vendredi 8 mai 2020 - par Marc Meganck

« Marcher noir »

« Marcher noir »

Les semaines s’enchevêtrent, les jours s’effacent, les heures s’estompent. Tout devient égal, sans début ni fin, sans agenda tangible, sans projection possible. Jamais notre société – ou devrait-on dire « nos sociétés » ?, juxtaposées, fermées aux autres –, non jamais cette société, suspendue dans le temps et l’espace, n’avait révélé autant d’inégalités : les mètres carrés à disposition, le degré de promiscuité dans les habitations, l’accès à l’air pur, l’accès aux « basiques » (alimentation, soins de santé, enseignement, culture…). Être « bien né », être né « du bon côté ». D’une manière crasse, les prérequis de ce genre s’exhibent sans pudeur pour traverser la pandémie du Covid-19. C’est « le nous d’abord, à l’abri dans notre confort », contre la lie, ce « peuple-décor » qui anime les villes grouillantes que l’on aime tant visiter, mais dont on ne se soucie guère, sinon avec quelques formules tenant du cliché, ânonnées la bouche pleine, la peau bronzée. Le fossé entre les riches et les pauvres est définitivement creusé, la classe moyenne laminée. La fracture entre les villes et les campagnes (et leurs succédanés-banlieues vertes) est cette fois consommée. Qui oserait comparer un confinement dans une villa quatre façades du Brabant wallon à un autre dans une barre de logements sociaux du centre de Bruxelles ? Silence. L’ordre d’abord. Les courbes et les chiffres. S’aplatir. Les citadins souffrent en première ligne. Pour les moins nantis, sans jardin, sans balcon, sans fenêtre à ouvrir, pour ceux-là il reste la marche à travers la ville. Une marche limitée, sans arrêt possible, sans le secours d’un banc pour reposer son dos, sans le contact de l’herbe pour étendre son corps. Un arrêt, une pause et c’est retour des diktats, de la délation. On courbe l’échine. On feint de croire en la puissance des chiffres. La désobéissance civile est devenue une abstraction vaguement poétique, une chimère du monde d’hier. Au « pays de la brique dans le ventre », la bien-pensance grégaire et le repli sur soi, les bien-pansus grabataires et les reflets du surpoids semblent avoir gagné la partie. Gagné ? Vraiment ? Pour tous les autres, les « petits » et les « moyens », les familles nombreuses recluses dans un deux pièces, les gens entassés dans des tours insalubres, pour les marginaux, – les poètes ? –, il existe une alternative : « Marcher noir ». Déambuler les idées libres dans la ville close. « Marcher noir », comme on pratique un art majeur. Un exercice salutaire, qui laisse – malgré tout – entrevoir une issue, même si elle n’est qu’onirique. Une marche solitaire, clandestine, car nos itinéraires intérieurs sont les derniers remparts de notre raison. Une marche libertaire, une auto-contrebande d’idées pour se réoxygéner le cerveau. Un circuit propre de distribution créatrice pour pallier les carences sociales et culturelles du moment. « Marcher noir », comme un nouveau système de prise en charge personnelle. Flâner, arpenter les rues, à son rythme. Appréhender les restrictions et les réglementations par la libre pensée, en attendant l’aube, en attendant le retour de la lumière…

Marc Meganck

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