Nous avons assez d’informations probantes pour vous certifier que vous devez avoir peur
Avec le nouvel épisode de l’attentat déjoué de Londres, la peur de la menace terroriste est relancée un peu partout en Europe et aux Etats-Unis. Si le soin est donné aux médias et aux politiques de nous convaincre ou pas de la gravité de cette menace - où ? quand ? comment ? quelle ampleur ? -, qu’en est-il de cette peur que cette menace nourrit, que volontairement ou pas médias et politiques veulent nous transmettre ? A qui et à quoi cette peur profite-elle vraiment ? L’intervention de Nicolas à l’occasion du journal de vingt heures du 15 août dernier nous donne peut-être un début de réponse...

Cher lecteur, je voulais vous dire qu’un problème personnel
me mine : je pense trop.
Me permettez-vous aussi de vous faire part à ce sujet d’une
expérience pénible que je viens de vivre récemment, afin que vous puissiez
comprendre le mal qui m’habite. Voici donc cette expérience.
L’autre soir, je regardais tranquillement chez moi le journal de
vingt-heure. Nous étions le 15 août et le Ministre de l’Intérieur, Nicolas
Sarkozy, en était l’invité. Cinq jours auparavant, les médias nous annonçaient
la mise en échec d’un complot terroriste à Londres, visant à faire exploser des
avions de ligne entre le Royaume-Unis et les Etats-Unis. Il allait sans dire
que notre ministre s’exprimerait sur cet évènement important, entre autres des
sujets sensibles à l’ordre du jour en ce mardi 15 août 2006.
Et qu’a-t-il dit ? Quel message officiel notre Ministre de
l’Intérieur, en charge de la sécurité nationale, allait-il nous transmettre à
propos de l’attentat déjoué d’Heathrow ? Je me sentais concerné. Aussi,
ai-je naturellement redoublé d’attention lorsqu’il a parlé :
"Je dois mesurer mon vocabulaire, il doit être précis et
compris : la menace terroriste sur la France est élevée et
permanente."
Cette allocution était pour moi tout ce qu’il pouvait avoir de
plus satisfaisant en terme de clarté, de précision, et exempte de toute ambiguïté :
la menace terroriste sur la France est élevée et permanente. Or, c’est à partir
de là que le cheminement de mes pensées commença à me devenir douloureux. Car
en même temps que je me répétais cette phrase qui avait la clarté du cristal,
il me revenait insidieusement en mémoire la réflexion que Gilles Deleuze avait
tenue un jour à des élèves de la FEMIS (le 17/05/1987). Voilà ce que Deleuze
dit ce jour-là :
"...une information, c’est un ensemble de mots d’ordre.
Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensés devoir croire. En
d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. Les
déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués ; on
nous communique de l’information, c’est à dire, on nous dit ce que nous sommes
censés être en état ou devoir croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou
même pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas
de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions..."
Alors je me suis aussitôt posé la question : si l’allocution
du ministre était bel et bien un mot d’ordre, c’était quoi ce mot
d’ordre ? Et bien, la réponse me fit froid dans le dos : vous devez
avoir peur...
Oui, vous devez avoir peur, et nous avons assez d’informations
probantes pour vous certifier que vous devez avoir peur. Qu’on en juge :
"Les spécialistes britanniques ont "communiqué un certain
nombre de renseignements précis et matériels, tout au long des différentes
perquisitions, qui nous amènent à considérer que ce qui s’est passé ou aurait
pu se passer était une grande menace".
Et d’ailleurs, il ne serait sans doute pas raisonnable,
responsable, de ne pas avoir peur. Il serait même irresponsable pour la France,
pour le ministre ou pour le citoyen moyen, de sous-évaluer le danger, au risque
d’y exposer la France, le ministre et le citoyen moyen. Lorsqu’on entend
retentir une sirène de police ou de pompier, c’est qu’il y a bien un danger
quelque part. Lorsque qu’un ministre de l’Intérieur prend la parole pour dire
que le pays est exposé à une "grande menace terroriste", vous devez
le croire et vous comporter en conséquence.
C’est évident c’est logique, c’est imparable : on doit avoir
peur de quoi ? D’une menace | terroriste | élevée | et | permanente.
Je me disais aussi que le hasard des évènements laissait parfois
vraiment à réfléchir : nous étions l’avant-veille d’e l’accord de paix
entre Israël et le Liban. C’était un peu comme si d’irréductibles signes nous
rappelaient que même si la paix vient à s’installer, le danger était toujours
tapi on ne sait où. Alors me vint ce sentiment un peu nauséeux : au même
instant où les médias du monde entier annonçaient l’attentat déjoué d’Heathrow,
au Proche-Orient, quatre-cent quarante chasseurs israéliens pilonnaient les
habitations libanaises.
Nul ministre eut besoin quant à cette région du monde
d’intervenir sur quelque chaîne télévision qu’il soit pour annoncer qu’on
devait avoir peur des chasseurs qui planaient sur la tête des civils
libanais : Les Libanais le savaient trop bien. De même, au moment où notre
ministre s’adonnait à son allocution, quant bien même une paix relative s’amorçait
timidement sur le sud Liban (depuis elle demeure très compromise), on est en
droit de croire que des milliers de ces civils avaient une sacrée peur au
ventre : que quatre-cent quarante chasseurs israéliens puissent ressortir
de leur hangar et larguer leurs bombes sur le Liban dans la demi-heure qui
suivait.
Sur le sol français, à cette même heure aussi, au moins
vingt-quatre mille clandestins, quant à eux, qui ne seront pas
"régularisés" par l’OFPRA, étaient en droit d’avoir peur d’un quelque
gendarme ou d’un quelque policier, qui puisse les arrêter dans les jours qui
suivaient afin de les "reconduire" chez eux (Cf pour l’exemple de
l’intervention policière d’Arcueil le 18/08). Ce "chez eux" qui
d’ailleurs est peut-être le pire enfer qu’un homme puisse connaître... Le monde
n’est-il pas truffés d’enfers, de dangers et de morts, comme notre ministre
s’efforce de venir nous le rappeler au 20 H, par l’illustration de l’attentat
déjoué d’Heathrow ?
"Et si on ne quitte pas la France, eh bien si dans un contrôle
par des gendarmes ou par des policiers on est arrêté, on sera raccompagné chez
soi. C’est la règle..."
"Quelle horreur quand même toute cette peur !", me
dis-je. Et qu’est-ce qui fait, au fond, que l’Occidental doit-il avoir si peur
du terroriste islamique, le Libanais des chasseurs israéliens, ou l’Afghan
prisonnier de guerre de la torture états-unienne, etc., etc. ? Et bien,
l’hypothèse qui me vint à l’esprit me conduit au comble de l’effroi. Et je te
prie, lecteur, de bien vouloir me dire si j’ai perdu la raison, ou si je me
torture l’esprit pour rien.
Je lisais Chomsky dans le métro l’autre jour ("De la
Propagande"). Quelle drôle d’idée de vouloir lire ça dans le métro ?
Pourquoi ne pas s’adonner au sudoku, comme le font des milliers de gens qui prennent
le métro comme moi et que je regarde, envieux de leur quiétude, juste avant le
terminus au beau centre d’affaires de Paris-la-Défense ? Et là, à la
lumière de Chomsky, il me sembla avoir mis le doigt sur quelque chose :
les gens sont dangereux... Pas les terroristes islamiques, ni les chasseurs israéliens,
mais ces gens qui prennent le métro avec moi et qui s’adonnent tranquillement à
leur sudoku. Et oui, ils sont dangereux ces gens-là, effectivement, et ceux
pour la raison suivante :
"Une bonne partie de la réponse à la question de s’avoir
pourquoi il s’agit d’une obsession de l’élite [la propagande menées par les
médias américains] nous sera fournie par un principe simple : les gens
sont dangereux. S’ils sont capables de s’investir dans des questions
importantes, ils pourront changer la distribution du pouvoir..."
Voilà, c’est nous qui sommes l’objet d’une peur. Sans le savoir,
nous sommes dangereux d’une certaine manière.
Le peuple fait peur, car il présente le danger le plus éminent à
l’égard de son élite. Notamment par sa proximité, par sa possibilité de pouvoir
approcher trop près son nez et du pouvoir et de la conduite du pouvoir, en
conséquence de quoi il pourrait mal réagir : par le vote, le mouvement
social, la baisse de production, la baisse de consommation, etc.
Mais le peuple ne peut être ni un danger, ni un ennemi officiel,
comme il en est en revanche des pays « terroristes » contre qui le
pouvoir fait ouvertement la guerre. C’est pourquoi l’ennemi doit être externe à
une unité politique, économique et sociale cohérente, unité qui doit
solidariser son peuple au socle de ses dirigeants. Autrement-dit, le mot
d’ordre édicté par le pouvoir a pour vocation de circonscrire continuellement
l’ennemi à l’extérieur de cette unité et de rallier l’opinion publique - le
danger le plus éminent - à la cause de ses dirigeants. La cause
« anti-terroriste », la cause d’une « immigration
choisie », la cause de la « sécurité » et de la « légitime
défense ».
Dans ce discours politique, la proposition du rapport à autrui ne
se traduit-elle pas par la si juste assertion de Michel Foucault ?
"La mort qui vient de l’extérieur, et qui monte de
l’intérieur".
Alors, cher lecteur, dis-moi si je suis dans l’erreur, si je dois
me mettre au sudoku plutôt que de poursuivre dans ces raisonnements sombres qui
font gonfler mon cœur, et qui me minent, et qui me font voir plus en horreur
encore tous ces gens qu’on massacre ou qu’on terrorise parce que même les gens
les plus démunis, même les gens les plus inoffensifs restent quand même des
gens relativement dangereux ?