décalé de deux sièges. Le bus était à moitié vide. Peu de gens se rendent, en effet, au mois de décembre à Tipaza. Fini le rush estival. Finies les bousculades et les disputes presque à couteaux tirés pour avoir une place même debout. Finies les sueurs qui ruissellent des fronts basanés, les T-Shirt qui collent comme une sangsue à la peau et les odeurs nauséabondes qui se dégagent des aisselles poilues…C’est très dur et méchant en même temps de relever ces faits, j’en suis conscient, mais c’est la stricte vérité. Qui peut soutenir le contraire ? Personne. Sauf peut-être celui qui, de par son aisance sociale, du fait d’être né sous une bonne étoile, ne prend pas les transports en commun.

Les transports en commun, j’en connais un bout. J’en ai bavé. Et encore, je n’évoque pas d’autres comportements malsains, asociaux, qui relèveraient carrément de la psychiatrie : ces obsédés sexuels par exemple qui ne montent que lorsque le bus est plein à craquer pour pouvoir, sans éveiller le moindre soupçon à leur égard, se coller aux derrières des femmes. Qui peut soutenir le fait qu’il n’a jamais assisté à de telles scènes ? Mais, de peur d’avoir affaire à des énergumènes sans foi ni loi, on préfère détourner le regard. Ni vu, ni connu. Motus et bouche cousue. Cela ne fera peut-être pas plaisir à la bien-pensance algérienne le fait que j’évoque, même brièvement, ce sujet ; mais, l’occulter n’en diminue pas moins de sa réalité et de sa pertinence.  



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