Mm’an goûte ça, c’é une tuerie
Y a des mots comme ça qui passent de vie à trépas. Vous conviendrez qu'avec tuerie, l'exemple est bien choisi. ''Mm'an, goûte ça sé une tuerie'' ou à peu près, est tiré d'une publicité récente que vous avez peut-être vue, pub où j'ai oublié quel produit comestible est ainsi qualifié par une petite fille enthousiaste
Avant de réapparaître sous la forme actuelle d'un adjectif @ la mode, ultra-positif, tuerie était tombée en désuétude. En désuétude littéraire ou plutôt journalistique, la dernière tuerie au sens meurtrière qui me revient en tête est la tuerie d'Auriol, presque 35 ans. Pour le reste, les tueries n'ont jamais été aussi nombreuses. Simplement on n'utilise plus tuerie en temps que mot signifiant massacre, hécatombe, génocide, mais plutôt comme quelque chose de trop bien, de trop bon.
La dernière fois que je l'ai entendu c'est hier, tuerie sortait de la bouche d'une reporter de Paris Première, dans une émission culinaire nocturne testant puis notant les mets des nouveaux spots* parisiens où l'on mange. Ce mot mortel fut ici prononcé pour qualifier le goût extra-ordinaire d'un cornet de glace à la châtaigne venues d'Italie paraît-il, la jolie blondinette gourmande dit donc ;
–—''Oui, vraiment, cette glace ; c'est une grosse tuerie'' !
Encore imprégné sans doute de ma vision rétrograde de la tuerie, j'ai accusé le choc sans ciller, mais je trouve ça drôle que le sens de ce mot soit ainsi basculé en compliment. Surtout dans la bouche d'une jolie fille à l'air candide, ça choke.
Drôle, au sens comique, ridicule. Mais ça ne regarde que moi car de fait les carnages
accomplis depuis la dernière guerre mondiale, les tueries ont fait paraît-il 2 x plus de morts que durant celle-ci. Et encore, cette constatation date d'au moins 20 ans, on doit être plus proche aujourd'hui de 3 x plus.
Il faut dire ; qu'entre les guerres innombrables, Vietnam, Indochine, Algérie, Balkans, Irak & co. Les purges staliniennes, goulags et autres famines généralisées de Chine, Biafra, Niger, les attentats meurtriers sans compter les épidémies, des centaines de millions d'hommes ont fui involontairement cette terre pour ce que l'imaginaire mortel des uns ou des autres conceptualise-ra.
On pourrait polémiquer sur l'inversion des valeurs tout ça, mais ce n'est pas du tout le but de ces lignes. Tout est question de temps, de période, et ceux qui utilisent le mot tuerie pour le plaisir ne font que céder à une mode verbale anodine. Une sorte de sérial killer feeling en plus soft, adapté à la nourriture. D'ailleurs dans certains cas la tuerie va plus loin : Exemple ; la tuerie de Charlie est devenue 'l'Esprit Charlie'.
On pourrait aussi faire Biblique, avec Esaïe 5:20 : Malheur à ceux qui appellent le mal
bien et le bien mal. Qui changent les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres. Qui
changent l'amertume en douceur, et la douceur en amertume.
Mais NON, et d'ailleurs qui nous dit que la bible est parole d'Evangile ?
Et plutôt que disserter sur le paradoxe temporel orthographique, sur l'horreur ou le plaisir intense de la tuerie**, selon qu'elle soit antique ou actuelle, humaine ou alimentaire voire spirituelle ; constatons que le changement sémantique de certains mots s'opère à 180° et qu'après tout...
Tel que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d'épais tourbillons pleins de clameurs sauvages
Poèmes Barbares, 1862. Charles Marie René Leconte de Lisle,
Version 2015, augmentée de 2 strophes baroques :
Tels que des affamés à l'appétit sans âge,
A la grosse tuerie ils se sont tous gavés,
Ivres et haletants, et surtout sans partage,
En d'épaisses lampées, ils ont tout avalé
Les grasses glaces, les hamburgers cimentés,
Furent hélas pour eux des tueries véritables,
Ils périrent en masse, gorgés de saletés,
Salamis, frites et viande emplie d'hormones,
Formèrent de leur envie, comestibles cercueils,
Gonflés de gras, de coca ; aussi le rouge à l'oeil,
Ils rampèrent ensemble jusqu'au cimetière,
Où ils s'abandonnèrent, volontaires, aux vers.
Oui bon sur la fin ça luge un peu, mais écrire n'importe quoi est finalement délassant,
quoiqu'il en soit, il m'apparaît dès lors évident que :
Plaisir ou Enfer ; Bien ou Mal : tout n'est donc au Pluriel qu'une Question de Temps***
*endroit branchouille
**là encore tout est question de point de vue, pour un sérial killer par exemple, la tuerie
classique lui donnera certainement plus de plaisir qu'une tuerie gelée à la framboise.
***le premier qui comprendra gagnera un +, soit 3 étoiles jaunes