mercredi 2 septembre 2020 - par Armelle Barguillet Hauteloire

Marcel Proust et Colette

Il n’est certes pas évident de rapprocher Colette de Proust, si ce n’est par la qualité de leur plume ; cependant ils s’admirèrent, s’aimèrent par ce qu’ils partageaient certaines préférences électives et sélectives, que tous deux furent très attachés à leur mère, qu’ils étaient contemporains et connurent la même actualité, enfin qu’ils eurent des thèmes semblables, ne serait-ce que l’amour, la jalousie, la guerre et surtout le goût des mots. Ils ne furent pas moins très différents. Colette avait le souci des choses et de la nature et elle appréciait infiniment la chair. Proust habita son corps dans la souffrance (la maladie) et dans son homosexualité difficile et complexe. Ce ne fut donc nullement un amoureux de la chair, contrairement à Colette qui l’a célébrée comme personne. L’a savourée et glorifiée.

Proust était né en 1871, Colette en 1873. Provinciale, celle-ci se plût à louer les simples charmes d’un environnement végétal, à jardiner auprès d’une mère qui avait la main verte et l’initia dès sa plus tendre enfance. Aussi Colette s’est-elle chargée d’évoquer les plantes, les parfums, la treille qui paraît sa maison, la délicatesse des pétales avec une incontestable volupté, alors que les descriptions de Proust peuvent paraître plus littéraires, moins réalistes. Le parfum des aubépines est d’une suavité évanescente qui n’est pas celle d’un sensuel mais d’un intellectuel qui tente de s’approprier une nature imaginaire. Proust vécut une grande partie de son existence enfermé, son monde était celui qu’il recréait continûment, d’autant que la nature était pleine de danger pour l’asthmatique qu’il était, tandis que Colette avait la fibre paysanne avec son rude accent, ses mains qui communiaient en permanence avec la terre.

Proust fut aussi un homme de salon, alors que Colette l’était si peu et se moquait des snobs. Elle riait de la trop grande politesse de Proust, de son dandysme, elle qui ne cessa de narguer les bons usages et de jeter par-dessus bord les conventions sociales. On sait qu’elle fût tour à tour vendeuse dans un magasin de produits de beauté, maquilleuse à ses heures, et surtout danseuse de cabaret, ce qui ne manquait pas de choquer la société d’alors. Il ne lui déplaisait pas d’afficher sa bi -sexualité avec provocation. Proust avait plus de réserve à ce sujet. On se rappelle qu’il vécut malaisément son homosexualité parce qu’il savait blesser ses parents et qu’il considérait cela comme une tare. Quand il présenta « Sodome et Gomorrhe » à Gaston Gallimard, il le fit après de longues explications qui ressemblaient à des excuses. Colette n’avait certes pas cette retenue. Cela ne les empêcha pas de recevoir tous deux la Légion d’honneur en 1920 et de se congratuler à cette occasion.

 

C’est Louis de Robert, un proche de Marcel Proust qui, en 1912, amoureux de Colette, lui fit connaître son œuvre, ce dont elle le remercia bien qu’elle ne cédât nullement à ses avances. Au point que Marcel tenta un moment d’être leur médiateur, sans succès. Colette disait qu’on ne se donne pas par pitié mais par inclination et elle n’en avait aucune pour Louis de Robert qui fit chou blanc. Par la suite, Proust adressa des extraits de « La Recherche » à Colette. Elle jugea aussitôt ces textes comme considérables, avouant que personne n’avait rédigé des pages semblables sur l’inversion. Elle sut très vite qu’il avait écrit ce qu’elle n’aurait jamais pu écrire et qu’il était un écrivain essentiel. A son tour, elle lui envoya ses ouvrages et Proust lui répondit ceci à la suite de la réception de « Mitsou ou comment l’esprit vient aux filles » en mai 1919. Ainsi un géant de la littérature s’adressait-il à l’une des grandes dames du siècle, ceci à l’aube d’un temps qui allait changer leur destin :

 

Madame,

J'ai un peu pleuré ce soir, pour la première fois depuis longtemps, et pourtant depuis quelque temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d'ennuis. Mais si j'ai pleuré, ce n'est pas de tout cela, c'est en lisant la lettre de Mitsou. Les deux lettres finales, c'est le chef-d'œuvre du livre (j'entends de Mitsou car je n'ai pas encore lu En Camarades, j'ai de très mauvais yeux, je ne lis pas vite). Peut-être s'il fallait absolument pour vous montrer que je suis sincère dans mes éloges, vous dire que je ne me permettrais pas d'appeler une critique, appliquée à un Maître tel que vous, je trouverais que cette lettre de Mitsou si belle, est aussi un peu trop jolie, qu'il y a parmi tant de naturel admirable et profond, un rien de précieux. Certes quant au restaurant (au prodigieux restaurant - auquel je compare avec un peu d'humiliation mes inférieurs innombrables restaurants des Swann que vous ne connaissez pas encore et qui paraîtront peu à peu) (au restaurant qui me fait aussi penser avec un peu de mélancolie à ce dîner que nous devions faire ensemble et qui, comme rien dans ma vie depuis ce moment-là, et déjà longtemps auparavant — ne s'est réalisé), le lieutenant bleu parle d'un joli vin qui sent le café et la violette, c'est tellement dans le caractère et le langage du lieutenant bleu. (À ce restaurant comme j'aime le sommelier, les dédains rêveurs etc...) Mais pour Mitsou il y a dans sa lettre des choses qui me sembleraient pas trop "jolies" si je n'avais trouvé dès le début (comme vous n'est-ce pas ?) que Mitsou est beaucoup plus intelligente que le lieutenant bleu, qu'elle est admirable, que son mauvais goût momentané en matière d'ameublement n'a aucune importance (je voudrais que vous vissiez mes "bronzes", il est vrai que je les ai simplement conservés, non choisis), et que du reste ce progrès miraculeux de son style rapide comme la Grâce, répond exactement au titre : "Comment l'esprit vient aux filles." (...)

Marcel Proust

 

Proust et Colette s’apprécièrent sur le plan de l’écriture et peut-être parce qu'ils se savaient différents des autres. Ensemble ils aimaient la belle langue, celle qui évoque et séduit. Selon eux, le mot était une chose vivante, colorée, une traduction picturale dira Colette. Cependant pour Colette, l’écriture n’était pas essentielle, contrairement à Proust. Elle aimait trop la vie pour s’immoler dans la littérature et faire d’elle le seul culte à célébrer. Elle entendait aussi célébrer la vie, n’était-elle pas une jouisseuse éperdue ! Entre écrire et vivre, elle opta pour la vie, ce qui ne l’empêcha pas d’écrire beaucoup et fort bien jusqu’à sa mort. Dans son âge mûr, elle sera saisie à son tour par la permanence du souvenir, par le retour au pays d’enfance, celui des émerveillements. J’ai aimé ce qui se contemple, se vit, se respire, écrira-t-elle. Comme Proust, elle réhabilitera les émotions natives. Au final, l’un et l’autre, à travers l’écriture, auront eu le privilège de vivre plusieurs vies, de nous les donner à partager. Finalement, Colette donnera raison à Proust : écrire est une maladie qui n’est pas sans rémission.

 

Et, contrairement à lui, mort en 1922 qui ne pourra pas juger de la place qu’elle occupera dans les lettres françaises, cette dernière, qui ne mourra qu’en 1954, réalisera ce qu’elle avait déjà pressenti : que Marcel Proust était peut-être le plus grand écrivain du XXe siècle. Elle aimera alors à l'évoquer dans ses cahiers, à le décrire au Ritz lors de leur dernière rencontre en 1920, alors qu’il était déjà au bord du tombeau, et en tracera un portrait poignant à l’instant où la nuit se fait aurore. C’est peut-être le plus beau que l’on ait jamais tracé de lui :

« Il était un jeune homme dans le même temps que j’étais une jeune femme et ce n’est pas dans ce temps-là que j’ai pu bien le connaître. Je rencontrais Marcel Proust chez Madame Arman de Caillavet, et je n’avais guère de goût pour sa très grande politesse, l’attention excessive qu’il vouait à ses interlocuteurs, surtout à ses interlocutrices, une attention qui marquait trop, entre elles et lui, la différence d’âges. C’est qu’il paraissait singulièrement jeune, plus jeune que tous les hommes, plus jeune que toutes les femmes. De grandes orbites bistrées et mélancoliques, un teint rosé et parfois pâle, l’œil anxieux, la bouche, quand elle se taisait, resserrée et close comme pour un baiser… Des habits de cérémonie et une mèche de cheveux désordonnée.

Pendant de longues années, je cesse de le voir. On le dit déjà très malade. Et puis Louis de Robert, un jour, me donne « Du côté de chez Swann »… Quelle conquête ! Le dédale de l’enfance, de l’adolescence rouvert, expliqué, clair et vertigineux…Tout ce qu’on aurait voulu écrire, tout ce qu’on a pas osé ni su écrire, le reflet de l’univers sur le long flot, troublé par sa propre abondance. Que Louis de Robert sache aujourd’hui pourquoi il ne reçut pas de remerciement : je l’avais oublié, je n’écrivis qu’à Proust. Nous échangeâmes des lettres, mais je ne l’ai guère revu plus de deux fois pendant les dix dernières années de sa vie. La dernière fois, tout en lui annonçait, avec une sorte de hâte et d’ivresse, sa fin. Vers le milieu de la nuit, dans le hall du Ritz, désert à cette heure, il recevait quatre ou cinq amis. Une pelisse de loutre, ouverte, montrait son frac et son linge blanc, sa cravate de batiste à demi dénouée. Il ne cessait de parler avec effort, d’être gai. Il gardait sur sa tête – à cause du froid et s’en excusant – son chapeau haut-de-forme, posé en arrière, et la mèche de cheveux en éventail couvrait ses sourcils. Un uniforme de gala quotidien en somme, mais dérangé comme par un vent furieux qui, versant sur la nuque le chapeau, froissant le linge et les pans agités de la cravate, comblant d’une cendre noire les sillons de la joue, les cavités de l’orbite et la bouche haletante, eût pourchassé ce chancelant jeune homme, âgé de cinquante ans, jusque dans la mort. »

 

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Et pour prendre connaissance de l'article que j'ai consacré à Colette, cliquer sur son titre :

Colette ou les voluptés joyeuses

 



2 réactions


  • Ausir 2 septembre 2020 21:06

    La grande question : Proust a t-il cédé à la chair oui ou non ? 

    On sait que ses afinités allait vers les garçons , qu’il a été amoureux , passionné , mais rien ne prouve qu’il ait consommé ,que ces affections ait été plus loin c’est à dire physiquement .

    Au contraire tout , dans ses écrits , ses confidences , les confidences de ses proches , montre que ses tendances étaient sublimées , il avait horeur de l’inversion et des ébats physiques .Il évoluait dans le domaine des sentiments , de la sublimation .

    L’époque actuelle obsédée par la sexualité ne sépare pas les affinités de la sexualité agie :un être qui aime les homme doit forcément avoit consommé physiquement et décrit Proust comme un homosexuel banal.Or ce n’est pas si évident .

    Ce mystère est d’une grande importance , la Rercherche ne serait elle pas alors la création issue d’une sexualité sublimée ? 


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