mardi 24 octobre 2023 - par Fergus

Moi, Jean-Marie Legent, marin-pêcheur, bourreau de circonstance

Cette histoire, aussi atroce qu’authentique, j’aurais eu bien du mal, faute de maîtriser l’écriture, à la rédiger dans un style correct et dans le respect de la syntaxe. C’est pourquoi je l’ai confiée à un Miquelonnais de ma connaissance – un certain Fergus – afin qu’il la fasse connaître en mon nom. Je raconte dans ce texte comment, moi, l’humble marin-pêcheur, j’ai, par un étonnant concours de circonstances, été amené à devenir le bourreau de l’un des auteurs du plus sordide des crimes perpétrés à Saint-Pierre, ce territoire français du bout du monde beaucoup plus connu des phoques et des baleines que de mes compatriotes de métropole...

La « veuve » {JPEG} Nous étions au cœur de l’été 1889. À Paris, la tour Eiffel avait été inaugurée quelques mois plus tôt et attirait la foule des curieux sur le Champ-de-Mars. À Saint-Pierre, rien ou presque n’avait bougé depuis des lustres. Sur ce caillou désolé, fait de landes et de toundras boréales, il y avait peu de gens fortunés, et moins encore dans l’île voisine de Miquelon, tout aussi sauvage. Ici, presque tout le monde vivait dans la précarité. Dans le milieu d’où je viens l’on ne faisait pas d’études : nous n’avions nul besoin de savoir lire et écrire pour partir en bateau et tenter de ramener poissons ou crustacés pour faire vivre nos familles et payer les bières et l’eau de vie dans les bistrots du port. Il était en revanche indispensable de maîtriser l’aiguille pour ravauder les habits de travail et remailler les filets défectueux.

Tout cela pour dire qu’au terme d’une enfance austère passée le plus souvent dans le vent, le froid, les embruns et les brumes, l’âpre vie dans l’archipel avait fait de moi, à 28 ans, un modeste marin-pêcheur aux traits burinés par les éléments et aux mains calleuses. En réalité, j’étais un médiocre professionnel, si peu porté sur l’effort que je passais pour être un paresseux auprès de mes semblables. Cela m’a souvent valu des moqueries. Je les surmontais sans trop de mal : elles me glissaient sur la peau comme les gouttes de pluie sur les ailes d’une bernache. Mais, marié et père de deux gamins, il me fallait vivre, et pour compléter mes maigres revenus, j’ai pris la fâcheuse habitude de commettre des petits larcins. Jusqu’au jour où j’ai été pris la main dans le sac et condamné à trois mois de prison...

Le crime barbare de l’île aux Chiens

Quelques mois plus tôt, le Tribunal criminel* avait eu à juger deux hommes : Auguste Néel, un individu instable au fort caractère, doublé d’un ivrogne notoire, et l’influençable Louis Ollivier, tous deux accusés d’avoir, le 31 décembre 1888, sauvagement massacré le patron du second nommé, François Coupard, dans la cabane de pêche qu’il possédait dans l’île aux Chiens**. Le cadavre de l’homme, alors âgé de 61 ans, avait été retrouvé par un gardien de phare nommé Poirier. La dépouille était nue, mal dissimulée par une voile de wary*** entre deux coffres. Outre les coups de couteaux portés au thorax et à la gorge, l’homme avait été victime d’atroces mutilations. Le sternum fendu, le ventre ouvert et les jambes en partie sectionnées semblaient même indiquer que l’on avait voulu le démembrer.

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Document cartograf.fr

L’immonde boucherie en était restée là : probablement par crainte d’être surpris, les meurtriers avaient abandonné leur macabre besogne et quitté la scène de ce crime épouvantable pour tenter de s’enfuir à Terre-Neuve, en territoire anglais, à bord de leur modeste wary. La mer étant agitée, les deux hommes avaient été contraints de renoncer à ce projet. Arrêtés dès le 1er janvier après plusieurs escales alcoolisées, ils furent amenés le jour même sur le lieu du drame où ils avouèrent leur forfait. Néel et Ollivier furent jugés le mardi 5 et le jeudi 7 février 1889. Le premier, auteur des coups mortels, fut condamné à mort, le second, reconnu sous influence, à 15 ans de travaux forcés. Après rejet du pourvoi en cassation et rejet de la demande de grâce présidentielle, la date de l’exécution fut fixée au 24 août.

Encore fallait-il pouvoir appliquer la sentence dans le respect des règles de la procédure pénale. Or, il n’y avait à Saint-Pierre ni guillotine ni, a fortiori, de bourreau pour actionner « la veuve ». Et faire venir de Paris les bois de justice ainsi que l’exécuteur des hautes œuvres Louis Deibler et ses aides eût été beaucoup trop coûteux pour l’administration judiciaire. Par chance, si l’on peut dire, une guillotine en assez bon état était disponible à la Martinique. Sollicité pour un prêt temporaire, le gouverneur antillais accepta de la faire acheminer par bateau jusqu’au port de Saint-Pierre. Mais pas question pour lui de fournir le bourreau. À charge pour le procureur de la République Maurice Caperon d’en trouver un sur place, ce qui ne sembla pas présenter de difficulté insurmontable au magistrat sur le moment.

Un troc judiciaire

Les bois de justice arrivés le 22 août, l’on fit le fâcheux constat qu’il manquait à l’échafaud le plateau et les marches pour y accéder. Un contretemps malvenu à deux jours de l’exécution. Qu’à cela ne tienne, ces carences de menuiserie seraient faciles à combler en faisant appel à un artisan local, ce qui fut fait, bien que le bois soit rare sur cette île battue par les vents. Nettement plus ennuyeux pour l’accomplissement de la décision de justice était cette absence d’un bourreau professionnel. Une absence d’autant plus contrariante que personne, dans une population civile où tout le monde se connaissait, n’osa se porter volontaire pour suppléer l’absence de Deibler. Sollicités, les gendarmes et les militaires en poste à Saint-Pierre se récusèrent également, et cela malgré la promesse de différents avantages.

Allait-on être contraint de sursoir à l’exécution ? De demander poliment au condamné d’avoir l’obligeance de se suicider par le moyen de son choix pour que la justice soit rendue ? Ou, pire encore, d’emprunter un bourreau aux Anglais de Terre-Neuve, en admettant qu’ils en aient un sur place ? On se perdait en conjectures lorsque le procureur Caperon eut une brillante idée : proposer à un justiciable incarcéré d’annuler ce qu’il lui restait de peine à accomplir en échange du menu service consistant à séparer le chef d’Auguste Néel du reste de son corps. J’étais alors le seul détenu dont la peine courait encore sur de longues semaines. Je fus donc convoqué par M. Caperon qui me soumit le marché en ajoutant à sa proposition la somme rondelette de 500 francs si je m’acquittais de cette tâche judiciaire.

J’acceptai sans barguigner, non sans quelque regret ultérieur de n’avoir pas tenté de marchander : eu égard au manque criant de main d’œuvre experte en exécution capitale à Saint-Pierre, il est probable que le procureur eût sans doute consenti à doubler la mise si je m’étais montré plus rétif. Mais si l’heure était à couper un îlien en deux, elle ne l’était pas à couper les cheveux en quatre. Je fus donc officiellement intronisé exécuteur. C’est alors que, les bois de justice ayant été assemblés, M. Caperon décida que l’on procéderait le jour même à un essai le plus réaliste possible pour éviter toute mauvaise surprise. Hélas ! nul humain ne paraissant disposé à tester la guillotine dans le rôle du condamné, il fallut faire appel à un veau, bien que le malheureux bovin n’ait pas commis le moindre crime.

Une piteuse décapitation

Après une vérification minutieuse des éléments constitutifs de la guillotine, et bien sûr de l’affûtage de la lame, le veau fut amené. Confiant, l’animal se laissa faire sans se douter un instant du sort qui l’attendait. Lorsqu’il eut le cou coincé dans la lunette, le bovin parut quelque peu étonné, mais sans plus : malgré son jeune âge il avait compris que, venant des humains, l’on pouvait s’attendre à tout. Y compris, mais de cela il n’avait pas conscience, à être décapité. À ce détail près que la tête n’a pas été complètement tranchée lorsque j’ai actionné le mécanisme, la lame libérée ayant branlé dans les montants et perdu de sa capacité à trancher dans le vif. Conséquence : la tête du veau pendait au-dessus du panier, maintenue par des morceaux de chair que je dus couper avec un couteau de boucher.

Malgré les protestations de l’avocat d’Auguste Néel, l’exécution ne fut pas ajournée. Le condamné, vêtu d’une chemise de force, n’a pas baissé les yeux en approchant de l’échafaud dressé sur la place de l’Amiral Courbet. Ni protesté lorsqu’il a été sanglé sur la bascule sous le regard du révérend père Cadoret. La lunette bloquée, Néel m’a interpellé : « Vas-y donc, et surtout ne me manque pas ! » Exécuter un homme, fut-ce un assassin, n’est pas tuer un veau : un frisson glacé m’a traversé le corps, et mes gestes ont été maladroits pour délivrer du taquet la corde qui, via la poulie, maintenait la lame homicide. Comme la veille, elle a chuté en branlant dans les bois. Et comme la veille, elle n’a tranché qu’imparfaitement la tête. Une nouvelle fois, la main tremblante, je dus terminer l’ouvrage au couteau.

Dire que ces incidents impressionnèrent défavorablement les personnes présentes serait en dessous de la vérité : la justice passée, la foule s’en est allée dans le plus grand silence, et le procureur, en larmes, s’est juré de ne plus jamais requérir de peine de mort. Quant à moi, nul n’a plus voulu m’employer à Saint-Pierre, bien qu’ayant la charge d’une épouse et de deux enfants. À tel point qu’il fut décidé par les autorités que ma famille et moi serions rapatriés gratuitement en métropole sur l’aviso-transport de guerre Le Drac, ce qui fut fait. Toutefois, avant d’embarquer pour quitter définitivement Saint-Pierre, je voulus rembourser ce que je devais ici et là grâce aux 500 francs reçus de l’administration judiciaire. En vain : mes créanciers décidèrent tous d’annuler mes dettes pour ne pas recevoir « le prix du sang ».

Pas de Cour d’assises à Saint-Pierre, mais cette instance alternative. Lors du procès Néel, elle était présidée par un magistrat, M. Venot, assisté de deux fonctionnaires de la Marine et de quatre habitants.

** Depuis les années 30, l’île aux Chiens, située en face du port de Saint-Pierre, est appelée île aux Marins.

*** Comme le doris, le wary est une barque de pêche côtière qui peut être gréée en petit voilier.

Notes :

- Ce texte est librement inspiré d’un récit rédigé en 1930 par Émile Sasco, greffier en chef des Tribunaux. Une rue de Saint-Pierre porte le nom de ce magistrat.

- En 2000, ce fait divers judiciaire a inspiré un film, La veuve de Saint-Pierre. Réalisé par Patrice Leconte, cet opus est basé sur un scénario très éloigné de la vérité historique.

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12 réactions


  • Jean 24 octobre 2023 11:46

    Ce n’est pas aujourdh’ui que l’on couperait des têtes, on a évolué n’est-ce pas ?


    • Fergus Fergus 24 octobre 2023 11:56

      Bonjour, Jean

      En termes de sanction judicaire, non, en effet. Mais cela n’empêche en effet pas toutes les décapitations, malheureusement. 


    • charlyposte charlyposte 24 octobre 2023 12:29

      @Fergus
      Et oui....la vérité doit être décapitée quoi qu’il en coûte pour crédibiliser les nouveaux bourreaux en chemise blanche avec une cravate rouge ou bleue selon l’ambiance électorale en vogue !!! j’imagine déjà la grande parade en 2027 ! ça va être un régal selon mes sources smiley


    • Fergus Fergus 24 octobre 2023 13:33

      Bonjour, charlyposte

      Il y a pires « bourreaux » que ceux qui, tous les 5 ans, nous enfument « en chemise blanche avec une cravate rouge ou bleue ».


    • V_Parlier V_Parlier 25 octobre 2023 20:08

      @Jean
      Et ceci dit, quel est finalement le but de l’article...


    • troletbuse troletbuse 26 octobre 2023 07:19

      @V_Parlier
      Et ceci dit, quel est finalement le but de l’article...

      Ben, d’enfumer comme d’hab ! Travail de la macronie


    • Fergus Fergus 26 octobre 2023 09:04

      Bonjour, V_Parlier

      « quel est finalement le but de l’article »
      Je vous invite à poser la question à tous les médias généralistes  et la plupart le sont qui proposent aux lecteurs des textes variés portant sur la politique, l’économie, l’international, la culture, le sport, la vie pratique, etc.

      Or, il se trouve mais peut-être cela vous a-t-il échappé, ?  qu’AgoraVox est, et a toujours été depuis son lancement, un média généraliste.
      C’est pourquoi tous les types d’articles y ont leur place dès lors qu’ils respectent la charte du site et qu’ils sont de nature à intéresser une part du lectorat !


  • gruni gruni 24 octobre 2023 15:51

    Bonjour Fergus

    J’ai parfois le sentiment que le mot paix et un prétexte pour faire la guerre. 

    J’ai aussi l’impression que dans certains pays la justice est un moyen pour le souverain de se débarrasser d’un insoumis d’un coup de sabre bien affuté. 

    Et dieu dans tout ça n’est qu’un bon prétexte.

    Aujourd’hui en empoisonne celui qui veut prendre le pouvoir à la place du tsar et on tue les « nazis » avec de bombes très perfectionnées au nom d’une l’Histoire réécrite.

    Aujourd’hui le terroriste c’est toujours l’autre, mais à y regarder de plus près...

    Finalement, la morale de ton histoire c’est qu’il vaut mieux être un veau, au moins lui ne se rend compte de rien.


    • Sirius Grincheux 24 octobre 2023 16:12

      @gruni

      Vous n’êtes pas le premier à avoir cette impression, et cela d’autant plus qu’elle repose sur un précepte qui a connu un grand succès depuis l’antiquité : "Si vis pacem, para bellum" (si tu veux la paix, prépare la guerre), ce qui est bien, sûr un clin d’œil aux conquérants qui, eux, en comprennent le véritable sens qui est : « si tu veux la guerre, promets la paix » ! C’est même comme ça qu’on mobilise des braves gars pour en faire des soldats.

      « Ainsi, celui qui désire la paix devrait préparer la guerre. Celui qui désire la victoire devrait entraîner soigneusement ses soldats. Celui qui désire des résultats favorables devrait combattre en se fiant à ses habiletés et non à la chance. »

      Végèce - Epitoma Rei Militarisn


  • Fergus Fergus 24 octobre 2023 16:10

    Bonjour, gruni

    « le mot paix et un prétexte pour faire la guerre »

    Peut-être. Je dirais plutôt un produit lénifiant destiné à endormir la vigilance.


    Le fait est que dans certains pays la Justice est bonne fille : avec ou sans bandeau sur les yeux, elle élimine avec beaucoup de zèle les opposants des régimes en place.


    « il vaut mieux être un veau, au moins lui ne se rend compte de rien. »

    D’aucuns sur ce site te diront que la plupart d’entre nous sommes précisément des veaux, d’où notre propension à refuser de voir le couteau du boucher ou de comprendre l’usage qu’il veut en faire. smiley



    • Sirius Grincheux 24 octobre 2023 16:18

      @Fergus

      « il vaut mieux être un veau, au moins lui ne se rend compte de rien. »

      ça me rappelle la boutade de Philippe Geluck :

      "La mort, c’est un peu comme une connerie. Le mort, lui, il ne sait pas qu’il est mort. Ce sont les autres qui sont tristes. Le con, c’est pareil."


    • Fergus Fergus 24 octobre 2023 17:01

      @ Grincheux

      Bien vu !


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